De l’immense rendement social des nombres imaginaires edit

26 février 2020

La France emprunte de nouveau à dix ans à taux négatif. C’est le cas de l’Allemagne depuis neuf mois. La Grèce, qui connut des taux supérieurs à 30%, emprunte désormais à 1% ! Du jamais vu, d’autant plus que l’inflation restant positive, 1,4% dans la zone euro en janvier, les taux d’intérêt réels sont encore plus négatifs. Achetant les obligations d’État plus cher que leur valeur faciale, les épargnants acceptent de voir leur capital perdre de sa valeur, à moins d’un avenir franchement déflationniste. En revanche, L’État emprunteur se frotte les mains, même si l’aubaine n’est en rien la conséquence d’un comportement vertueux de sa part : la dette publique française avoisine 100% du PIB annuel et, malgré des taux d’intérêt toujours plus bas, elle n’a pas diminué depuis 2016. Vertu ou pas, la question reste : comment tirer parti de cette situation ?

Dépensiers contre conservateurs

Deux points de vue s’affrontent sur le sujet. D’un côté, Olivier Blanchard souligne que, lorsque le taux d’intérêt est plus bas que le taux de croissance de l’économie, la dette publique n’engendre pas de coût budgétaire supplémentaire à l’avenir. De l’autre, on prête à la chancelière allemande ce propos : « Si on ne parvient pas à se désendetter lorsque les taux sont bas, alors comment fera-t-on lorsqu’ils seront élevés ?». Ces deux points de vue sont respectables et leur opposition tient en grande partie à des hypothèses différentes concernant l’avenir. Olivier Blanchard et de nombreux économistes pensent que les taux d’intérêt resteront très bas de nombreuses années, en raison d’un excès d’épargne mondial de type structurel. Nos voisins allemands, qui ont encore en mémoire la flambée des taux d’intérêt lors de l’unification allemande, puis à nouveau en 1994, pensent qu’il serait imprudent de faire l’hypothèse que les taux resteront toujours aussi bas. L’histoire a montré à maintes reprises que, lorsque les taux d’intérêt remontent, les agents les plus endettés, qu’il s’agisse de consommateurs, d’entreprises ou même d’États, se retrouvent en difficulté. Ne pas profiter des taux bas pour se désendetter serait donc le signe d’une grande myopie pour le camp ‘conservateur’. Ce à quoi le camp opposé, nommons le ‘dépensier’, répond que ne pas profiter des taux bas pour dépenser plus est le signe d’une myopie plus aveuglante encore, puisque, ce faisant, on perpétue les taux bas en prolongeant la situation d’excès d’épargne.

Sortir du dialogue de sourds par le haut…

Pour trouver un terrain d’entente, posons la question : y-a-t-il un moyen de tirer parti des taux très bas en empruntant pour financer des projets dont on sait avec une certitude raisonnable qu’ils généreront pour la collectivité un retour sur investissement à long terme supérieur aux taux d’intérêts futurs. Emprunter pour investir dans de tels projets aboutirait in fine à une réduction de l’endettement public, puisque le retour sur investissement excèderait son coût.

… en investissant dans des projets à très haut rendement social

Il y a un domaine où les rendements à long terme sont supérieurs à 10%, au-dessus des pires craintes de remontée des taux, mais ne sont pas évaluables par les méthodes utilisées pour les projets d’investissement classiques : la recherche, fondamentale et appliquée. La différence essentielle entre le rendement de la recherche et celui, par exemple, d’une infrastructure routière permettant le désenclavement d’une région est qu’il n’y a pas d’amortissement pour une découverte scientifique, bien au contraire : au fur et à mesure que les innovations technologiques s’en emparent, le rendement de la découverte augmente. Le principe d’Archimède n’a pas pris une ride et on l’utilise toujours !

