Le Kazakhstan, clef de voûte de l’équilibre eurasiatique? edit

Nov. 23, 2022

Dimanche dernier le Kazakhstan a reconduit son président lors d’une élection sans grand suspens: Kassym-Jomart Tokaïev est arrivé largement en tête avec plus de 81% des suffrages exprimés. Mais selon les termes de la réforme constitutionnelle qu’il a lui-même promue, ce sera son dernier mandat. Une normalisation qui, si elle se vérifiait, contrasterait avec les autres pays de la région. Le Kazakhstan pourrait-il à terme incarner un modèle aux yeux des populations de la région ? Ou une menace pour des régimes restés très autoritaires ?

Un État stratégique en transition

Vaste comme presque cinq fois la France (plus de 2,7 millions de km²) et peuplé de moins de 20 millions d’habitants, le Kazakhstan partage des frontières avec la Russie au Nord, la Chine à l’Est, les autres républiques d’Asie centrale au Sud ; il est bordé par la Caspienne à l’Ouest. Cette situation géographique a, bien entendu, des conséquences géopolitiques notables. À la fois enclavé et éloigné des grands débouchés maritimes (la Caspienne est une mer fermée), il est aussi positionné de manière idéale sur les routes terrestres reliant l’Europe à l’Extrême-Orient, y compris dans le cadre de l’initiative des routes de la soie développée par Pékin.

La composition de sa population a elle aussi son importance. Comme dans beaucoup de pays ayant fait partie de l’URSS, il existe une distinction entre la citoyenneté et la nationalité. La première désigne l’ensemble des citoyens du Kazakhstan, quelle que soit leur origine. La seconde distingue les habitants selon leur origine ethnolinguistique : kazakh, russe, ouzbèque, ukrainienne, allemande (une population issue des Allemands de la Volga) entre autres. La pluralité des groupes ethnolinguistiques pourrait être un facteur de division et d’instabilité, mais pour l’instant, le Kazakhstan surprend par son étonnante stabilité et la cohésion pacifique des différentes communautés. Les autorités n’ont pas hésité, depuis des années, à mettre en valeur cette diversité et promouvoir la notion d’identité « kazakhstanaise », sans distinction d’origine. Certes, les 15% environ de Russes pourraient être considérés comme une menace potentielle, un cheval de Troie de Moscou, mais ils sont pleinement intégrés dans le tissu politique, économique et social du pays.

Le Kazakhstan est avant tout un pays producteur de matières premières, et non des moindres : pétrole et gaz certes, mais surtout uranium (1er ou 2e producteur au monde selon les années). Son sous-sol renferme de nombreux métaux stratégiques pour les industries de haute technologie, comme le titane. L’exploitation de ces ressources offre au Kazakhstan des ressources financières importantes, ce pays étant la plus riche des cinq républiques d’Asie centrale. Il suscite ainsi l’intérêt de nombreux pays et entreprises, voire une certaine convoitise. L’enjeu est maintenant de consolider ce secteur afin de monter dans la chaîne de valeur et ne plus être qu’un simple extracteur, mais également un raffineur et exportateur de produits finis transformés sur place.

C’est aussi dans le domaine politique, intérieur comme extérieur, que le Kazakhstan occupe une position bien particulière. Au niveau intérieur, le pays a longtemps été marqué par un régime hyperprésidentiel, comme tous ses voisins d’ailleurs. Mais suite à la démission surprise de Nursultan Nazarbaïev en 2019 et l’arrivée au pouvoir de son dauphin Kassym-Jomart Tokaïev, le pays a connu une évolution intéressante. L’année 2022 en particulier montre une évolution contrastée. En janvier, de violentes émeutes secouent le pays, motivées notamment par la baisse du pouvoir d’achat. Elles feront 255 morts. Dans un premier temps le régime se raidit : président Tokaïev évoque une « attaque terroriste occidentale » et demande l'aide de l'Organisation du traité de sécurité collective, c’est-à-dire de la Russie. L’OTSC envoie des « forces de maintien de la paix » qui rétablissent la situation. À ce stade, les observateurs évoquent immanquablement le parallèle avec la Biélorussie, où en 2020-2021 le cycle manifestations de masse / répression a conduit le régime à un rapprochement significatif avec la Russie. Or c’est une autre dynamique qu’on observe. Le président Tokaïev propose quelques mois plus tard dans un référendum une série de réformes politiques et économiques, adoptées et inscrites dans la Constitution, qui visant à approfondir la réduire le pouvoir présidentiel et à lutter contre le népotisme. Parmi les mesures phares figurent notamment une augmentation des pouvoirs du Parlement et la limitation du mandat présidentiel à sept ans non renouvelable : une évolution proprement inédite en Asie centrale, qu’on aurait tort de sous-estimer.

