Relativisme absolu et relatif, vrai et faux universalisme edit

27 janvier 2021

Relativisme, universalisme. Deux termes qui inondent le débat public, suscitent les passions et se déroulent dans une grande ambigüité. On nous somme de nous inscrire dans ces oppositions binaires comme s’il s’agissait de faire un choix et un choix clair – pour ou contre -, ce qui n’est évidemment pas le cas. Mary Douglas, la célèbre anthropologue britannique, nous mettait justement en garde contre la tentation de penser qu’il existe deux sortes de gens, deux sortes de réalité ou deux sortes de processus. Au risque d’être « professorale », comme me l’a dit un journaliste à la télévision en général mieux inspiré (et ce n’était pas un compliment !), quelques éclaircissements s’imposent.

Relativisme

Le « relativisme » est maintenant l’objet de la condamnation dans un projet de loi. Il désignerait la fin des valeurs partagées, l’acceptation de tous les comportements y compris ceux qui nous paraissent les plus répréhensibles, le refus de respecter les principes et les valeurs qui nous permettent de vivre ensemble dans une démocratie. L’idée du relativisme des normes et des valeurs a pourtant une solide tradition. Dans notre histoire nationale, on peut rappeler Montaigne, témoin des guerres de religion : « Il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n’avons d’autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes ». Et Pascal de lui faire écho par la célèbre formule / « Vérité en-deça des Pyrénées, vérité au-delà », « Chaque usage a sa raison ». Ce relativisme culturel est au fondement du projet de toutes les sciences de l’homme, de l’anthropologie à la sociologie. En même temps il est lié à l’idée démocratique dans la mesure où il est l’une des dimensions de la liberté. Ce n’est donc pas le relativisme en tant que tel qui doit être dénoncé, mais la dérive du relativisme qu’a analysée le grand anthropologue libanais, mon ami Selim Abou, en faisant la distinction fondamentale entre le relativisme absolu et le relativisme relatif.

Le relativisme est en effet aujourd’hui l’objet d’un grand débat chez les anthropologues. Pour les relativistes absolus, ou radicaux, il est impossible des porter des jugements moraux universels parce que toute morale est inévitablement liée à une société particulière. Les seules données universelles sont la définition biologique de l’homme et certains universaux formels tels l’existence de règles de la parenté ou de la phonologie. Les cultures, elles, sont, pour les relativistes radicaux, imperméables les unes aux autres et incapables de communiquer. Chacune est absolument singulière. Les critères de vérité et de signification ne relèvent en dernière analyse que de la convention. En conséquence on doit accepter tous les traits culturels des autres cultures, jusque et y compris l’excision des petites filles, puisque nous ne pouvons pas porter de jugements qui ne soient totalement dictés par notre propre culture. L’argument, « C’est leur culture », justifie tout.

En revanche pour les tenants du relativisme relatif, les particularités de chaque culture ne contredisent pas l’existence de valeurs universelles. Ils affirment qu’il existe un horizon d’universalité qui permet aux êtres humains de se comprendre et d’échanger par-delà la relativité de leurs cultures, ils admettent la possibilité du croisement entre les différentes cultures et des échanges entre les êtres humains de culture différente. Le relativisme que nous acceptons tous doit être lui-même relatif. Pour eux, les critères de vérité et de signification ne sont pas exclusivement dépendants du contexte culturel et de la spécificité de chaque société.

Si l’on accepte cette distinction, Les démocraties ne devraient pas dénoncer le relativisme, mais le relativisme absolu.

Universel

Le débat sur le relativisme culturel s’inscrit dans celui qui concerne l’universalisme. La critique qui est portée aujourd’hui, et que nous partageons, concerne la prétention « universaliste » qu’a diffusée le xixe siècle au cours de l’expansion de la puissance européenne. Elle est symbolisée, par exemple, par le « temps universel » qui fut alors adopté, à savoir le temps de Londres, celui de la puissance dominante de l’époque, le Royaume-Uni. C’est aussi au nom des valeurs « universelles » de la « civilisation » que fut justifiée la politique coloniale alors qu’il s’agissait des valeurs européennes dont les politiques et les penseurs universalisaient les valeurs nées de la double révolution industrielle et démocratique. C’était un faux universalisme puisqu’il se confondait avec une culture particulière, celle de l’Europe démocratique. Or aucune société concrète n’incarne l’universel.  L’universel est une idée, une référence, une aspiration, un horizon des croyances et des pratiques. En même temps, toutes les sociétés, si elles ne peuvent prétendre avoir un accès direct à l’universel, doivent porter la « marque d’une inspiration et d’une aspiration à l’universel », faute de quoi, comme l’écrivait Pierre Hassner, la culture et la politique « sont exposées aux dérives les plus monstrueuses », ce dont témoignent les totalitarismes et les guerres du xxe siècle. L’universel, c’est le principe régulateur qui préside à la comparaison des cultures et des sociétés en permettant leurs échanges et leur reconnaissance réciproque.

Autrement dit, il ne s’agit pas d’opposer particularismes et universalisme, mais de souligner que l’aspiration à l’universel est la condition de maintien des particularismes. C’est en participant à une communauté ou à une société particulière que les êtres humains participent en même temps à une forme d’humanité universelle. Reconnaître des valeurs universelles, c’est se référer à l’idée d’une subjectivité transcendantale. Ce qui définit l’être humain, c’est précisément sa capacité, lui qui est socialisé dans une société particulière, de ne pas être entièrement défini pas les caractéristiques liées à cette socialisation. Rousseau avançait que l’homme pouvait être homme en même temps que citoyen, que l’on pouvait concilier l’esprit national et l’idéal de l’universalité liée à la citoyenneté. Il s’agit toujours de rechercher la portée universelle des expériences uniques des différentes cultures.

La conséquence de ces analyses est que l’on peut condamner non pas une culture dans son ensemble, mais certaines pratiques et on peut le faire non pas au  nom des valeurs de notre propre société, mais en se référant à des valeurs universelles. On peut condamner la pratique de l’excision qui renvoie la femme à sa seule dimension sexuelle ou biologique et lui dénie, en conséquence, d’exercer la liberté propre à l’être humain – la liberté est un principe universel. On ne saurait admettre qu’au nom du relativisme absolu on puisse justifier une pratique contraire à la liberté d’un être humain. On ne peut accepter le jugement, « C’est leur culture », qui manifeste le mépris pour la dite culture.

L’universalité de tous les êtres humains, c’est leur capacité de rompre avec leur propre société ou, en tous cas, de prendre de la distance à son égard. La relativité des cultures prend sens à l’intérieur de l’humanité de tous. La société démocratique doit respecter les particularismes tout en leur donnant les moyens de participer à l’universalité de la raison scientifique et de la citoyenneté. Elle ne saurait tolérer les pratiques contraires aux principes qui la fonde, la liberté et l’égalité de tous les citoyens.

Il ne faut pas confondre l’utilisation politique qui a été faite dans le passé des principes universalistes pour justifier des projets impériaux avec ce qui est l’idée de l’universel, condition de la liberté et des échanges. Il faut condamner le relativisme absolu sans pour autant supprimer l’inspiration relativiste qui a permis de reconnaître les autres dans leur spécificité. Le véritable universalisme est à l’horizon des relations entre les êtres humains et les sociétés.