Tartaglia le méconnu est à l’origine d’immenses richesses

En voici un exemple. Niccolo Fontana, obscur mathématicien du XVIe siècle plus connu sous le nom de Tartaglia parce qu’enfant, il fut sabré lors du massacre des habitants de Brescia par la soldatesque du roi Louis XII, inventa les nombres imaginaires pour résoudre l’équation du 3e degré. Sans eux, aucune des technologies inventées au 19e, au 20e et encore aujourd’hui, n’existerait. Le rendement social des nombres imaginaires est immense, et il ne cesse d’augmenter, année après année.

Bien sûr, les découvertes fondamentales comme celles de Tartaglia, Newton, Euler, Galois, Pasteur, Einstein, Planck, Heisenberg, ou encore Crick et Watson, celles qui génèrent des rendements sociaux extraordinaires et croissants, sont rares. Bien que nul ne se soit aventuré à l’estimer, il est admis que leur distribution statistique est à ‘queue lourde’, une façon de dire que leur rareté est bien plus que compensée par leur rendement social élevé. Emprunter pour financer la recherche fondamentale est donc l’investissement le plus profitable qu’on puisse imaginer, sur la longue durée. Pratiquement, seuls les États peuvent se le permettre, car le retour sur investissement peut parfois se faire attendre bien plus longtemps que ce qui serait acceptable pour un investisseur privé.

Pourquoi les États n’investissent-ils pas plus dans la recherche ?

Puisqu’il est fiscalement vertueux d’emprunter pour financer la R&D, pourquoi ne le fait-on pas, ou pas plus ? Outre la réticence à dépenser aujourd’hui pour un retour certes élevé, mais à des horizons incertains, trois autres raisons émergent. D’une part, dépenser pour la recherche ne peut générer de hauts rendements sociaux que si l’argent public est alloué de façon efficiente, sur des critères objectifs – excellence des équipes par exemple – plutôt que politiques. D’autre part, dans la zone euro, chaque pays est contraint, soit par les règles budgétaires de l’Union, soit, comme c’est le cas de l’Allemagne, par ses propres règles. Enfin, les décideurs politiques nationaux ont souvent une sympathie limitée pour la recherche publique, dans la mesure où ses résultats ont une nature de biens publics : un théorème de mathématique ou un nouveau supraconducteur à température ambiante peuvent être utilisés par quiconque de par le monde, entreprise ou État.

Exclure les dépenses de recherche des déficits excessifs, sous condition de gouvernance

La première difficulté est une question de gouvernance, la seconde plus politique et institutionnelle. Elles sont en réalité étroitement liées. Comment les surmonter ? En nous limitant à la zone euro, il n’y a pas d’autre moyen que de revoir les critères utilisés par la Commission européenne pour juger des déficits excessifs. Emprunter, donc augmenter la dette d’aujourd’hui, pour investir dans des projets dont le rendement social, c’est à dire en tenant compte des effets induits au-delà de l’investissement lui-même, y compris les externalités positives, est bien supérieur à une évaluation prudente de la borne supérieure des taux d’intérêt futur, aboutira in fine à une réduction de la dette, toutes choses égales d’ailleurs. Il serait donc parfaitement justifié que les investissements dédiés à la recherche soient exclus des calculs de déficit excessifs, à une condition cependant : que l’allocation de ces investissements se fasse sur critères scientifiques, et non pas politiques, même déguisés sous le vocable ‘stratégiques’.

Le Conseil européen pour la recherche, le meilleur investissement de l’Europe

Pour relever encore les ambitions, notons que l’Union européenne abrite une institution qui remplit remarquablement bien les critères de gouvernance esquissés plus haut : le Conseil européen de la recherche (European Research Council, ERC). Une photo qui a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux illustre le degré d’excellence atteint par l’ERC : le sourire de Peter Ratcliffe, apprenant qu’il est lauréat du prix Nobel de médecine 2019 alors qu’il travaillait sur une proposition de recherche à soumettre à l’ERC ! Sir Peter est le septième scientifique financé par l’ERC à recevoir le prix Nobel.

