Le sens de la laïcité en France en 2020 edit
Les Français ont le génie de transformer en débat idéologique une question de politique publique. La présence d’une forte population musulmane et l’expansion d’un islam politique dans le monde posent de nouveaux défis à des sociétés démocratiques fragiles. Dans le cas de la France (où se trouvent les plus nombreuses populations musulmanes d’Europe, voisinant avec la plus forte communauté juive), on peut – et on doit même – s’interroger sur les modalités de leur participation à la vie collective, comme on l’a fait dans le passé s’agissant d’autres vagues migratoires. Comment les faire participer aux pratiques qui organisent la vie commune des démocraties et, en particulier, comment leur faire respecter deux des principes fondamentaux de la tradition de la démocratie européenne, la séparation du politique et du religieux et l’égalité des droits entre les femmes et les hommes ?
On le sait, à la suite des violences qui déchirèrent l’Europe au XVIe siècle lorsque catholiques et protestants, au nom de la vraie religion d’amour, rivalisèrent dans l’horreur, la neutralité religieuse de l’Etat fut progressivement pensée, puis appliquée au cours d’une évolution qui dura plusieurs siècles. Elle constitue l’une des caractéristiques de l’ordre démocratique, fondé sur l’égalité des droits et des devoirs des citoyens, quelles que soient leurs origines et leurs croyances.
La séparation du politique et du religieux à la française
Cette séparation n’en a pas moins pris des formes différentes selon la genèse de la modernité politique d’une nation occidentale à l’autre. Il n’est que d’évoquer, par exemple, les Etats-Unis, qui se sont constitués à partir d’un projet d’émancipation tout à la fois politique et religieux, ou encore le Royaume-Uni où la monarchie reste aujourd’hui symboliquement liée à une Eglise ou plutôt à deux Eglises nationales (Angleterre et Ecosse). La France est, de ce point de vue, un cas particulier. La modernité politique a surgi d’une révolution qui devint violente contre la légitimité traditionnelle qui unissait étroitement, depuis des siècles, la monarchie et l’Eglise catholique romaine. Les lois organisant la séparation du politique et du religieux ont été élaborées pour clore le débat sur la légitimité politique, débat qui avait donné lieu à des conflits passionnés depuis l’explosion révolutionnaire de 1789 jusqu’à la loi de 1905. Dans d’autres pays démocratiques, la séparation de l’Etat et des Eglises peut apparaître comme un moyen de gestion politique de la diversité religieuse. En France, elle est à la fois plus radicale et plus philosophique ou idéologique. Dans notre tradition démocratique la « laïcité », c’est-à-dire la forme française de la séparation du politique et du religieux, est une dimension essentielle de la démocratie.
C’est notre héritage et, comme tout héritage politique, il doit être compris et transmis dans son principe, quitte à être réinterprété, au sens des anthropologues, dans ses modalités en fonction d’une société qui s’est transformée. Mais il ne saurait être détaché de sa signification politique. C’est cet héritage qui a fait notre nation.
Le problème est donc : comment et jusqu’à quel point la tradition laïque peut-elle et doit-elle être adaptée aux conditions nouvelles ? La réponse est évidemment d’en garder le principe et d’adapter ses applications aux caractéristiques et aux aspirations de la population. Celle-ci a changé depuis l’adoption des lois de la laïcité. Elle est plus formée, plus exigeante, peut-être plus diverse. Mais cette réponse – conserver le principe, aménager ses modalités – ne suffit pas à lever toutes les interrogations, ni à donner des solutions aux problèmes concrets qui se posent.
Au lieu de nourrir un débat de politique publique – comment adapter les lois de la laïcité à une population majoritairement déchristianisée, où l’islam, voire des fondamentalismes d’origine chrétienne, se développent ? – un conflit idéologique s’est développé, introduisant l’idée fausse qu’il existerait depuis toujours deux conceptions antinomiques de la laïcité.