Si les résultats tangibles mettront plusieurs années à éclore, le pays semble bel et bien être entré dans une dynamique positive vers une réelle forme de démocratisation, même s’il est encore trop tôt pour affirmer que cet objectif est déjà atteint. Quelles pourraient être les répercussions sur les autres républiques d’Asie centrale en cas de réussite du processus ? Le Kazakhstan pourrait-il à terme incarner un modèle aux yeux des populations de cette vaste région ? Ou une menace éventuelle pour des régimes restés très autoritaires ?

Les conséquences de la guerre en Ukraine

La guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine en février 2022 constitue un contexte très particulier pour le Kazakhstan, surtout à la lumière des éléments exposés ci-dessus.

Par la position qu’il occupe, entre Russie, Chine, républiques d’Asie centrale et Caspienne, le Kazakhstan est contraint de jouer une politique internationale fondée sur l’équilibre. Astana a ainsi développé le concept de politique « multivectorielle », visant à entretenir des relations de bon voisinage avec l’ensemble des pays frontaliers, notamment la Russie et la Chine, tout en entretenant des liens approfondis avec les pays occidentaux ou encore la Corée du Sud et le Japon.

S’il ne s’est pas joint aux régimes des sanctions contre la Russie suite à l’invasion de l’Ukraine, le Kazakhstan interdit l’usage de son territoire pour contourner ces sanctions. Par ailleurs, il a clairement affirmé son attachement à l’intégrité territoriale de tous les pays ainsi qu’au respect de la Charte des Nations unies qui condamne l’usage de la force contre un État tiers. En outre, le Kazakhstan a accueilli plusieurs centaines de milliers de Russes fuyant la mobilisation « partielle », sans pour autant leur accorder le statut de réfugié, pour ne pas trop froisser Moscou (mais l'emblématique marque de chocolat nationale, qui porte le nom du pays et affiche ses couleurs, ne s'est pas interdit de communiquer sur le sujet, en des termes très explicites - et en russe).

Politique d’équilibre, donc, d'autant plus remarquable qu'elle n'est pas facile à tenir. Astana n’a eu de cesse de réclamer un cessez-le-feu entre l’Ukraine et la Russie, deux États qu’il considère comme frères.

Le Kazakhstan a aussi suscité un intérêt accru de la part de pays européens depuis février 2022. L’une des routes permettant l’évacuation des richesses du pays, mais aussi de la région ou encore en provenance de Chine, est dénommée « route médiane », qui permet d’éviter la Russie, via la Caspienne, le Sud-Caucase puis la Mer Noire. Cette route pourrait être appelée à jouer un rôle croissant si l’antagonisme entre l’Europe et la Russie devait perdurer. Ce serait aussi une alternative visant à diversifier les routes d’approvisionnement et de commerce entre les deux extrémités du continent eurasiatique, où le Kazakhstan occupe une place centrale.

Enfin, le Kazakhstan a une importance particulière pour la France : il en est, selon les années, le 1er ou 2e fournisseur d’uranium primaire (minerais), à hauteur d’un tiers des importations en moyenne. Alors que le débat sur les coûts de l’énergie devient prééminent en France, la question du renforcement de ses capacités nucléaires est l’une des principales voies évoquées. La sécurisation de nos sources d’approvisionnement en uranium est donc capitale, et le Kazakhstan fait bien entendu partie de l’équation. Orano, ex-Areva, est ainsi présent dans le pays depuis 1996, avec son partenaire local Kazatomprom, dans le cadre de KATCO. Le Kazakhstan est également un partenaire d’avenir pour diversifier les sources d’approvisionnement dans certains métaux nécessaires à des industries comme l’aéronautique, avec des ressources en titane, chrome et molybdène, et potentiellement dans les terres rares, dont la production est encore majoritairement dominée par la Chine.

À plusieurs titres, le Kazakhstan est donc à la croisée des chemins. Géographiquement par sa localisation, géopolitiquement par son positionnement subtil d’équilibre entre grandes puissances, économiquement par sa volonté de poursuivre sa modernisation et son développement et enfin politiquement par ses réformes soutenant la démocratisation.