Quelle gouvernance pour le Grand Paris? 1. L’état des lieux edit

15 mai 2018

Le Grand Paris n’est pas, d’abord, un sujet institutionnel. Ce n’est pas non plus, faut-il le préciser, un sujet d’urbanisme, encore moins d‘architecture. Ce qui est attendu, c’est une vision, un projet global, qui aujourd’hui s’essouffle. Une région urbaine qui représente le tiers du PIB national, qui concentre aussi les problèmes sociaux les plus aigus, est un enjeu décisif pour la France toute entière, son économie, son rayonnement, sa compétitivité. Cela dit, la question de l’architecture institutionnelle reste posée. Les décisions présidentielles d’abord annoncées pour le début 2018 ont été reportées, au minimum jusqu’au début de l’été. Ce délai de réflexion est bienvenu, car les choix mal contrôlés du quinquennat précédent n’ont fait qu’aggraver la confusion existante. Mais les hésitations de l’exécutif ont ouvert la porte à une incroyable avalanche de propositions et contre-propositions, qu’il serait temps de stopper.

Commençons par un bref rappel. Depuis le démembrement du département de la Seine (5,6 millions d’habitants en 1962, sur 81 communes) et la refonte de la carte départementale par de Gaulle et Delouvrier, le cadre fondamental des institutions franciliennes n’a pas changé, même si la décentralisation a redistribué massivement les pouvoirs de l’État vers les élus, à tous les niveaux. Au début du quinquennat Hollande, la gouvernance parisienne repose ainsi sur une architecture à quatre niveaux : la Région, qui a remplacé en 1976 le District de la région parisienne, les huit départements (quatre en première couronne, en comptant Paris, et quatre en deuxième couronne), les 1272 communes (dont 432 pour l’unité urbaine de Paris, au sens de l’Insee), et de nombreuses intercommunalités, créées plus récemment, de taille et d’effectivité très variables. Nicolas Sarkozy, après avoir lancé la dynamique du Grand Paris, avait renoncé au volet institutionnel de son projet, le remettant à son deuxième mandat… Une structure de coopération entre communes, dite Paris-métropole, initiée par Bertrand Delanoë et son adjoint Pierre Mansat, avait tenté de construire un ensemble métropolitain sur la base du volontariat. Le gouvernement Ayrault, dans le cadre de sa loi sur les métropoles (dite MAPTAM) a commencé par proposer un schéma dit « polycentrique », soutenu notamment par Patrick Braouezec, alors président de Paris-Métropole, associant Paris et un ensemble de grandes intercommunalités (certains ont parlé de G20). Cette vision s’est heurtée à l’opposition du PC et de la droite. Puis, en plein vote de la loi, par un virage inattendu résultant moins d’une vision stratégique que de calculs politiciens, Claude Bartolone et un groupe de députés socialistes ont fait émerger un projet complètement différent : celui d’une intercommunalité unique et géante couvrant Paris et les trois départements de petite couronne, baptisée « Métropole du Grand Paris » (MGP). Celle-ci a été mise en place au premier janvier 2016. Entre temps, devant la fronde des grands barons, la loi NOTRe, en 2015, avait réintroduit 11 « établissements publics territoriaux », vraies-fausses intercommunalités, sans fiscalité propre, enkystées dans la MGP. Les départements ont été préservés et de nouvelles intercommunalités ont été créées en grande couronne : 65 pour l’ensemble de la région, dont une dizaine en grande couronne comptant plus de 200 000 habitants.

L’opération « simplification » a été, on le voit, une totale réussite ! Car nous voici, en 2018, avec cinq niveaux de gouvernement : la Région (12 millions d’habitants), la « Métropole du Grand Paris » (130 communes plus Paris, soit 7 millions d’habitants), les intercommunalités vraies ou fausses, les sacro-saintes communes enfin, sans compter les huit départements et les 758 syndicats techniques. Est-ce raisonnable ? Non. Certes, le Grand Paris n’a pas le monopole de la complexité. Toutes les très grandes villes sont gérées de manière plus ou moins chaotique, et leur puissance résulte de dynamiques économiques et démographiques profondes davantage que de choix politiques. Mais la situation parisienne bat des records.

Six facteurs sont particulièrement pénalisants, du point de vue de la capacité de projection extérieure et du rayonnement, comme du point de vue du fonctionnement interne.

1. Le monocentrisme exacerbé, résultat d’une très longue histoire

L’agglomération parisienne est la plus radioconcentrique des métropoles mondiales. L’extension progressive du périmètre de la ville-centre a accompagné la croissance de l’agglomération depuis le Moyen Âge, mais elle est restée bloquée en 1860, lors du dernier agrandissement de Paris. Le département de la Seine, sous l’impulsion de grandes figures comme Sellier ou Morizet, après la Première Guerre mondiale, avait en quelque sorte pris le relais, mais sa suppression a enfermé Paris un peu plus derrière son Périphérique. La Ville ne concentre plus aujourd’hui qu’un petit cinquième de la population de l’agglomération. Mais sa maire parle toujours dans les forums mondiaux au nom de cette dernière, et la puissance financière et culturelle de Paris écrase les autres institutions. Son budget est d’environ 8 milliards d’euros de fonctionnement et 1,7 milliards d’investissement (BP 2018), soit plus de deux fois celui de la Région, il est vrai plus tournée vers l’investissement (4,4 milliards, dont 1,9 milliards prévus en investissement), et sensiblement plus que le budget consolidé des départements de petite couronne, largement préempté par des dépenses sociales obligatoires. Cette puissance est évidemment une chance pour le rayonnement mondial, mais aussi une difficulté majeure pour l’ensemble métropolitain, fortement déséquilibré. Le dilemme est simple : la gouvernance du Grand Paris devrait s’appuyer sur l’hégémonie de Paris-centre, mais celle-ci est impossible en pratique car évidemment refusée par tous les autres pouvoirs.

