Cambodge: la prise silencieuse d’un pays par l’économie parallèle edit

Sur les rives tranquilles du golfe de Thaïlande, entre plages délaissées et immeubles fantômes, une autre économie s’est installée. Une économie sans visages, où les passeports sont confisqués, où les murs ne laissent pas sortir les cris. À Sihanoukville, Bavet ou Dara Sakor, le Cambodge est devenu un carrefour du crime numérique mondialisé. À la manœuvre : des réseaux mafieux chinois, parfois en lien étroit avec le pouvoir.
C’est une économie parallèle dont les chiffres donnent le vertige. Selon Amnesty International, les centres d’arnaques en ligne implantés au Cambodge pourraient générer entre 12,5 et 19 milliards de dollars par an. À titre de comparaison, le produit intérieur brut officiel du pays ne dépasse guère les 30 milliards. Une économie clandestine qui, à elle seule, pèserait jusqu’à 60 % du PIB national. Les arnaques, ou scams, sont organisées comme des usines. Mais ici, on ne fabrique ni textile ni électronique. On produit du mensonge, à la chaîne. Les employés – souvent réduits en esclavage – sont contraints de séduire virtuellement des victimes occidentales, de les convaincre d’investir dans de fausses cryptomonnaies ou de leur soutirer des informations bancaires.
Ceux qui opèrent dans ces centres n’y sont souvent pas venus de leur plein gré. Le Business & Human Rights Resource Centre estime à 150 000 le nombre de personnes contraintes à travailler dans ces zones. La majorité sont originaires de pays voisins : Philippines, Thaïlande, Vietnam, parfois même d’Afrique. Recrutés via Facebook ou Telegram pour des postes d’agents de service à la clientèle ou de traducteurs, ils atterrissent à Phnom Penh ou Sihanoukville avec un billet simple. Une fois sur place, on leur confisque leur passeport. Certains sont vendus d’une entreprise à l’autre. Ceux qui refusent d’obéir sont battus, enfermés, électrocutés. D'autres, plus dociles, deviendront eux-mêmes recruteurs, sous la menace. Dans un reportage glaçant, The Times décrivait en juin 2025 un complexe surnommé « la ferme à pigeons » à Bavet, où des jeunes femmes sont contraintes de séduire des retraités britanniques en ligne, de les convaincre d’envoyer leur épargne, puis de couper tout contact.
Un territoire livré aux intérêts chinois
Depuis une décennie, le Cambodge est devenu une pièce essentielle de l’échiquier chinois en Asie du Sud-Est. Sous l’égide des Nouvelles Routes de la Soie (Belt and Road Initiative), Pékin a investi des milliards dans les infrastructures du royaume khmer. Mais ces investissements ne sont pas toujours destinés à la prospérité collective. À Dara Sakor, dans la province reculée de Koh Kong, la Chine a bâti une zone économique spéciale de 360 km², avec hôtels, casinos, port en eau profonde… et un aéroport si grand qu’il pourrait accueillir des chasseurs militaires. Officiellement, c’est un projet touristique. Officieusement, Wikipedia et plusieurs ONG y voient une base arrière pour des opérations de blanchiment et des centres de cybercriminalité.
Mais derrière les buildings et les accords commerciaux, se cache un réseau plus obscur. En mai 2025, le Washington Post révélait que l’organisation World Hongmen History and Culture Association, officiellement dédiée à la promotion du patrimoine chinois, est en réalité dirigée par Wan Kuok-koi, dit « Broken Tooth », ancien chef de la triade 14K à Macao. Ce réseau, implanté au Cambodge avec la bénédiction implicite de certains pouvoirs locaux, mêle criminalité organisée, influence géopolitique et patriotisme chinois. Ses membres ont contribué à bâtir un empire mafieux dans les zones franches cambodgiennes, sous couvert de développement.
Les ramifications de ces réseaux atteignent les plus hauts niveaux du pouvoir cambodgien. En septembre 2024, les États-Unis ont sanctionné Ly Yong Phat, tycoon du sucre et du jeu, proche du clan Hun au pouvoir, pour son rôle dans le trafic humain et les centres de scams. Pourtant, à Phnom Penh, les dénonciations internationales suscitent peu de réactions. Le Cambodge est classé 158e sur 180 pays dans l’indice de perception de la corruption de Transparency International (2023). Les descentes de police sont rares, les poursuites presque inexistantes. Quand elles existent, elles s’apparentent davantage à des opérations de communication qu’à une volonté politique réelle. Le CEIAS alerte depuis 2024 sur la nature de cette relation toxique : « Le Cambodge joue avec le feu en tolérant l’implantation de réseaux criminels dans ses structures étatiques. »
À Sihanoukville, l’ambiance a changé. La petite ville côtière, autrefois fréquentée par les familles cambodgiennes et les touristes français, est aujourd’hui surnommée la “petite Shenzhen”. Les enseignes en khmer ont disparu, remplacées par des panneaux en mandarin. Les habitants locaux témoignent d’un sentiment d’invisibilité, voire d’exclusion. Un sondage relayé par le Business & Human Rights Resource Centre montre que 59 % des Cambodgiens considèrent l’influence chinoise comme source de tensions sociales accrues.
Un jeu mondial, des victimes partout
L’ampleur du phénomène dépasse les frontières du Cambodge. Aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en Australie, des milliers de personnes sont chaque mois victimes de ces arnaques. En mai 2024, le United States Institute of Peace estimait que les scams issus d’Asie du Sud-Est ont coûté plus de 64 milliards de dollars au monde en 2023, dont 12,5 milliards rien que pour le Cambodge.
Le Cambodge est aujourd’hui pris dans une mécanique redoutable : une économie mafieuse, un pouvoir corrompu, une dépendance stratégique à la Chine. Cette imbrication entre crime et politique transforme peu à peu le pays en zone grise — ni totalement souverain, ni totalement captif, mais résolument à la dérive. Tant que les puissances régionales, les bailleurs internationaux et les gouvernements n’affronteront pas cette réalité avec lucidité et fermeté, le royaume khmer restera un terrain de jeu pour les prédateurs de l’ombre. Au risque qu’ils déstabilisent une région entière à leur profit, comme en témoigne la provocation à l’encontre de la Thaïlande.
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