Si l’ERC a acquis une telle réputation, c’est que sa gouvernance scientifique est irréprochable : les financements de projets ne sont accordés que sur la base de leur qualité scientifique, et non pas de la nationalité des chercheurs, ou de leur congruence avec les objectifs économiques de l’Union ou de ses membres. Pour un chercheur, avoir obtenu un financement de l’ERC est dorénavant une preuve qu’il est de niveau mondial. Aujourd’hui, l’ERC dispose d’un budget de 13 Mds euros dans le cadre d’Horizon 2020, ce qui lui permet de distribuer des financements pour un peu moins de 2Mds par an à des chercheurs des pays qui participent à son financement, l’UE et un certain nombre de pays associés, d’Israël à la Turquie en passant par la Norvège et la Suisse.

Devant le succès de l’ERC, on reste confondu par le montant ridicule de son budget annuel : 0,012% du PIB de l’Union Européenne. Si l’Europe veut tenir sa place dans la course à l’innovation, source principale des richesses futures et dont la recherche scientifique est à la source même, on ne peut s’en satisfaire. Pour augmenter significativement le budget de l’ERC, deux voies sont imaginables.

Augmenter fortement le budget de l’ERC, ou le doter d’un capital de 500Mds €

1. Dans le cadre du budget de l’UE, distinguer le financement de la recherche de toutes les autres rubriques, permettre que son financement par les états membres ne soit pas inclus dans les calculs de déficits excessifs, et augmenter le budget de l’ERC d’un facteur très significatif, c’est à dire au moins le multiplier par cinq. Même dans cette dernière hypothèse, le budget annuel de l’ERC ne représenterait que 0,06% du PIB de l‘UE.

2. Doter l’ERC d’un capital dont les revenus financiers financeraient le budget annuel, qui, de ce fait, ne relèverait plus du budget communautaire. Pour financer le budget actuel, un capital de l’ordre de 100 Mds d’euros serait nécessaire, en escomptant un rendement financier du placement de ce capital de 2%. Un quintuplement du budget de l’ERC demanderait un capital de 500 Mds d’euros. La dette supplémentaire (3,1% du PIB de l’UE dans le cas d’un capital de 500 Mds) ne changerait pas la richesse nette des États membres, puisque ceux-ci seraient actionnaires, en lieu de financeurs, de l’ERC refondu, et qui pourrait désormais être nommé « Fonds européen pour la recherche » (FER). Le FER pourrait ainsi financer à hauteur de 10 Mds d’euros par an les projets scientifiques européens d’excellence.

On pourrait imaginer que les États participants empruntent de façon solidaire en émettant des obligations ‘recherche’ à long, voire très long terme (50 ans), et que cette dette soit exclue des calculs de déficits excessifs, pour les raisons indiquées plus haut. Comme les obligations émises par la BEI, ces actifs s’ajouteraient au pool d’actifs supranationaux ‘sûrs et liquides’ (puisque garantis de façon solidaire par les États participants) que la BCE appelle de ses vœux pour renforcer la stabilité financière de la zone euro. La gestion de ce capital pourrait être confiée à la BEI, qui bénéficie d’une forte compétence dans ce domaine. Notons en passant que, pour des raisons de bonne gestion du risque de change, l’essentiel du capital du FER serait investi en actifs financiers de la zone euro, facilitant ainsi le financement de son économie.

L’Europe a, depuis l’antiquité grecque, une extraordinaire tradition scientifique. Elle lui doit l’essentiel de l’augmentation spectaculaire de son niveau de vie, de la baisse de la mortalité infantile, de l’augmentation de la longévité et une bonne part de son rayonnement international. Alors que les États-Unis sont toujours largement en tête dans la plupart des domaines scientifiques et que la Chine mise à fond sur la recherche et l’innovation pour ‘devenir riche avant d’être vieille’, l’Europe se résignera-t-elle à être distancée ? Ne pas investir massivement – et tout de suite – dans la recherche, alors qu’on peut emprunter à taux négatifs, en serait l’aveu.