Signes religieux dans l’enseignement supérieur: réflexions sur une décision belge edit

6 juillet 2020

C’est une information qui est passée totalement inaperçue en France. Le 4 juin dernier, la Cour constitutionnelle de Belgique a pourtant tranché un débat sensible : le port des signes religieux dans l’enseignement supérieur. La Cour constitutionnelle a en effet admis qu’un établissement d’enseignement supérieur pouvait prévoir dans son règlement intérieur l’interdiction de tous les signes politiques, philosophiques et religieux.

Le litige concernait une « Haute École » située à Bruxelles et dénommée Francisco Ferrer par référence à un pédagogue espagnol de sensibilité libertaire, fusillé au début du XXe siècle après avoir été accusé d’être à l’origine de violentes émeutes à Barcelone (la « Semaine tragique »). Une Haute École désigne une filière courte de l’enseignement supérieur (l’équivalent chez nous d’un IUT ou d’un BTS). Dans le cas de la Haute École Ferrer, qui relève de la Communauté française, le règlement intérieur indique dans la partie intitulée « Code de conduite des étudiants » qu’« il est interdit de se présenter à toute activité d’apprentissage en portant des insignes, des bijoux ou des vêtements qui reflètent une opinion ou une appartenance politique, philosophique ou religieuse ».

En novembre 2017, plusieurs élèves ont introduit un recours contre cette disposition devant le tribunal de première instance de Bruxelles. Ce recours a été soutenu par deux organismes : l’UNIA, qui est une agence indépendante chargée de lutter contre les discriminations (comparable au Défenseur des droits en France) et l’enseignement communautaire flamand (« Gemeenschapsonderwijs GO ! »). Le gouvernement flamand est en effet intervenu dans le débat car, en Flandre, ni les Hautes Écoles, ni les universités n’ont instauré une interdiction de ce type.

L’enjeu étant sensible, le tribunal d’instance s’est tourné vers la Cour constitutionnelle pour lui soumettre une question préjudicielle. Il voulait savoir si le décret de 1994, qui proclame la neutralité de l’enseignement relevant de la communauté française, permet à une école d’interdire le port des signes philosophiques ou religieux. Le débat est important parce que plusieurs Hautes Écoles ont instauré des interdictions du même type, souvent dans les mêmes termes que la Haute École Ferrer.

Dans sa réponse, la Cour constitutionnelle a donc été amenée à préciser ce qu’il faut entendre par neutralité. Elle a alors avancé deux raisonnements originaux. Tout d’abord, elle a considéré que la neutralité n’est pas une notion statique ou rigide : c’est au contraire une notion souple qui doit s’adapter aux « évolutions de la société » de sorte que « dans certaines circonstances, la neutralité peut obliger l’autorité compétente à prendre des mesures visant à garantir [la diversité des opinions et les valeurs communes] ». Or, pour la Cour, il peut se révéler nécessaire, dans une société démocratique où coexiste une pluralité de religions et de convictions, d’instaurer des restrictions à la liberté de manifester sa religion dans le but de concilier des intérêts contradictoires. La Cour précise que la liberté de pratiquer sa religion n’est pas un droit absolu. Elle s’appuie ici sur un précédent important de la Cour européenne des droits de l’homme qui, en 2005, avait donné raison aux autorités turques (laïques à l’époque) qui souhaitaient proscrire le voile à l’université (affaire Leyla Sahin contre Turquie, 10 novembre 2005).

En second lieu, la Cour affirme que la neutralité doit s’entendre de deux manières : d’une part comme une « obligation d’abstention », ce qui signifie que l’enseignement doit s’interdire « de discriminer, de favoriser ou d’imposer des conceptions philosophiques, idéologiques ou religieuses », mais d’autre part comme une « obligation positive » dans le but de préserver « la diversité des opinions » et « les valeurs communes ». Or, pour la Cour, c’est bien dans cette seconde perspective que se situe la Haute école. En voulant créer « un environnement éducatif totalement neutre », l’établissement n’a fait que prendre des mesures visant « à protéger l’ensemble des étudiants contre la pression sociale qui pourrait être exercée par celles et ceux, parmi eux, qui rendent leurs opinions et convictions visibles ». Le règlement de la Haute École relève donc d’un objectif pleinement légitime : en interdisant les signes politiques et religieux, elle cherche « à protéger les élèves ou les étudiants qui ne souhaitent pas rendre leurs convictions visibles contre la pression sociale qui pourrait être exercée sur eux par les personnes qui souhaitent rendre leurs convictions visibles ». Dans ce cadre, la Cour ne retient pas l’argument avancé par l’UNIA et le gouvernement flamand selon lequel il serait impossible de contraindre les étudiants dès lors que ceux-ci sont majeurs. Elle précise en outre qu’une telle interdiction n’est pas de nature discriminatoire car le règlement « ne fait pas de distinction fondée sur la nature des convictions religieuses, politiques ou philosophiques des élèves ou des étudiants », et de plus il « ne fait pas non plus naître une différence de traitement basée sur la distinction entre les convictions de la majorité et celles d’une minorité ».

En Belgique, cette décision est importante car elle va probablement faire évoluer la jurisprudence des tribunaux concernant l’interdiction des signes religieux dans les établissements secondaires. Jusqu’à présent, en effet, les tribunaux s’opposent aux mesures restrictives prises par les établissements scolaires. Cette attitude va désormais être plus difficile car on ne voit pas pourquoi une interdiction qui vaut pour les jeunes majeurs ne vaudrait pas pour les jeunes mineurs. Les retombées sont donc importantes, et on comprend pourquoi l’UNIA, l’agence chargée de lutter contre les discriminations, a vivement condamné la décision de la Cour constitutionnelle, estimant qu’il « n'existe pas un droit à ne pas être exposé aux convictions d'autrui ».

En France, rares sont ceux qui ont repéré et relayé la décision de la Cour constitutionnelle. Une exception est le site salafiste Islam&Info, ce qui n’est pas étonnant car les salafistes refusent tout aménagement des pratiques religieuses et entendent montrer que les pays occidentaux sont foncièrement hostiles à l’islam à qui ils imposent des « lois liberticides ».

Le silence des médias et des partis politiques est davantage troublant. C’est d’autant plus regrettable que les débats sur l’islam en Belgique font largement écho à nos propres questionnements, les autorités belges ayant souvent opté pour la fermeté, par exemple sur le voile intégral ou sur l’abattage rituel.

Une explication possible de ce silence est que le voile est un sujet toujours très sensible dans la société française. On se souvient en effet que la question des signes religieux dans les écoles a déchiré les partis politiques et la société civile. Dans le cas de l’enseignement supérieur, le sujet est encore plus délicat parce qu’une grande partie des étudiants, et probablement aussi des enseignants du supérieur, du moins si l’on en juge par l’attitude de la Conférence des présidents d’université, relayée par son président de l’époque, lorsque la question de l’interdiction était dans l’actualité, s’opposent à toute mesure perçue comme discriminatoire à l’égard des musulmans. Compte tenu des tensions qui existent actuellement sur les campus, échauffés par plusieurs réformes structurelles lourdes, on comprend que personne ne souhaite prendre le risque de braquer davantage les esprits. On doit pourtant le regretter car le problème des signes religieux dans l’enseignement constitue un défi important. Or, la Cour constitutionnelle de Belgique vient de démontrer qu’il existe une solide base juridique, et même éthique, pour justifier l’interdiction des signes politiques et religieux dans l’enseignement supérieur.