Derrière la Grande Sécu, le tout-État en question edit
Le projet de la « Grande Sécu »[1] a fait émerger un vrai sujet de débat dans la perspective de l’élection présidentielle. Il a notamment permis de nous interroger sur la légitimité de l’État à intervenir en matière de protection sociale, rapportée à celle d’autres acteurs déjà présents et actifs. Son abandon ne doit pas conduire à négliger cette question récurrente. Le simple fait que cette option ait été envisagée doit attirer notre attention car elle est porteuse d’un projet de société qui gagne à être explicité, et mérite d’être débattu au regard du passé comme de l’avenir de la protection sociale.
La tentation du «tout-État»
La classe politique considère de longue date que l’État est le garant exclusif de l’intérêt général et qu’il est seul légitime pour ce faire. Selon une formule utilisée par le député Le Chapelier sous la Révolution, il ne saurait y avoir d’intermédiaire entre l’intérêt individuel et l’intérêt de la Nation[2]. Cette croyance quasi-religieuse dans l’État laisse songeur au regard des échecs patents de celui-ci, surtout lorsqu’ils sont masqués par un rideau d’argent public.
Plus récemment, la primauté de l’État a également été légitimée par la volonté d’égaliser les conditions d’accès aux droits ou d’universaliser les formes de protection sociale, ce qui semble aller de pair avec un rôle accru de l’État, favorisé par sa position zénithale. C’est ainsi qu’ont été justifiées « la Retraite universelle » ou plus récemment la « Grande Sécurité sociale », associant étroitement universalisation et extension du domaine de l’État. La perte d’influence des organisations syndicales et la pression d’une partie de la population favorisent cette tendance à l’expansionnisme étatique.
Mais l’extension du domaine de l’État est-elle pertinente ? Plus précisément, où se situe exactement sa légitimité s’agissant d’enjeux sociaux ? Sur ces questions qui n’ont rien d’évident, rétrospective et prospective suggèrent des éléments de réponse.
Au regard du passé
En France, la protection sociale n’est pas née de l’initiative de l’Etat. Pendant des années, ce dernier n’a d’ailleurs rien fait en la matière. C’est le mouvement ouvrier qui, au XIXe et au XXe siècle, est à l’origine de son émergence, associée étroitement avec le double phénomène de l’industrialisation et de l’urbanisation. La classe ouvrière qui, en rejoignant les usines et les villes, a perdu la protection que leur apportait la vie rurale (solidarité familiale et paroissiale) a imaginé des protections d’un nouveau genre dans le cadre des entreprises, des territoires et des branches professionnelles. C’est ainsi que sont nées les garanties contre les conséquences économiques des aléas de l’existence (accidents du travail, vieillesse, maladie, etc.).
Un équilibre s’est progressivement instauré, la loi consacrant des pans de protection sociale pour en étendre le bénéfice. Le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) s’inscrit dans ce prolongement, et dans la foulée les fondateurs de la Sécurité sociale, s’ils ont consacré le caractère « national » des régimes d’assurances sociales et donné un rôle à l’État, ont assis ces régimes sur le travail et, fort logiquement, ils ont veillé à laisser aux partenaires sociaux un champ d’action significatif, y compris dans la gouvernance. Par la suite, les acteurs du monde du travail ont poursuivi l’œuvre : l’AGIRC, l’ARRCO et l’UNEDIC ne sont pas nées à l’initiative de l’exécutif, mais leur consécration dans la loi a constitué le point d’aboutissement d’un travail mené entre partenaires sociaux, pour améliorer la protection sociale au fur et à mesure de l’émergence de risques nouveaux. L’invocation systématique du CNR tend à occulter cette histoire sociale, dans laquelle l’État a rarement joué le premier rôle.
Mais c’est surtout au regard du futur qu’on peut interroger la tentation actuelle de conférer à l’État un plus grand rôle, à la fois en tant que puissance instituante (de la Grande Sécu, un projet pour lequel les partenaires sociaux n’ont quasiment pas été mis dans la boucle) et que futur gestionnaire.
