Halte au feu! edit

22 juin 2020

Parmi les facettes de notre génie national, il est en une que la crise du Covid a magnifiée : c’est notre masochisme, notre capacité sans limite à nous déprécier. Les propos de Marcel Gauchet, dans Le Monde daté du 8 juin, - « Nous ne jouons plus dans la cour des grands » - et ceux rapportés par Sarah Belouezzane dans son papier sur la « désillusion française » ne font que prolonger une interminable litanie de complaintes sur notre gestion de la crise, notre impréparation, etc. Le tout, face à une Allemagne triomphante. L’ Étrange Défaite de Marc Bloch est appelée en renfort. Nous serions, comme en juin 1940, sidérés par l’effondrement national face au voisin d’outre Rhin. Trop c’est trop. Et Marcel Gauchet nous relègue d’office dans la deuxième division, celles des traînards dépensiers du sud, naturalisant au passage cette vision populiste tellement délétère pour l’Europe. Rappelons quelques données.

Si le critère est celui des morts du Covid, la meilleure statistique, car indépendante des comptages déclaratifs plus ou moins exhaustifs, est celle de la surmortalité générale pendant la période de l’épidémie. Au 6 juin, la compilation du Financial Times, particulièrement fouillée, donnait les chiffres suivants : France +30%, UK +65, Pays Bas +42, Espagne +62, Italie +47, Suède +30, Portugal +13, Allemagne +6. En Italie, la surmortalité vient massivement de la Lombardie et de Bergame (+496%). Elle est très faible en Italie du sud. En France, la réunion de Mulhouse a joué un rôle majeur. Si l’on avait réduit la France à sa moitié ouest, nous aurions été « meilleurs » que les Allemands (Bretons et Aquitains, faites sécession : vous resterez dans la « cour des grands » !).

Changeons de cap et regardons vers l’Est. La Pologne, la Hongrie, la Biélorussie, la Roumanie, la Bulgarie, l’Ukraine, les pays Baltes : réunis, ces pays ont eu 4 fois moins de morts que la très vertueuse Allemagne. Regardons la surmortalité des grandes villes : New York City +364 %, Madrid +175, Londres +130, Île de France +98, Stockholm +90, Istanbul +30. Derniers chiffres enfin, compilés par l’université Johns Hopkins, sur le taux de décès Covid cette fois, par million d’habitants : en tête au niveau mondial, la Belgique (835), suivie par le Royaume-Uni (598), l’Espagne (581), l’Italie (556). La Suède (446), si fière de son approche atypique, devance légèrement la France (443). Les Pays-Bas (347) et les USA (327) viennent derrière. L’Allemagne est à 100, la Pologne à 30. Décidément, ce virus semple mieux corrélé avec l’axe Est Ouest qu’avec l’axe Nord Sud !

Bref, si l’on s’en tient aux effets du Covid, on voit mal pourquoi nous serions parmi les « cancres en Europe ». C’est vrai, nous avons dramatiquement manqué de masques et de surblouses. Voilà en effet de quoi « faire tomber une grande nation de son piédestal », comme dit Fourquet! Notre État s’est révélé égal à lui-même, avec une multitude d’acteurs et d’agences mal coordonnées, peu pragmatique, ultra-normatif, multipliant des précautions tatillonnes (à proportion de la défiance nationale, une autre de nos spécialités, et donc des procès à venir !). Mais il a fait le job, pour l’essentiel. Nous avons découvert aussi que nous dépendions d’une nébuleuse d’usines situées en Mongolie intérieure pour des principes actifs de médicaments essentiels mais peu rentables. Mais c’est le cas de tous les autres pays d’Europe et d’ailleurs, y compris l’Inde, principal fabricant de génériques.

« Avec l’Allemagne nous ne jouons plus dans la même catégorie », assène Gauchet. Quelques chiffres là encore, pour sortir du péremptoire et de l’excessif. En dépenses de santé relatives au PIB, les situations sont très proches (de l’ordre de 11 %) avec une dépense publique supérieure en France. La fameuse « désindustrialisation » ? C’est vrai, l’Allemagne aime son industrie alors que nous ne cessons de la déprécier. Et nous avons commis de grandes erreurs. Mais, si on prend l’industrie au sens large – dans le périmètre que j’appelle hyper-industriel, en comptant les services qui lui sont directement liés et les grands services industrialisés, dans l’énergie, les « utilities » - on arrive non plus à 13% de la valeur ajoutée nationale, mais à 30% environ. À peu près comme l’Allemagne, avec des répartitions différentes (moins d’usines, plus de services industrialisés chez nous). Une grande différence est le mode de projection internationale. L’industrie allemande a profité massivement de son « arrière-cour » d’Europe de l’Est pour baisser ses coûts, alors que les groupes français ont fait très tôt le choix de l’internationalisation du grand large, allant chercher les marchés en croissance. L’Allemagne exporte depuis son territoire, nous sommes davantage présents dans le monde. Le stock d’investissement direct à l’étranger de la France est nettement supérieur à celui de l’Allemagne (54 contre 45, en points de PIB). Dans les comparaisons, on sous-estime régulièrement le poids de cette France « off-shore ». Les filiales étrangères de nos groupes emploient environ 6 millions de personnes, dont un tiers dans l’industrie (à comparer aux 16 millions d’emplois marchands salariés en France). En 2016, le nombre d’emplois manufacturiers dans les entreprises françaises à l’étranger représentait 73% du nombre d’emplois résidents. Pour les « utilities », ce ratio était de 87%. On peut contester cette forme de mondialisation extravertie.  Mais dire que la France est restée en dehors de la mondialisation est une contre-vérité. Dans la crise actuelle, l’Allemagne a sur nous l’immense avantage de sa situation financière et budgétaire, qui lui permet une relance bien plus vigoureuse. Mais ses spécialisations industrielles sont très fragiles, et vont nécessiter des révisions douloureuses. Cessons de nous battre la coulpe. Affrontons avec les Allemands et les autres Européens le formidable défi de la conversion écologique et de l’industrie de demain.