Sur le livre de Gilles Kepel, Terreur dans l’Hexagone edit
L’ouvrage de Gilles Kepel, Terreur dans l’Hexagone, qui vient de paraître chez Gallimard, mérite tout l’intérêt de ceux qui souhaitent comprendre le processus de développement du phénomène djihadiste et, plus largement, de l’islamisme radical en France.
Adoptant un plan chronologique, Kepel analyse dans le détail ce processus historique, nous en rappelant les différentes phases et la grande complexité et nous permettant ainsi de relier entre eux les différents événements que nous avons trop souvent et trop longtemps analysés dans leur singularité.
Car il s’agit bien d’un processus dont l’auteur distingue deux grandes périodes, celle de l’incubation de 2005 à 2012 puis celle de l’éruption après cette date jusqu’aux événements particulièrement dramatiques de l’année 2015. Pour lui, 2005 marque l’année charnière, celle où s’effectue un grand basculement dans l’islam de France. Année des grandes émeutes des banlieues, année où arrive sur le devant de la scène une nouvelle génération de musulmans, la troisième, année, enfin, où est mis en ligne le texte du principal penseur du nouveau djihadisme, L’Appel à la résistance islamique mondiale d’Abu Musab al-Suri. « Pareille coïncidence, écrit Kepel, entre les mutations des banlieues, le changement de génération des leaders de l’Islam de France et les transformations de l’idéologie du djihadisme international a tout d’une rencontre du « troisième type » ».
Cet appel à la guerre civile en Europe s’adresse surtout à la jeunesse française musulmane immigrée, endoctrinée et formée militairement par l’action de laquelle s’enclenchera, selon Suri, la dislocation finale de l’Occident, préalable au triomphe mondial de l’islamisme. Ce véritable mode d’emploi qui sera suivi à la lettre par ceux qui commettront plus tard les attentats meurtriers, notamment en France et en Belgique, marquera ainsi de son sceau la décennie suivante. Selon Kepel, la propagande djihadiste par le moyen de l’internet et des réseaux sociaux, puis le printemps arabe débouchant notamment sur la guerre civile en Syrie et l’appel au djihad dans ce pays seront les deux grands facilitateurs de la mobilisation en France des jeunes djihadistes. À partir de 2012, le terrorisme sanglant se développera à partir de cet Appel à l’engagement des croyants contre les mécréants.
L’ouvrage de Gilles Kepel, replace le phénomène djihadiste dans l’évolution plus générale de l’islamisme radical en France, et notamment du salafisme. Il décrit notamment l’autonomisation progressive de territoires musulmans avec l’imposition la plus complète possible de la Charia. « Dans les quartiers populaires, écrit-il, où les marqueurs de l’islamisation sont ostensibles, il est devenu socialement difficile, voire impossible de rompre le jeune diurne en public durant le ramadan quand on est musulman «de faciès» ». À Sarcelles, notamment, les manifestations pour le soutien à Gaza culminent avec l’attaque des synagogues et le pillage des commerces juifs et le départ des juifs de cette commune. Les conversions à l’islam se multiplient. Cette irruption du salafisme, faible numériquement mais fort par son influence, introduit une rupture complète avec les valeurs de la société française, proposant un style de vie alternatif à la « mécréance » généralisée du monde occidental.
Analysant la dynamique de l’islamisme radical en France, l’auteur est conduit à mettre en cause la responsabilité des politiques publiques dans plusieurs domaines. Notamment l’inconséquente politique carcérale qui fait de la prison le meilleur incubateur du djihadisme, la trop lente prise de conscience de la formidable efficacité du cyber-djihadisme pour diffuser la propagande anti-occidentale, les failles béantes des politiques de la ville et la responsabilités de certaines collectivités territoriales dans l’installation de poches salafistes, les échecs, enfin, de l’École, du Lycée comme de l’Université. Il a raison de mettre en cause la formation de nos élites politiques et administratives ainsi que leur insuffisante diversité. Plus largement, notre société a laissé les islamistes manipuler de manière perverse la notion d’islamophobie afin d’imposer aux Français de confession ou d’origine musulmane une identité victimaire. Bref, nous avons sous-estimé la réussite, au moins partielle, des islamistes pour empêcher l’intégration de la jeune génération musulmane, réussite particulièrement forte dans sa partie la plus fragile, la plus menacée par le chômage et la plus susceptible de tomber dans la délinquance et les trafics.
