La laïcité au prisme du regard des jeunes edit

1 décembre 2019

La laïcité est une notion assez abstraite et de nombreux Français en ont une idée fausse. Le sondage de l’Ifop paru dans le Journal du dimanche du 27 octobre dernier montre ainsi que 26% des Français considèrent que le principe de la laïcité est avant tout de « faire reculer l’influence des religions dans la société », presque autant que ceux qui la définissent comme le principe visant à « séparer les religions et la politique » (27%) et plus que ceux qui pensent qu’elle vise à « assurer la liberté de conscience ». (22%). Il y a donc pas mal de confusion et de méconnaissance dans ce débat.

Pour avoir une idée mieux fondée des opinions des Français sur la laïcité, il vaut mieux donc considérer leurs réponses à des questions plus concrètes, ce que fait d’ailleurs l’enquête de l’Ifop dont Alain Bergounioux a rappelé quelques-uns des résultats dans ces colonnes. Ils montrent la volonté d’une très large majorité de Français (entre 70% et 80% selon les sujets) d’expulser tous les signes religieux de la vie publique. Pourtant, un des résultats détonne un peu au sein de cet océan de fermeté : la tolérance affichée à l’égard de repas de substitution dans les cantines scolaires pour les élèves qui ne souhaitent pas manger de viande de porc. 61% des Français s’y déclarent favorables. En ce cas, c’est donc la tolérance qui l’emporte. Expliquer cette différence d’appréciation peut nous éclairer sur le jugement des Français.

Dans notre enquête auprès des lycéens[1], nous avions posé une question assez proche qui donne d’ailleurs des résultats semblables à ceux de l’enquête Ifop. 62% des lycéens interrogés se disaient en effet d’accord avec l’opinion suivante : « les cantines scolaires devraient servir des plats différents selon les convictions religieuses des élèves ». Mais il est surtout intéressant de considérer les réponses en fonction de la religion déclarée. Sans surprise les lycéens musulmans sont massivement d’accord avec cette idée (87%), mais c’est le cas aussi d’une majorité, certes courte (52%), de chrétiens comme de jeunes sans religion. Expulser la religion de l’espace public trouve donc des limites y compris parmi ceux qui n’adhèrent à aucune religion. Mais les motivations des jeunes religieux et des jeunes non religieux pour admettre ce qui pourrait apparaître comme une entorse à un principe strict de laïcité sont probablement assez différentes.

Les jeunes musulmans le font parce qu’ils estiment que le respect des préceptes que leur dicte l’islam est essentiel. Ils n’admettent pas de s’y soustraire car ils sont très religieux. Les jeunes sans religion et la plus grande partie des jeunes chrétiens ne le font pas pour les mêmes raisons. C’est évident pour les jeunes athées ou agnostiques puisqu’ils n’obéissent à aucune règle religieuse, mais c’est vrai aussi pour une grande partie de chrétiens dont l’affiliation est souvent formelle et ne correspond pas à un haut degré de religiosité. Mais alors, pourquoi le font-ils ?

Selon moi, la raison principale en est que les préférences alimentaires relèvent pour les jeunes, quelles que soient leurs convictions par ailleurs, d’un espace privé au sein duquel la liberté de choix s’impose. On ne peut interdire à quiconque de choisir ce qu’il veut manger. La question, à leurs yeux, n'est donc pas de respecter un précepte religieux abstrait, mais de respecter la liberté de choix de chacun. L’ambiguïté est évidemment que la cantine est un espace public au sein duquel s’expriment des préférences privées. Dans l’appréciation que l’on porte, qu’est-ce qui doit l’emporter ? La nature publique de repas organisés par des établissements scolaires ou la nature de choix alimentaires individuels ? Aux yeux de la majorité des jeunes, il ne fait pas de doute que c’est le second terme de l’alternative qui prévaut.

Cette question des limites de plus en plus floues entre le domaine public et le domaine privé concerne tout particulièrement les jeunes. Les réseaux sociaux sont en effet pour eux une scène publique sur laquelle ils exposent des pans entiers de leur intimité. La frontière n’est plus du tout étanche et cela vient évidemment impacter le principe de laïcité qui est fondé en partie sur cette stricte frontière entre l’espace public et l’espace privé. Ainsi, pour beaucoup de jeunes un comportement vécu comme privé dans l’espace public demeure privé et n’a pas à être apprécié à l’aune des règles qui régissent la vie publique. Ce qui est admis par la plupart cependant c’est que la limite à cette tolérance est les désagréments qu’elle peut occasionner aux autres en empiétant sur leur propre liberté. Mais cette limite n’a pas grand-chose à voir avec les principes abstraits qui régissent la laïcité.

Cependant la tolérance des jeunes est beaucoup moins forte en ce qui concerne le port du voile dans l’enceinte scolaire. Nous leur demandions s’ils trouvaient normal ou non que les jeunes filles qui souhaitent porter le voile en raison de leurs convictions religieuses ne puissent pas le faire à l’école. Au total, 39% des lycéens interrogés disent ne pas trouver ça normal, mais les résultats sont très contrastés en fonction de l’affiliation religieuse. 69% des musulmans s’insurgent contre cette interdiction contre 29% des chrétiens et 26% des sans religion. Ce sont néanmoins d’assez fortes minorités, plus d’un quart, de chrétiens et de sans religion qui contestent l’interdiction du voile à l’école. Cette contestation des non musulmans est d’ailleurs d’autant plus forte qu’ils étudient dans des lycées très populaires et à forte proportion de jeunes d’origine étrangère et de confession musulmans comme si un phénomène d’acculturation leur faisait rejoindre les opinions de leurs camarades musulmans lorsque ceux-ci sont très représentés dans l’espace scolaire. Dans les lycées les plus populaires de notre échantillon ce sont ainsi 36% des chrétiens et presque autant de sans religion (35%) qui contestent l’interdiction du voile.

Malgré tout gardons à l’esprit que la majorité des jeunes non musulmans soutient l’interdiction du voile à l’école alors qu’une majorité soutenait l’idée de plats préparés en fonction des convictions religieuses. Y-a-t-il une contradiction entre ces deux opinions ? Je ne le pense pas. En effet, le fait d’offrir un choix varié de plats à la cantine qui puisse satisfaire des goûts ou des préférences eux-mêmes variés en fonction de critères personnels n’a rien d’ostentatoire et peut être difficilement présenté ou ressenti comme un étendard prosélyte. Il permet simplement de respecter des convictions personnelles sans qu’elles aient à s’afficher de manière ostensible. Si on le conçoit de cette manière, ce choix ne remet pas en cause la neutralité de l’école républicaine.

La question du voile à l’école est évidemment toute différente puisque sa visibilité et son caractère permanent peuvent facilement la faire comprendre comme un affichage identitaire qui, pour le coup, rentre en tension avec la neutralité scolaire. La plupart des jeunes lycéens font donc très probablement le partage entre ces deux comportements et ne les apprécient de la même façon. Cela montre finalement leur maturité et leur pondération. Mais cette petite discussion montre aussi qu’en cette matière de laïcité comme dans beaucoup d’autres les jugements binaires sont mal venus. Tout doit s’apprécier au cas par cas en fonction de situations et de contextes qui présentent chaque fois des spécificités.

[1] O. Galland, A. Muxel (dir.), La Tentation radicale. Enquête auprès des lycées, PUF, 2018