Pandémie, guerre du pétrole et carbone edit

6 avril 2020

La pandémie Covid-19, dont l’épicentre est en train de passer de l’Europe aux États-Unis, avant de s’étendre à l’Afrique, n’entraîne aucune trêve dans les manœuvres politiques et géopolitiques. En Hongrie, Viktor Orban a pris prétexte du fléau pour instituer un état d’urgence illimité. La Corée du Nord y a trouvé une bonne occasion de faire des essais de missiles et les officines internet russes de répandre des fausses nouvelles, y compris sur l’origine du virus SARS-Cov2 responsable de la pandémie…

Mais rien de comparable à la guerre du pétrole engagée entre Arabie Saoudite et Russie pour la position de producteur dominant, à la faveur de la récession mondiale causée par la pandémie. Elle a fait chuter le prix du pétrole brut de 68% depuis le début de l’année, certains experts voyant même le baril de Brent tomber en dessous de 15$ dans les mois qui viennent, alors qu’il cotait 70$ début janvier. Depuis, les contacts pris entre l’administration Trump et les deux grands producteurs, et les premiers signes d’une possible reculade russe on fait rebondir le prix à 35$/bl mais rien ne semble réglé à ce stade.

La demande chute mais… Russie et Arabie Saoudite ouvrent les vannes

Au-delà de la récession causée par la pandémie, c’est la conduite des deux géants du pétrole que sont l’Arabie Saoudite et la Russie qui a profondément déstabilisé les marchés pétroliers. L’effet récessif de la crise sanitaire sur les principaux importateurs de pétrole, à commencer par la Chine, a fait chuter la demande mondiale de pétrole brut, ce qui aurait exigé une baisse de l’offre pour équilibrer le marché. Alors que l’Arabie Saoudite, leader de facto de l’OPEP en raison de son statut de producteur marginal[1], appelait à une telle réduction, la Russie fit la sourde oreille. Selon le Financial Times[2], Igor Setchine, patron du géant pétrolier Rosneft et proche allié de Vladimir Poutine, considère que laisser les prix baisser est une occasion inespérée de mettre à genoux les producteurs de pétrole de schiste (disons les alternatifs) américains, dont le coût de production excède en général 40$/bl et qui sont lourdement endettés. L’ennui était que l’Arabie Saoudite serait également perdante. Il est possible que le tandem Setchine-Poutine paria que le jeune prince héritier Mohamed Ben Salman (MBS), déjà en difficulté pour lever les fonds nécessaires à la privatisation d’Aramco, céderait. En réalité, MBS releva le défi et, dès la position russe connue, annonça que son pays augmenterait la production et baisserait ses prix. Le 8 mars, la guerre du pétrole était déclarée.

Une répétition du virage à 180° de 1986 ?

À la différence de la Russie, toujours réticente à réduire sa production parce que son importante population, bien que déclinante, a besoin des pétrodollars pour maintenir son niveau de vie, le royaume saoudien, dont la population croît mais reste comparativement modeste, peut se permettre de réduire l’extraction de brut pour soutenir les prix. Ce fut la stratégie du ministre du pétrole Yamani au début des années 80, lorsque l’apparition de nouveaux producteurs entrés sur le marché à la faveur de l’explosion des prix après 1973 (multipliés par 14 entre 1972 et 1981), les ‘Nopep’, menaçaient les prix. Ce faisant le RAS perdait des parts de marché année après année, au point que le roi Fahd finit par congédier M. Yamani et opéra un virage à 180° en doublant la production du royaume, jusqu’à 10mb/j, malgré les injonctions américaines. Bien que ce ne fut pas son but, la décision du roi Fahd aida Paul Volcker, alors président de la Fed, à gagner sa bataille contre l’inflation, stimula le redémarrage de l’économie mondiale, et, selon certaines analyses, créa les conditions de l’effondrement de l’Union soviétique, privée de la manne des pétrodollars.

Assistons-nous à un remake de l’épisode 1986 ? Comme alors entre l’Opep et les Nopep, une guerre pour les parts de marché s’est ouverte, cette fois entre l’Arabie Saoudite et la Russie. Le monde est cependant bien différent. Déjà, le pétrole de schiste américain est devenu le producteur marginal dominant, rendant le jeu plus complexe, car il est composé d’une myriade d’entreprises de tailles diverses, cherchant toutes à maximise leurs profits à court terme.

La chute du pétrole n’est pas nécessairement bonne pour l’économie mondiale

Ensuite, la chute des prix de l’énergie, qui se répercute rapidement sur les prix à la consommation, ne pourra pas être compensée par des baisse de taux directeurs, ce qui fera augmenter les taux d’intérêt réels, au détriment de l’économie réelle. De plus, les dégâts collatéraux subis par les producteurs non impliqués dans le conflit, du Nigeria au Mexique en passant par le Venezuela, le Brésil ou l’Algérie, sont promis à de graves difficultés économiques. Enfin, les gains de pouvoir d’achat chez les grands importateurs nets, Chine et Europe, sont en grande partie virtuels, à court terme du moins, puisque la consommation y est contrainte par la crise sanitaire. A moyen terme, le transfert de revenu des producteurs vers les consommateurs stimulera la demande, mais à condition que le surcroit de revenu ne soit pas épargné, et donc que la confiance soit suffisamment revenue.