Un faux débat
Pour les tenants d’une laïcité sans concession, qu’on appelle « républicains », il s’agit de continuer à porter le principe laïque en tant que projet fondateur de la République et de l’intégration sociale. Ils rappellent que c’est un principe de liberté, puisqu’il consacre la faculté de chacun de croire et de ne pas croire, de changer de religion ou de n’en pas avoir ; que c’est un projet qui est, en tant que tel, inclusif, puisqu’il permet de réunir en une communauté politique tous les citoyens, quelles que soient leurs origines historiques et leurs croyances. D’où le rôle de l’école en tant que le lieu où se forme le citoyen, tous les élèves y étant considérés comme de futurs citoyens, autonomes, libres et égaux, appelés à forger leur propre conception du monde et de leur destin, sans imposer aux autres leur propre conception et en respectant celle des autres. La loi de 2004 interdisant le port de signes religieux ostentatoires dans l’enseignement primaire et secondaire, parmi de nombreuses autres dispositions, s’inscrit dans cette conception.
Devant la poussée des revendications identitaires – affirmation de la primauté de la loi religieuse sur la loi républicaine, exigence de séparation des filles et des garçons dès le plus jeune âge, refus de participer à certaines activités comme la musique ou au sport, confusion du savoir et de la croyance - une conception « ouverte » de la laïcité a été élaborée par certains. Ils plaident pour une politique de reconnaissance des expressions religieuses ou identitaires dans l’espace de l’Ecole. Ils préconisent une attitude tolérante devant les manifestations publiques de fidélité à des croyances et traditions qualifiées de religieuses. Ainsi le port de signes religieux qualifiés d’ostentatoires ne remettrait pas en question la laïcité, mais serait la marque d’une reconnaissance de l’identité particulière des musulmans. L’accepter témoignerait du libéralisme de la République et de la qualité d’attention qu’elle porte à l’Autre – d’autant plus que ces derniers seraient des opprimés, les nouveaux damnés de la terre. Alors que la reconnaissance des identités particulières par cette laïcité « ouverte » et « inclusive » permettrait de respecter et donc d’intégrer les populations d’origine ou de tradition musulmane, l’application stricte des lois de laïcité, adoptées à une autre époque, serait tyrannique et exclusive.
Les tenants de la laïcité « ouverte » ont une image flatteuse dans les milieux politiques, médiatiques et académiques. Elle parle mieux à l’esprit du temps. Qui d’entre nous n’est pas pour une société « ouverte » et « diverse » ? La plupart de mes collègues ont déploré l’adoption de la loi de 2004. Ils appartiennent aux catégories sociales attachées au « libéralisme culturel » selon la catégorie élaborée par Gérard Grunberg et Etienne Schweisguth. De plus, ils ont beau jeu de dénoncer des excès – dont certains sont indiscutables – de militants qualifiés de « laïcards », encore obsédés par les combats anciens et gagnés contre l’Eglise catholique. Mais on ne doit pas confondre un principe avec ses excès, si critiquables soient-ils. Il importe de penser et de conserver le principe.
Un défi politique
L’argumentaire des partisans de la laïcité « ouverte » pourrait être accepté s’il s’agissait d’un problème purement religieux, relevant de la morale du « père de famille de bonne foi », évoqué dans la célèbre Lettre aux instituteurs de Jules Ferry. Mais le débat idéologique actuel sur la réinterprétation de la laïcité traditionnelle n’est pas un problème de tact, de tolérance et de respect de la liberté de conscience. La remise en cause de la laïcité « républicaine » fait partie d’un mouvement politique et organisé et c’est en termes politiques qu’il faut le traiter. C’est ce que nos amis anglophones appellent a political issue. L’islam en tant que religion ne pose pas de problème que la loi de 1905 ne puisse résoudre. Ce n’est évidemment pas le cas de l’islamisme, c’est-à-dire du projet politique planétaire d’un islam conquérant.
Cette observation est déterminante, car le principe de laïcité est lié à la conception française de la laïcité, inséparable de la démocratie française. Observation d’autant plus déterminante que ce qu’on peut appeler les extrémistes musulmans ou l’islamisme ou l’islam politique – faut-il encore une fois rappeler qu’il ne s’agit pas de l’islam en tant que tel ? – formulent eux-mêmes leur condamnation de la démocratie et leur volonté de la détruire.
