Accords d’entreprise plutôt que de branche: une réforme de gauche edit

20 avril 2016

Le projet de loi El Khomri, désormais entre les mains du Parlement, aura eu en tout état de cause l’avantage de provoquer au sein de la gauche un débat qu’elle aurait dû conduire depuis longtemps. Le point probablement le plus clivant du projet, même si ce n’est plus celui qui fait partie des dernières discussions et querelles, est celui qui accorde une plus grande place à l’entreprise par rapport à la branche comme lieu légitime pour les accords sur les conditions de travail.

C’était une tradition de la gauche française de privilégier la branche sur l’entreprise, et bien sûr la loi sur la branche dans le dialogue social : la hiérarchie juridique des normes épousait pleinement pour elle l’ordre des légitimités. Il y a bien sûr le discours républicain constamment affirmé sur l’égalité, qui s’articule toujours mieux dans l’espace le plus large, et donc au mieux au niveau de la nation. Il y avait aussi, au sein du syndicalisme, un certain refus de considérer l’entreprise comme un habitat regroupant capital et travail et pouvant en son sein trouver un accord, alors que les forces en présence sont pour lui sociologiquement et donc politiquement antagoniques. On déniait ainsi à l’entreprise sa qualité d’institution autonome. Mais il y avait aussi des raisons beaucoup plus pratiques, en se limitant au débat branche / entreprise. D'abord, le poids personnel du patron et sa capacité de s’imposer aux salariés sont relativement moins forts au niveau de la branche. Ensuite, on limite le moins-disant social en mettant sur le même pied toutes les entreprises d’un même secteur. Enfin, on apporte une solution pour les petites entreprises, dépourvues assez souvent de représentation syndicale.

Mais en sens inverse, on met insuffisamment le doigt sur la faiblesse d’un tel dispositif : il renvoie la discussion syndicats / patronat à un échelon qui échappe à l’attention du simple salarié. Les conditions de travail sont traitées « plus haut », à un niveau plus distant et donc plus abstrait. Cela a l’effet de dépersonnaliser et de bureaucratiser le travail syndical, de faire que le syndicaliste de l’entreprise apporte au fond peu de choses sur ces sujets à son collègue immédiat dans l’entreprise (le même argument au vrai s’applique aussi pour les syndicats patronaux, très bureaucratisés).

Décider des choses importantes à un niveau lointain atrophie le rôle du représentant syndical local. L’équilibre qui en résulte ne joue pas forcément en faveur de la vitalité syndicale et des salariés. On peut s’appuyer ici, sans malice excessive, sur Adam Smith lui-même. Il disait, parlant des salaires et non des conditions de travail : « C'est par la convention entre deux personnes (le maître et l’ouvrier), dont l’intérêt n’est nullement le même, que se détermine le taux commun des salaires. Les ouvriers sont disposés à se concerter pour élever les salaires ; les maitres pour les abaisser. Il n’est pas difficile de prévoir lequel des deux partis (…) doit avoir l’avantage dans le débat. Les maitres, étant en moindre nombre, peuvent se concerter plus aisément. [Ils] sont en état de tenir plus longtemps. Beaucoup d’ouvriers ne pourraient pas subsister sans travail une semaine. » (La Richesse des nations, éd. 1991, p. 137).

Précisément, Smith parlait des salaires, qui sont désormais en France largement déterminés lors d’une négociation locale, en entreprise. Les salaires conventionnels, négociés au niveau de la branche, ont de moins en moins de pertinence pratique, puisqu’ils sont en moyenne, nous dit la Dares dans une étude de 2012, 47% en dessous des salaires effectifs observés dans les entreprises. Cet écart porte certes davantage sur les cadres que sur les bas salaires, mais, à ce niveau, c’est de plus en plus le SMIC, décidé nationalement, qui commence à mordre. Pourquoi alors, sachant que le salaire occupe une place aussi grande que les conditions de travail dans le contrat salarial, le premier répondrait-il à une négociation locale sans qu’on trouve à redire, et non les secondes ?

Tout cela dans un contexte où la branche perd souvent une partie de sa pertinence comme lieu permettant de mettre à égalité les entreprises et d’éviter une course entre elles vers un plus bas social. Les ruptures technologiques qui caractérisent de plus en plus la marche de l’économie moderne créent en effet une hétérogénéité croissante des entreprises censées appartenir à une même branche d’activité. Il existe alors des cas où la branche devient, du point de vue patronal, un endroit commode de dialogue pour, en rigidifiant les conditions de travail, évincer les nouveaux entrants qui voudraient s’introduire latéralement.

À un moment où tous les regards en France portent sur le mythique exemple de l’Allemagne, un pays où la branche est le pivot du dialogue social, tant sur les salaires que les conditions de travail, on est surpris d’apprendre qu’au-delà du Rhin, on commence à chercher un modèle… du côté français, notamment sur la représentation syndicale, sur le SMIC et désormais aussi sur la place dévolue à la branche.

Élargir le champ de la subsidiarité suppose bien sûr que les salariés disposent au niveau local, dans leur entreprise, d’un lieu de pouvoir approprié. On touche ici un problème de poule et d’œuf : faute d’être forts localement, les syndicats français préfèrent encore s’en remettre à un mode de décision par la loi ou l’accord de branche, et les salariés s’habituent à cette protection par en haut. Mais ce pouvoir dévolu au centre leur est mortifère sur la durée, surtout dans le contexte propre à la France où, syndiqué ou pas, le salarié, tel un passager clandestin, profite de ce qu’a pu négocier le syndicat : une fois habitués à cette protection, les salariés voient moins l’utilité de leur collègue syndicaliste.

Les syndicats réformistes et une partie de la gauche semblent avoir compris qu’il faut sortir par le haut d’un tel dilemme, qu’il faut montrer à tous que le syndicat apporte visiblement des vrais services. Si la loi a une place, c’est pour aider à la transition. Mis en situation de responsabilité au niveau local, parmi ses collègues de travail, le syndicaliste quitte sa position protestataire – au demeurant assez futile pour qui observe l’habileté des directions générales, même si elles le paient d’un niveau de confiance dégradé au sein de l’entreprise. Car il ne devient responsable qu’en prenant des responsabilités. C’est d’autant plus vrai aujourd'hui, en ce début de 21ème siècle, que le niveau d’éducation, de capacités et d’attente personnelle des salariés est sans commune mesure avec ce qu’il était au sortir de la guerre quand les grands textes sur le dialogue social ont été mis au point. La loi protège utilement, mais parfois le fait trop, atrophiant les défenses qui peuvent se créer au niveau local. L’analogie médicale serait celle du corset qu’on emploie en prévention du mal de dos : on conseille en général de s’en priver et de faire en sorte que se forme une bonne ceinture musculaire autour des reins. Cette autonomie laissée aux rapports directs entre employeurs et salariés peut tout à fait réclamer sa filiation à gauche, par exemple dans le travaillisme britannique, avec cette idée de « laissez-faire collectif » prônée par ce grand juriste social-démocrate qu’était Otto Kahn-Freund. L’État ne reste pas inerte, mais s’attache à mettre en place les conditions d’un équilibre entre les parties au niveau le plus local et n’intervient qu’à défaut.

Outre les bourdes tactiques, il est dommage pour cette raison que la loi El Khomri n’ait pas fait une place plus importante et plus visible à des mesures visant au renforcement du pouvoir du syndicat et des services qu’il rend à un niveau local, y compris dans les PME, troquant cela contre les concessions faites au patronat en matière de souplesse sur la durée du travail et le licenciement.