2. L’absence de niveau stratégique au niveau de l’agglomération

Avec ses 12 millions d’habitants, la région-capitale constitue la plus importante région urbaine d’Europe, au coude-à-coude avec Londres, et la cinquième du monde en termes de PIB. Or elle n’a pas de visage international (le nom lui-même est obscur pour les étrangers) et pas de capacité à penser et à orienter le long terme. La région Île de France pilote les transports collectifs, élément vital, il est vrai. Mais il n’existe aucun lieu pour gérer stratégiquement l’enseignement supérieur et la recherche, alors que l’agglomération est la première concentration mondiale de chercheurs, et que les forces se répartissent à peu près à égalité entre Paris-centre et le reste, ou encore le tourisme et le développement économique, qui font l’objet de multiples agences concurrentes. La notion même d’« intérêt métropolitain » reste floue, enfouie dans la multitude des enjeux locaux

3. Le poids exorbitant des communes en matière d’urbanisme et de droit des sols

Contrairement à l’image reçue, la France est désormais un des pays les plus décentralisés du monde, au moins en matière d’urbanisme. Cet état de fait est commun à tout le pays, mais il est particulièrement dysfonctionnel en Île de France où chaque commune, aussi petite soit-elle, garde la maîtrise de son foncier via le Plan local d’urbanisme. Même dans les Opérations d’Intérêt National, comme à Saclay, ce sont les maires qui ont le dernier mot en matière de destination des sols. Le préfet signe les permis de construire, mais ceux-ci doivent être conformes aux PLU décidés sous l’autorité sans partage des communes. On imagine les coûts de transaction engagés pour chaque projet multi-communal. À Saclay, par exemple, le campus se réalise sur cinq communes ; quelle que soit l’ampleur des crédits d’Etat injectés dans le projet, ce sont les cinq maires qui décident de la quasi-totalité des paramètres d’aménagement, de la hauteur des bâtiments au nombre de places de parking, en passant par l’affectation de toutes les parcelles). Certes, le PLU intercommunal devrait devenir la règle, mais les manœuvres de retardement sont multiples et on peut craindre que le PLUI ne soit que la somme des PLU communaux. Au passage, on notera que cette énorme dispersion du pouvoir foncier est aussi la cause principale de la crise du logement en Île de France. Le foncier pour construire ne manque pas, encore faut-il que les élus acceptent de le débloquer. Or ils sont d’autant moins enclins à prendre ce risque que leurs communes sont plus petites.

4. L’extrême dispersion des investissements

Elle résulte directement de cet émiettement décisionnel. Le biais en faveur de micro-investissements de proximité qui certes favorisent le BTP, mais ne produisent aucun effet structurel, la généralisation des financements croisés, sources d’opacité et de lenteurs multiples, produisent des effets difficilement chiffrables, mais certainement considérables.

5. L’absence à peu près totale de mécanismes de solidarité et de redistribution

La tendance à l’accroissement des inégalités territoriales est perceptible en Île de France comme dans les autres métropoles mondiales. Elle se traduit à la fois par un écart croissant entre les grandes zones de l’agglomération, selon les vieilles lignes de fracture Est-Ouest, mais aussi par des inégalités plus locales où des zones en grandes difficulté jouxtent directement des zones de croissance et de prospérité. Or il n’existe aucun mécanisme fiscal ou autre capable de freiner ou de réguler ces mécanismes, en dehors des flux automatiques de l’État social générique. Au contraire, on constate des processus cumulatifs qui enrichissent les territoires les plus riches et appauvrissent les plus pauvres. La Seine-Saint- Denis, par exemple, qui a perdu depuis longtemps la manne fiscale liée à l’industrie, a des dépenses contraintes (fonctionnement et aides sociales) par habitant doubles de celles des Yvelines, ce qui lui laisse une marge pour investir beaucoup plus faible (près de trois fois inférieure à celle des Hauts-de Seine). Il existe bien des fonds de péréquation, mais leurs montants sont faibles : 60 millions pour le fonds de solidarité entre départements, 270 millions pour le fonds de solidarité entre communes. Quant à la MGP, elle a très vite annoncé la couleur : sa règle d’or est celle de la neutralité budgétaire, de l’équilibre intégral entre les contributions et les retours des collectivités.

6. La difficulté spécifiquement francilienne à faire émerger le niveau intercommunal

Cette difficulté tient en partie à un facteur technique, qui est l’imbrication et le recouvrement des bassins d’emplois et d’habitat dans l’agglomération géante, où les mobilités de tous types se sont considérablement accrues depuis une vingtaine d’années, notamment pour ce qui est des déplacements de banlieue à banlieue. Il est donc très difficile de délimiter fonctionnellement des entités pertinentes. Avec quelques exceptions notables, comme Plaine Commune, la région-capitale est donc restée très en retard par rapport au développement des intercommunalités qui a transformé la gestion des villes de province en y contrebalançant à peu près efficacement la dispersion communale, sous le leadership des villes-centres.

De tout cela émerge un tableau qu’on pourrait résumer comme celui d’un vaste paquebot dans lequel il n’y a pratiquement que des passagers clandestins. Chaque bout de territoire espère capter à son profit les retombées de la dynamique métropolitaine, sans se soucier d’y contribuer. Les communes se sentent trop petites pour peser sur la croissance globale, la Région n’en a guère les moyens, et la Ville de Paris elle-même reste pour ainsi dire génétiquement auto-centrée.