Pour les marchés financiers en tout cas, la violente chute des prix du pétrole a été prise comme une mauvaise nouvelle pour l’économie mondiale. Les producteurs de pétrole de schiste étant lourdement endettés, les obligations à haut rendement qui les financent ont été bradées, amplifiant encore la chute des actions. Les obligations émises par les pays producteurs ont aussi rudement souffert : le credit default swap (CDS), un instrument financier qui mesure le risque de défaut souverain, a bondi de 260% pour le Mexique. C’est dire à quel point la guerre du pétrole peut s’avérer financièrement désastreuse.

Russie, Arabie Saoudite, alternatifs, qui cèdera le premier ?

La Russie dispose de finances publiques saines – c’est l’un des rares pays dont les administrations avaient un budget en excédent en 2019 (1,5% du PIB) – sa dette publique est très basse (15% du PIB) et les autorités ont constitué un important fonds de stabilisation avec les royalties du pétrole (7% du PIB en 2019). Cependant, l’économie et les finances publiques restent fortement dépendantes des revenus pétroliers. Hors exportations d’hydrocarbures, la balance courante du pays et le budget de l’État accusent de lourds déficits, 8,6% du PIB pour la première, 6,2% pour le second. En dessous de 15$/bl, l’exploitation du pétrole sibérien, dont la qualité est inférieure à celle de son rival saoudien, devient problématique. La baisse de 70% du prix du pétrole, si elle devait durer, aura vite fait d’assécher le fonds de stabilisation, de creuser massivement le déficit des finances publiques et, sujet politiquement plus sensible encore, de faire baisser le niveau de vie de la population. D’ailleurs, la position plus conciliante prise par Vladimir Poutine, indiquant le 4 avril qu’il était favorable à une baisse de production coordonnée de 10mb/j, semble montrer qu’il a réalisé qu’il était du côté perdant de la guerre.

L’Arabie Saoudite est à première vue dans une situation plus précaire : un déficit budgétaire important, plus de 6 % du PIB, creusé par les besoins sociaux d’une population qui a vibré aux espoirs du printemps arabe, et une économie encore plus dépendante des exportations de pétrole que ne l’est la Russie. En revanche, le pays dispose d’actifs financiers nets colossaux, estimés par le FMI à 685 Mds$ en 2018, soit 92 % du PIB, ce qui donne au royaume une large marge de manœuvre tactique. Pour reconstituer le pouvoir de marché de son pays, MBS a demandé à Aramco de pousser la production jusqu’à 13mb/j, niveau équivalent à celui des États-Unis en janvier (13,3mb/j) mais supérieur à celui de la Russie (10,8mb/j). Même si l’augmentation de l’extraction entraine un renchérissement du coût marginal d’extraction, celui-ci devrait rester très bas, en dessous de 10$/b, ce qui assure à l’Arabie Saoudite que sa production restera rentable.

Avantage pour l’Arabie saoudite, si elle a une stratégie de long terme

À ce stade, il semble que l’Arabie Saoudite ait plus de chances de l’emporter dans un bras de fer de longue durée. C’est d’ailleurs probablement sa stratégie. Alors que les réserves de pétrole du royaume sont encore considérables – soixante-et-un ans au rythme de production actuel contre vingt-six ans pour la Russie selon l’annuaire statistique de BP— on est bien conscient à Riyad que, tôt ou tard, la tendance mondiale à la décarbonation des économies imposera un prix élevé au carbone, de façon à réduire drastiquement l’utilisation des combustibles fossiles. A quoi bon disposer de dizaines d’années de réserves, si, dans les dix ou vingt ans à venir, le pétrole était marginalisé dans le mix énergétique mondial ?

Il est possible que MBS et ses alliés réformistes aient en tête une stratégie de maximisation de la valeur des barils à extraire prenant en compte cette contrainte. Si, pour simplifier, on fait l’hypothèse que la valeur présente des réserves restant après la marginalisation du pétrole est nulle, la stratégie permettant de maximiser la rente est de produire le plus possible de pétrole auparavant à condition que le prix de marché excède le coût de production. Redevenir le producteur dominant en éliminant les alternatifs américains et en déstabilisant les producteurs russes pourrait donc bien être le rêve d’un MBS anxieux d’accélérer la diversification de l’économie de son pays en vue de l’après pétrole.