Au regard du présent
Car il ne faut pas s’y tromper : les projets de « Grande Sécu » ou de « Retraite universelle » visent à franchir un nouveau pas dans la centralisation et l’étatisation de la protection sociale, marginalisant davantage les autres acteurs. Or une telle évolution serait non seulement infidèle au mouvement fondateur dont est issue la protection sociale en France (mouvement et non acte, dynamique sociale et non geste héroïque du politique), mais de surcroît elle immobiliserait et affaiblirait un ensemble d’organismes qui ne sont pas des institutions comme les autres. La « Grande Sécu », ce n’est pas la sécu en plus grand : c’est d’abord l’enrégimentement des mondes de la protection sociale, à commencer par les mutuelles, qui font vivre un esprit de partage particulier, bien différent de l’assujettissement à l’impôt. Un monde régulé mais inventif et, c’est un détail qui compte, bien géré.
La Sécurité sociale n’appartient à personne : c’est une réalité opérationnelle et évolutive. Dès lors, c’est de façon pragmatique qu’il nous faut raisonner. Les promoteurs de l’étatisation la justifient au nom de l’efficacité. Qu’en est-il ?
Les faits sont têtus. Prenons deux exemples. L’AGIRC-ARRCO, gérée par les seuls partenaires sociaux, l’a été correctement pendant des années, dégageant des excédents et prenant des décisions courageuses en dépit de pressions de l’Etat[3]. La Sécurité sociale beaucoup plus étroitement soumise à la décision publique est en déficit constant depuis 1975 et ce, en dépit d’un accroissement de ses ressources et d’une diminution du niveau individuel de ses prestations.
De surcroît, le système laisse sur le bord de la route un nombre croissant de personnes, conduisant la fonction d’assistance à prendre une place croissante au détriment du financement des prestations et du sentiment de justice.
Au total, nul besoin d’être un expert pour comprendre que l’étatisation du système de protection sociale n’est ni inscrite dans ses gènes, ni efficace. Aurait-elle du sens, alors, au regard de l’avenir ?
Le sens de l’histoire?
Il est incontestable qu’une accélération se joue sous nos yeux. La pandémie nous a fait pleinement entrer dans une nouvelle ère. Le travail en particulier s’est ainsi trouvé à son tour pris dans le tsunami de la numérisation du monde : l’unité de temps, de lieu et d’action est en train d’imploser. Elle a emporté avec elle l’équilibre institutionnel du XXe siècle, invitant à reconfigurer les rôles des individus, des statuts d’emploi, des acteurs collectifs (entreprises, syndicats, associations…) et… de l’Etat. Dans un monde où tout vacille, ce dernier doit-il élargir son emprise ?
Ce n’est pas en une tribune que peut être tranchée cette question mais voici quelques arguments qui suggèrent qu’on peut en douter. Le premier touche à la capacité d’action de l’État. Dans ce contexte kaléidoscopique, elle se trouve compromise : une grande part des problèmes majeurs actuels lui échappent, soit qu’ils ne puissent être traités qu’à un niveau supérieur (européen ou mondial), soit qu’ils ne puissent l’être qu’à l’échelon local, par ceux qui s’y trouvent confrontés et mieux placés pour y répondre. La question de la subsidiarité revient sur le devant de la scène.
Cette nouvelle plasticité du monde se conjugue avec celle des situations individuelles dont la diversité s’est fortement accrue. La période contemporaine se caractérise par ce paradoxe consistant à revendiquer d’être traité comme les autres tout en étant reconnu dans sa singularité. L’universalisation se heurte à cette tendance de fond, et si dans le domaine civil il serait possible d’imaginer une articulation heureuse (tous égaux, tous différents), dans le domaine social ce n’est pas la même histoire : on ne parle plus de respect et de droits abstraits, mais de 31% du PIB, avec des contributions et des prestations dont la justice est constamment interrogée, et dont les réglages sont vite perçus comme des déréglages, provoquant des effets d’aubaine et de l’évasion. Un système généreux et ambitieux demande de penser les espaces de solidarité, de penser la solidarité dans les espaces les plus résilients, les plus légitimes. Rien ne nous prouve que l’espace national soit celui-là. La charge de la preuve serait ici dans le camp des réformateurs. Mais les questions sur lesquelles ils devront apporter une réponse sont lourdes. Celle de la contribution par exemple, car dans un système étatisé la contribution c’est l’impôt. Mais lequel ? La flat tax nommée CSG ? Un IR qui ne frappe que 50% des ménages ? Les employeurs, au risque de miner leur compétitivité comme on le fait depuis si longtemps ? Le système actuel a bien des défauts mais la partie contributive n’est pas son maillon le plus faible.