Le processus d’intégration citoyenne s’est enrayé. Ainsi, la participation électorale des jeunes musulmans, forte en 2012, s’est effondrée aux européennes de 2014. D’étape en étape, nous suivons ainsi avec Gilles Kepel le développement de ce cancer qu’est l’islamisme radical dans notre société et en comprenons les raisons très diverses.
Kepel ne se limite pas à l’analyse du processus qui a conduit à la folie meurtrière qui explose en 2015 avec les assassinats à Charlie Hebdo et au magasin Hyper Cacher après bien d’autres attentats, puis enfin avec les tueries massives du 13 novembre. Il élargit sa réflexion par une mise en parallèle du développement conjoint du référent islamiste et du nationalisme identitaire de l’extrême-droite.
Il s’agit selon lui de deux types de mobilisations contestataires qui sont tous deux les produits de la fin de la société industrielle, rendant caduc le « parti des travailleurs », « les jeunes chômeurs ou vivant de l’économie informelle et de divers trafics, nombreux dans la génération issue de l’immigration comme des classes populaires, ne pouvant plus se reconnaître dans celui-ci ». Ces deux nouveaux types de mobilisations sont l’un et l’autre, selon lui, porteurs, comme le PCF jadis, d’une forte charge utopique qui ré-enchante une réalité sociale sinistrée en la projetant dans un mythe où les laissés pour compte d’aujourd’hui seront les triomphateurs de demain. D’où l’opposition de deux replis identitaires. « Islamophobie ou salafisme, écrit Kepel, sont les symptômes d’une même crise sociale. Des réponses parfois opposées trouvent un public auprès d’une frange de la société qui se vit comme délaissée ». « Effet miroir quasiment parfait », conclut-il.
Kepel a raison de vouloir comparer ces deux « replis identitaires », même si cette comparaison est seulement ébauchée. Tout en reconnaissant que ces deux processus parallèles se nourrissent l’un l’autre, il aurait pu cependant aller plus loin dans l’analyse de leurs spécificités communes. Celles-ci ne renvoient pas seulement ni même d’abord à leur origine commune, l’explosion du prolétariat, d’autant que les origines sociales sont diverses dans les deux populations concernées. L’originalité commune de ces deux processus est qu’ils participent l’un et l’autre au réveil des passions, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Pierre Hassner que vient de publier Gallimard et auquel Telos a déjà fait référence.
Hassner cite toujours son maître Raymond Aron qui écrivait : « ceux qui croient que les peuples suivront leurs intérêts plutôt que leurs passions n’ont rien compris au XXe siècle ». Et Hassner ajoute : « ni au XXIe ». Or, le plus souvent, dans une dialectique des contraires, les passions s’opposent aux passions. Dans notre pays, comme sur notre continent, ce réveil des passions s’opère aujourd’hui d’abord par l’opposition systémique entre ces deux mouvements que sont l’islamisme radical et le nationalisme identitaire. Ajoutons que ce double phénomène, est un phénomène européen pour ne pas dire occidental, dimension peu développée dans l’ouvrage de Kepel. Or, ce choc des passions, dans le contexte de nos sociétés, comporte un véritable danger pour la paix civile. C’est donc chez ceux dont Kepel ne parle pas, car ce n’est pas son sujet, ceux qui n’adhérent à aucune de ces passions négatives, chaudes et dangereuses, qu’il importe de prendre conscience de la situation actuelle et de tenter d’y remédier avant qu’il ne soit trop tard.
Il s’agit alors de ranimer et de redonner de la vigueur et de l’influence aux passions refroidies mais positives qui correspondent aux valeurs humanistes et rationalistes : la liberté, la fraternité, la tolérance, le pluralisme, la solidarité, la laïcité, l’égalité hommes-femmes et, de manière générale, les Droits de l’Homme ; bref les valeurs que notre histoire occidentale a produites et auxquelles nos concitoyens sont en majorité attachés. En somme, plutôt la défense de la paix civile que la réplication de la bataille de Poitiers !
Mais un tel réveil doit prendre davantage appui sur une meilleure connaissance du phénomène qui est la matière principale de l’ouvrage de Gilles Kepel. On aimerait en savoir plus encore sur le développement et l’influence du salafisme aujourd’hui, de la complexité de ses relations avec le djihadisme, de l’état de la sécularisation de la population d’origine musulmane, de son degré d’intégration dans la société française. Kepel se désole lui-même, à juste raison, que l’on ait laissé péricliter un champ d’études jadis bien couvert en France. Comment agir sans bien connaître ? De ce point de vue l’ouvrage de Gilles Kepel constitue un exemple réussi de ce qu’il faut faire.
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