L’offre intéressée de bons services de Donald Trump

Du rêve à la réalité, il y a de la marge, bien sûr. En se lançant dans une guerre pour les parts de marché, chacun prend le risque de saigner sa propre économie. Mais à ce jeu coûteux, il semble que Vladimir Poutine ait vite compris qu’il avait le plus à perdre. Après des échanges téléphoniques avec Donald Trump, le dirigeant russe a opéré une volte-face, annonçant qu’il était finalement favorable à une baisse de production mondiale de 10mb/j, soit environ 10% de la production mondiale et 14% du pétrole échangé internationalement. On ajoutait à Moscou que ceci ne valait que si tous les producteurs se soumettaient à cette discipline, ce qui prête à sourire, venant du pays qui ne s’était jusqu’à présent jamais préoccupé de l’équilibre mondial du marché, la stabilisation de sa production en 2019 dans le cadre de l’accord OPEP+ cachant probablement de sérieuses difficultés à produire significativement plus.

L’entrée en jeu du président américain, qui avait qualifié la guerre des parts de marché pétrolier de ‘folle’ –dans la mesure où elle touche durement les producteurs américains eux-mêmes— relève en partie de la communication. En effet, côté domestique, l’administration fédérale dispose de peu de leviers pour forcer les producteurs américains à baisser leur production -ce sont les conditions de marché qui décide de son niveau, pas les injonctions de Washington. En revanche, les États-Unis disposent de moyens de pression importants sur l’Arabie Saoudite, dont ils restent le principal fournisseur d’armes et le principal investisseur étranger. On peut dès lors imaginer que le président américain ait offert ses bons services aux deux belligérants, indiquant à chacun qu’il avait des moyens de convaincre l’autre de céder un peu de terrain. S’il parvenait à ses fins, il éviterait une trop forte chute des prix, ce qui limiterait les dégâts du côté des alternatifs américains, où il compte de forts soutiens politiques. Mais, comme l’a montré le précédent de 1986, il est loin d’être acquis que les saoudiens suivent les injonctions de Washington, d’autant plus qu’ils sont en position de force après avoir relevé le bluff russe.

Une victoire à la Pyrrhus pour le gagnant ?

Même si un accord de type OPEP+ finissait par émerger, la victime à court terme de la guerre des quantités restera le pétrole de schiste américain : à la différence de la Russie et de l’Arabie Saoudite, où la politique pétrolière est décidée par l’État, les compagnies américaines collent au marché. En dessous de 40 $/bl, un grand nombre de producteurs de pétrole de schiste feront faillite et ceux qui ont les reins plus solides mettront leurs sites en hibernation en attendant des jours meilleurs. Le résultat sera une forte chute de la production nord-américaine. D’ailleurs, avec une demande mondiale en baisse et une offre accrue de l’Arabie Saoudite, il faut bien que d’autres laissent la place.

À long terme, la situation pourrait se renverser. L’Arabie Saoudite et la Russie vont temporairement dominer le marché, même si la guerre leur coûte des centaines de milliards de dollars. Symétriquement, les producteurs de pétrole de schiste seront décimés, mais leur industrie, dont le dynamisme se nourrit d’innovations technologiques et d’une forte industrie du capital risque, reviendra sur la scène dès que les prix se reprendront.

Une opportunité pour relever le prix du carbone

À moins, comme le scénario esquissé plus haut le suggère, que l’Arabie Saoudite ne parvienne à ses fins et maintienne un prix du baril suffisamment bas, disons autour de 20$, pour dominer le marché sans conteste. Dans cette hypothèse, lorsque l’économie mondiale sortira de la récession Covid, la consommation d’hydrocarbures par unité de PIB mondial remontera, inversant la tendance observée depuis 1980. En effet, l’usage d’hydrocarbures est fortement sensible à ses variations de prix, ce qui, du coup, s’applique au contenu en carbone des produits que nous consommons. Or, si la lutte contre la pandémie est la priorité d’aujourd’hui, celle contre le changement climatique et donc pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre, reviendra rapidement sur le devant de la scène.

Il serait donc judicieux, au niveau européen pour commencer, de réfléchir dès maintenant à l’introduction d’un prix du carbone unique pour tous les pays de l’Union, plus élevé que la moyenne actuelle sur l’ensemble des biens qui y sont consommés, de l’ordre de 15€ par tonne de CO2. On sait comment y parvenir, par un mix de taxe carbone et de marché d’émissions, on sait comment éviter de grever excessivement l’économie, par une redistribution intégrale du ‘dividende carbone’, et l’on sait comment assurer que tous les biens consommés soient également affectés, par une taxe à la frontière de l’Union. Si c’est la peur de réactions de type gilets jaunes qui paralyse les politiques, c’est bien lorsque le prix du pétrole est déprimé qu’il faut se préparer à agir.

 

[1] Par producteur marginal, on entend producteur qui, par ses décisions de production à la hausse ou à la baisse, influence les prix de marché.

[2] Voir l’article de David Sheppard du 10 mars : ‘Russia is digging in for a long battle in the oil price war’.