De Vietnam en Gaza edit

25 septembre 2025

Dans les années 1970, les universités du monde occidental se soulevèrent massivement pour dénoncer la guerre menée au Vietnam par les Etats-Unis ou, mieux, par « l’impérialisme américain ». L’armée américaine était vilipendée sur tous les campus ou presque pour son « agression » et les violences qu’elle exerçait contre une population innocente qui n’aspirait qu’à sa « libération nationale ». Aujourd’hui encore, le pli semble avoir été pris parmi les politologues et l’ouvrage de Norman Podhoretz[1], Why We Were in Vietnam, publié en 1982, fait figure d’exception absolue.

En France aussi, l’indignation souleva les étudiants et même nombre de leurs professeurs. Sans doute y avait-il des nuances. Derrière le Parti communiste et les mouvements qu’il contrôlait, on en appelait à « la paix ». À sa gauche, on clamait plus franchement : « FNL vaincra » - FNL pour « Front National de libération ». Mais tous étaient d’accord sur le fond : le « petit peuple vietnamien » luttait, comme le FNL le disait lui-même et comme on le répétait servilement après lui, pour son indépendance face à l’énorme machine de guerre américaine coupable des pires horreurs.

Le monstre et sa victime

Comme à Gaza aujourd’hui, c’est la brutalité mécanisée contre l’homme à mains nues qui était dénoncée. Un vertige philosophique vous prenait : ces Vietnamiens étaient en somme porteurs de quelque chose d’infiniment précieux, la résistance de l’Homme à la Machine, du Vivant aux mécanismes mortifères, de la Liberté affirmée face à l’inexorable soumission programmée. D’un côté se levaient la volonté, l’espoir en un monde meilleur, l’ingéniosité, mais aussi l’humanité à mains nues. De l’autre des chevaliers du ciel bourrés de technologie, robots insensibles, indifférents pourvoyeurs de mort parmi ls civils innocents.

À cette époque, on usait du terme de génocide avec plus de parcimonie et de prudence qu’aujourd’hui, sinon il aurait fait partie du vocabulaire des chefs d’accusation adressés à la Bête, à la Machine, à l’Inhumain. Aujourd’hui, même vertige : plus de juif, martyr historique, plus de juif victime éternelle ; en une inversion cauchemardesque, on le décrit comme s’acharnant sur une population affamée, frappant et frappant encore des journalistes au travail, des familles qui supplient qu’on remplisse leur gamelle, et même des patients hospitalisés.  Missiles  téléguidés, avions et chars versus guérilleros héroïques défendant leur terre désolée et leurs enfants apeurés.

À cinquante ans d’intervalle, on est confronté aux mêmes oublis, aux mêmes confusions, aux mêmes caricatures apocalyptiques.

L’oubli des origines

Comme aujourd’hui pour la bande de Gaza, la nuit s’était faite sur les origines du conflit. Les origines – l’infiltration puis la subversion et la lutte armée soutenue par tout le « camp socialiste » contre la République du Vietnam (ou Sud-Vietnam) par les troupes de la République dite démocratique du Vietnam – autrement dit le Nord-Vietnam communiste   étaient systématiquement oubliées. Les États-Unis qui avaient répondu aux appels du Sud-Vietnam d’abord sous la forme de conseillers dans les années 1960 puis en accroissant graduellement leurs forces afin de répondre au renforcement progressif des adversaires du sud, étaient jugés les seuls coupables d’une agression. Comme aujourd’hui, sont oubliées par les manifestants luttant le cœur sur la main et — pourquoi pas ? — parfois sincèrement pour la « liberté de la Palestine », les origines, les conditions de la naissance d’Israël comme celles du refus réitéré de deux États coexistants ou, plus immédiatement,  du  7 octobre 2023, de ses massacres et de ses prises d’otages.

Israël est ainsi accusé d’une agression cruelle froidement décidée, et dont l’objet n’a d’autre sens qu’une volonté destructrice foncière.