Alors, complémentarité ou… Le Chapelier ?
Pour autant, la tentation du « tout-État » est latente. Mais attendre de l’État qu’en étendant son périmètre de gestion il façonne pour demain une protection sociale généreuse et résiliente est une dangereuse illusion. On craint fort, au contraire, que le principal argument soit, au fond, comptable, c’est-à-dire que les coûts de gestion soient l’alpha et l’oméga de l’ambition réformatrice. Si c’est le cas c’est un peu court. Mais une possibilité est aussi, dans la lignée de la survalorisation du CNR et du « moment 1945 », la recherche du geste héroïque. Ce serait une forme d’hybris, qui peut évoquer à sa façon le « grand service public de l’éducation » promis par François Mitterrand et qui s’écrasa sur la réalité sociale en 1984.
À l’étatisation rampante on peut opposer un modèle dans lequel l’État se concentrerait sur sa mission. Pour le reste, son rôle serait d’orchestrer le collectif et de sécuriser les acteurs de façon à les inciter à prendre des initiatives. Appliqué à la protection sociale[4], cela conduirait à dissocier clairement ce qui relève de la solidarité nationale de ce qui en est exclu. Ainsi, les conséquences économiques des risques universels seraient garanties par l’État (via l’impôt), celles des risques particuliers par les organismes de protection sociale (via les cotisations sociales). Cette distinction permet de mieux articuler les rôles de l’État et des acteurs privés, chacun dans son domaine (contrairement à l’enchevêtrement des compétences que nous connaissons et qui a de regrettables conséquences).
La définition de ces « nouveaux équilibres » est laborieuse, voire conflictuelle. Les débats comme celui sur la « Grande Sécu » en font partie. La société porte ses dispositifs. Ceux qui existent sont, à leur façon, un trésor. Les faire disparaître ne peut se faire sans un débat serré. Entre l’État et l’individu : RIEN ! Ainsi pourrait-on résumer la formule du député Le Chapelier en 1791. Ce vœu inconsidéré, appelant à la disparition de toutes formes d’assistance collective au profit de l’Etat, aboutit à un affaiblissement sans précédent de la société civile, qui marque encore notre pays aujourd’hui. A l’heure d’imaginer l’avenir de la protection sociale, il faut avoir en tête ces moments dangereux où du passé on a voulu faire table rase.
[1] La « Grande Sécu » est le nom donné à l’un des scénarii d’évolution de la Sécurité sociale étudiés par le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (HCAAM) et ouvertement privilégié par le ministre de la Santé. Son schéma directeur consistait à étendre le domaine d’intervention de l’Assurance maladie à l’ensemble des soins couverts par les organismes de protection sociale (mutuelles, institutions de prévoyance, sociétés d’assurance), ces derniers étant invités à se retirer ou à disparaître.
[2] Rappr. de l’article très complet et fouillé de J.-P. Pottier, L'Assemblée constituante et la question de la liberté du travail : un texte méconnu, la loi Le Chapelier in J.-M. Servet (dir.), Idées économiques sous la Révolution (1789-1794), Presses universitaires de Lyon, 1989, p. 235-255, et spéc. § 19 et s.
[3] Par exemple, la fixation à 65 ans de l’âge requis pour percevoir sa retraite complémentaire.
[4] Pour une description exhaustive du schéma proposé, voir Manifeste pour une protection sociale du XXIe siècle, 2IES, Les Ozalids d’Humensis, novembre 2021.
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