Web 2.0 : seuls, mais ensemble edit

5 octobre 2007

A vingt ans, impossible d'être solitaire, sous peine d'être tenu pour un inconscient qui handicape son avenir. " Il faut être socialisé ", affirme une société habitée par les vertus de la communication. Dans cette période de la vie où les contraintes sont théoriquement moins pesantes, il est bienvenu de se construire, de s'expérimenter dans des relations amicales ou amoureuses. Les autres, c'est d'abord les copains de classe ou les voisins, mais pas uniquement ; c'est aussi ceux que les sorties, les voyages, les rencontres posent sur votre chemin. La génération de 68 a porté haut les valeurs de l'échange et de l'amitié. Elle voulait ainsi sillonner la planète, la comprendre et même la sauver. Mais tout a changé. Quarante ans plus tard, pour explorer le monde et s'éprouver face à lui, il suffit d'ouvrir son ordinateur et de s'immerger dans la sociabilité virtuelle.

85 % des Européens de 15-24 ans surfent sur Internet pendant leurs loisirs (Eurobaromètre 2007) - contre 54 % pour tous les âges. Pour quel usage ? Outre les e-mail qui figurent comme la première activité, les internautes naviguent pour charger de la musique (50 % d'entre eux) ou des films (28 %), ou échanger des fichiers (36 %). Et pour participer à des sites de discussion ou des forums (40 %), visiter des blogs (21 %) ou créer leur propre blog (14 %). Les jeunes Français sont conformes à ce prototype. Certes, le temps moyen passé à surfer demeure faible, moins d'une heure par jour, comparé à celui consacré à la télévision (2 heures 43 pour les 15-34 ans en 2006). Mais pour la première fois, en 2006, après des années de progression continue, la durée de l'écoute télévision marque le pas, pour toutes les classes d'âge. Et pour la première fois aussi, la génération montante s'adonne moins aux sorties de cinéma, pourtant activité de prédilection des adolescents et post-adolescents depuis que la lampe magique existe ! La culture numérique pose son emprise sur les jeunes , et par là, modifie leur façon d'être : elle conforte l'avancée vers un profil psychologique que les médias électroniques ont amorcé, et qui aujourd'hui, avec Web 2.0, gagne une autre ampleur.

Cet individu, d'abord, entend s'exprimer, rendre compte de sa vie et de ses émois auprès des autres - tendance captée et stimulée par la télévision des années 1990 . La profusion des blogs d'adolescents, véritable revitalisation et exposition au grand jour des journaux intimes d'autrefois, en témoigne (Médiamétrie répertorie en France 5, 7 millions de blogs en 2006 ; 8 blogueurs sur 10 ont moins de 24 ans, 52 % sont étudiants ; beaucoup de blogs toutefois sont vite abandonnés). Certains de ces blogs servent de prolongement à la sociabilité scolaire, sorte de support aux conversations d'un réseau d'amis déjà constitué, comme le font les radios associatives lycéennes. On observe aussi les sites qui fédèrent des groupes affinitaires : autour des fans de telle série télévisée, des mordus de tel chanteur ou de telle marque star des écrans publicitaires. Enfin, une partie de la blogosphère est animée par des internautes avides de faire connaître leurs opinions sur les petits et grands sujets de ce monde : elle réunit des anonymes engagés désireux de sortir de l'ombre, et des patronymes déjà présents dans le débat médiatique, mais qui entendent gagner par là un surcroît de visibilité et d'audience.

Les flux culturels distillés par la télévision et le cinéma, écosystème des sociétés modernes, aiguisent l'aptitude à vivre ici et ailleurs, à se détacher de son contexte géographique et social, à se fabriquer des biographies alternatives, à circuler d'une réalité à l'autre. Ils façonnent un vrai talent à s'abstraire du quotidien. Dans la période récente la blogosphère, les chats et les forums, vaste espace de jeu pour les simulations identitaires, apportent leur grain à ce mouvement de travestissements perpétuels et l'amplifie. Le monde virtuel de " Second Life " illustre à merveille cette orientation. Objet de suspicions sur l'aliénation de l'individu, et de la perte de soi dans la galaxie virtuelle, il fonctionne selon ces multiples dédoublements de la personnalité contemporaine, poussant à l'extrême la vie par procuration. Une plume optimiste pourrait le rebaptiser " second chance " : pour certains joueurs, se confondre avec son avatar offre infiniment plus de gratifications et d'estime de soi que le monde réel. En fait, comme jamais, l'homme des années 2000 voyage, même s'il est immobile.

Enfin, dans ce théâtre où alternent zones d'ombres et éclats de vérité, l'homme moderne est accompagné... de musique. La proue des industries culturelles. Le vade mecum pour la route. Au cours des dernières décennies, l'écoute de la musique a connu une explosion. Dans les années 1960, les jeunes se branchaient sur la radio, notamment la célèbre émission Salut les copains qui, pour toute une génération, a associé rock et émancipation juvénile. Les 15-24 ans d'aujourd'hui écoutent à peine plus la radio qu'à cette époque - en dépit de la multitude de réseaux musicaux -, mais grâce aux CD, aux téléchargements sur Internet, aux baladeurs et aux iPods, ils vivent sous un déluge de décibels. Les deux tiers d'entre eux écoutent de la musique enregistrée tous les jours (contre 20 % des 20 ans de mai 68), et c'est la pratique culturelle qui, de loin, leur manquerait le plus cruellement si elle venait à disparaître.

La culture numérique consolide l'évolution de l'individu moderne. Elle conforte son aspiration à se raconter, à dévoiler aux autres une part de sa vérité, à participer au débat public. Elle invite chacun à sortir de son isolement et de son anonymat. Elle contribue à fabriquer un individu appliqué à la " projection réflexive de soi ", comme le dit Anthony Giddens, un être qui tâtonne et expérimente pour s'auto inventer. Mais qui s'adonne avec bonheur aux travestissements et aux jeux de rôle, le besoin de secret n'ayant en rien cédé la place à un exhibitionnisme aveugle. L'hypermoderne ne cultive pas une identité définitive et finement ciselée, il valorise l'absence de gravité (dans les deux sens du terme), il hait l'enfermement dans un rôle ou un statut, il aspire à connaître plusieurs vies, qu'elles soient réelles ou fantasmées, ou les deux à la fois. Ainsi, la musique, métaphore pour des états d'âme, et activité profondément sensorielle, est le viatique idéal pour cet être autocentré, jaloux de son indépendance, mais qui, pourtant, entend vibrer avec les autres. Tous les jours on le repère : dans la cohue du métro, enivré en lui-même, avec son lecteur MP3 ou dansant seul sur la piste bondée, la tête dans les étoiles. Seul mais ensemble, unique mais semblable, tel est l'idéal achevé par un siècle d'individualisme et de révolution des techniques de communication.