L’oubli du cadre stratégique

Le cadre général de l’agression nord-vietnamienne relevait de la poussée générale du mouvement communiste d’Asie orientale qui souhaitait poursuivre le refoulement d’une présence pro-occidentale à ses frontières. Il s’agissait d’une entreprise stratégique élaborée avec Pékin et Moscou par Hanoï : la conquête du Vietnam en son entier par le monde communiste. Ce n’était pas le « petit peuple vietnamien » qui se battait mais la « République démocratique » du Vietnam, adossée à, soutenue et armée par la Chine et l’URSS, qui cherchait à occuper le sud de la péninsule vietnamienne, du 17e parallèle à la mer, plus précisément au Cap Saint-Jacques, pour y étendre son régime politique. Son Parti communiste, qui dirigeait seul le pays, savait qu’on n’attrapait pas les mouches avec du vinaigre et disait à la population du sud, comme au reste du monde, se battre pour une démocratie et une indépendance nationale « véritables », malgré les efforts des impérialistes pour les en empêcher.

Aujourd’hui, sur les campus, on affirme sa solidarité avec « le peuple palestinien » et avec une Palestine qui lutte pour sa liberté et la reconnaissance de son existence nationale contestée par Israël. « Free Palestine » !

Comme leurs pères et leurs grands-pères dans les années 1970, qui ignoraient la main communiste chinoise et le matériel soviétique, ils ne tiennent aucun compte  du fait que la guerre de Gaza est l’expression de la poussée islamiste générale que nous connaissons actuellement, poussée patiemment organisée, soutenue, encouragée par certains États comme l’Iran, certains mouvements comme les Frères musulmans et désireuse d’annuler le recul représenté par la créations de l’État d’Israël sur une terre jugée musulmane, fruit d’une conquête armée il y a environ 15 siècles et toujours légitime puisque voulue par Dieu.

L’incompréhension des uns, la duplicité des autres font ici bon ménage ;  ni les uns (sciemment) ni les autres (naïvement) ne replacent leur lutte dans son ensemble : totalitarisme communiste versus démocraties occidentales dans les années 1950/1975; islamisme politique versus démocraties libérales laïques aujourd’hui)

Le Peuple ou une organisation ?

On voit ainsi sur les campus la même naïveté, la même méconnaissance des intentions des communistes hier et des islamistes aujourd’hui — les uns et les autres rêvent d’une humanité unifiée sous leur férule — et en les soutenant, les naïfs et les militants des universités du monde occidental se livrent à la même trahison envers les populations : on prétendait ou l’on croyait les soutenir en les portant aux nues. On faisait passer les communistes staliniens  du Vietnam d’hier pour de simples défenseurs de l’indépendance de leur pays. Le piège, il est vrai, était bien tendu et avait déjà fait ses preuves : c’est la vieille tactique dite du « front uni » utilisé pour atteindre un objectif limité dont les communistes prennent la direction afin d’aller plus loin que le but proclamé dès lors qu’on a atteint celui-ci. Le soutien du congrès de Bakou à la guerre sainte des musulmans en 1921 contre les impérialismes anglais et français puis les divers « fronts populaires en furent les premières applications. Les insuffisances démocratiques et la corruption des régimes mis en cause renforçaient la propagande.

Aujourd’hui, les organisations terroristes islamistes et leurs soutiens prétendent aujourd’hui animer — sans évoquer l’étape suivante — un large mouvement de résistance nationale sous les applaudissements des naïfs qui y participent ou leur apportent leur appui. Et la présence de deux ministres extrémistes dans son gouvernement aide à oublier qu’Israël est la seule démocratie de la région.

Le peuple donné à voir en martyr

Cette solidarité avec une population est en quelque sorte activée, animée, encouragée par la mise en scène du statut de victime et même de victime martyre en mettant en avant ses souffrances en les agitant sous le nez des caméras du monde entier. Et là aussi, la similitude des situations celle du Vietnam et de Gaza est frappante. Les horreurs de la guerre sont exhibées. Toute une génération a été bouleversée il y a un peu plus de cinquante ans par la photo d’une petite fille qui fuit, nue et en en hurlant, son village bombardé. Aujourd’hui, une mère gazaouie montre aux photographes son bébé atrocement amaigri. Des médecins ont affirmé qu’il était malade et qu’Israël n’avait rien à voir avec sa maladie. Qu’importe ? L’essentiel est pour nous de noter l’usage, à cinquante ans de distance, du malheur des populations civiles pour émouvoir le monde entier et l’appeler à dénoncer l’impitoyable ennemi, sa cruauté, sa barbarie.

Qu’on nous entende bien, ici : pour être manipulées, sur-exhibées, utilisées, les souffrances de la population de la bande de Gaza n’en sont pas moins immenses et doivent cesser le plus vite possible. De même jadis, les ennemis de l’Amérique pouvaient bien manœuvrer pour que la photo de la petite Vietnamienne fît le tour du monde des salles de rédaction comme une lourde et définitive accusation contre Washington, c’était bien une enfant de chair et de sang qui a vécu des heures affreuses.

Sa photo rappelait l’horreur de toute guerre. Devenue une icône et un symbole entre des mains expertes, elle faisait oublier qu’elle témoignait seulement d’un aspect et d’un moment d’une guerre plus ou moins bien menée par un monde libre imparfait contre un totalitarisme communiste insupportable. Faut-il rappeler ici (on ne le fait jamais sans honte d’ailleurs) les corps de mères et d’enfants de Cologne ou de Dresde  atteints par les bombes à phosphore à la fin de la guerre contre le nazisme ?

Au-delà du Mal

Ces images bouleversantes visent aussi à faire de ces guerres des événements apocalyptiques. Ce n’est pas seulement la barbarie qu’on rappelle ; le sentiment d’horreur ainsi suscité dit l’insupportable, l’innommable et situe le conflit hors d’une guerre normale : l’adversaire est diabolisé au nom de la morale et du droit ; le confirmera pendant la guerre du Vietnam le tribunal Russell qui précisait et justifiait cette diabolisation des GIs il y a cinquante ans. Le confirme et le précise lors de la guerre contre le Hamas l’accusation de « génocide » portée par diverses instances juridiques.

On se fait plaisir à 20 ans en défiant l’autorité. Ce n’est pas surprenant. Mais quand se faire plaisir passe par le soutien à un groupe terroriste qui, faut-il le rappeler ? ne veut pas deux États mais un seul, du Jourdain à la mer, c’est accablant et même criminel. Se faire plaisir en échappant à la conscription et en rabattant le caquet d’une Amérique gendarme du monde, on le comprenait aussi. Mais l’entrée des Khmers rouges à Phnom-Penh le 17 avril 1975 et celle des chars nord-vietnamiens dans Saïgon le 30 avril suivant ne ressemblaient guère aux rêves concoctés à Berkeley, à la Sorbonne quoiqu’en ait dit une partie de la presse française sur ces « libérations ». Et ce n’était qu’un début.

Les camps de rééducation pour opposants réels ou supposés allaient s’ouvrir, les boat people allaient s’enfuir, le FLN s’évanouir, le parti unique s’imposer à tout et à tous, et les étudiants occidentaux oublier qu’il avaient tout fait pour délégitimer la tentative des États-Unis d’Amérique de contrer une nouvelle expansion du communisme mondial au détriment de la population vietnamienne elle-même. Aujourd’hui, au détriment de la population palestinienne, des milliers de jeunes étudiants et quelques-uns de leurs professeurs et de leurs députés soutiennent — le plus souvent sans bien s’en rendre compte — l’expansion de l’islamisme politique.

[1] Rédacteur en chef de la revue Commentary.