Ce n’est pas une obsession de « laïcards » attardés, continuant à mener un combat déjà gagné contre les traces de l’influence de l’Eglise catholique dans la société française, alors que volens nolens l’Eglise française est devenue laïque. Nos amis algériens de tradition musulmane, les Boualem Sansal, les Kamel Daoud, racontent les étapes de l’islamisation extrême menées dans leur pays. En France, les documents existent depuis le début de ce siècle : Les Territoires perdus de la République[1] ont été publiés en 2002, le rapport de l’inspecteur général Jean-Pierre Obin a été remis en 2004, puis soigneusement rangé dans un tiroir par le ministre de l’Education nationale, François Fillon, pour « ne pas faire de vagues ». En 1987, Gilles Kepel avait d’ailleurs déjà publié Les Banlieues de l’islam[2]. Ils ont été suivis de travaux de sociologues et d’islamologues sous une forme plus élaborée scientifiquement[3]. Personne n’a contesté leurs observations, même si l’on peut discuter leur signification.
Les chercheurs des sciences sociales devraient se retrouver autour de quelques constats. La majorité de la population musulmane s’intègre dans la société française et partage pour l’essentiel les valeurs démocratiques[4]. Mais on ne peut nier qu’une minorité d’entre eux, dont nombre de convertis, sont enrôlés dans un projet d’islamisation politique directement contraire aux valeurs de la démocratie. Personne ne devrait non plus nier que, parmi les jeunes générations, une forte minorité rejette les valeurs démocratiques et que, parmi eux, ceux qui se réclament de l’islam sont les plus nombreux[5].
Résister
Si l’on prend un peu de recul avec le débat franco-français sur la signification philosophique de la laïcité, ces données doivent être interprétées dans une perspective géopolitique, celle des attaques contre la démocratie. Celles-ci ne sont pas le seul fait des musulmans extrémistes, puisqu’elles émanent aussi des autocrates de Russie, Turquie, Iran, Inde ou Chine, sans compter les chefs des démocraties « illibérales » de l’Europe de l’Est. Mais l’islamisme y tient une large place. La résistance des « républicains » à remettre en en cause les formes de la laïcité « à la française » revêt parfois des accents désuets. Mais cette résistance est vitale, car elle s’oppose à une tentative totalitaire qui se donne pour objectif de détruire la démocratie. Ecoutons nos amis algériens.
L’expérience des années 1930 a montré que ce n’est pas en cédant aux exigences de ses ennemis, en cherchant des compromis, que la démocratie a une chance de se sauver, mais en affirmant ses valeurs et en étant prête à combattre pour les défendre.
Trop peu de conséquences sont tirées des travaux de sciences sociales. Le problème n’est pas tant les formes de la laïcité ou le débat entre républicains « raides » et multiculturalistes « ouverts ». La véritable interrogation porte sur la force de la résistance à l’égard de la poussée extrémiste de ceux qui veulent détruire la démocratie et qui, en manipulant le libéralisme et le légitime souci d’ouverture de nos élites politiques et intellectuelles, s’attaquent, au travers de la laïcité, aux fondements mêmes de l’ordre démocratique. Il faut défendre la laïcité française parce qu’il faut défendre la démocratie.
[1] Emmanuel Brenner, Les Territoires perdus de la République, Mille et Une Nuits, 2002 ; nouvelle édition, Fayard, « Pluriel », 2015.
[2] Gilles Kepel, Les Banlieues de l’islam, Naissance d’une religion en France, Le Seuil, 1987.
[3] Citons par exemple, parmi d’autres, Catherine Grémion, Les Religions dans la ville d’aujourd’hui, L’Harmattan, 2012 ; Gilles Kepel, Terreur et martyre. Relever le défi de civilisation, Flammarion, 2008, Quatre-vingt-treize, Gallimard, 2012, Passions françaises, Gallimard, 2014 ; Bernard Rougier (dir.), Les Territoires conquis de l’islamisme, PUF, 2020, Hugo Micheron, Le Jihadisme français. Quartiers, Syrie, prisons, Gallimard, 2020.
[4] C’est ce sur quoi insiste par exemple Nilüfer Göle, Musulmans au quotidien. Une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam, La Découverte, 2015.
[5] Olivier Galland, Anne Muxel, La Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, PUF, 2018, selon qui l’effet de l’appartenance à la confession musulmane a un effet indéniable sur la probabilité d’adhérer à la radicalité religieuse. Par exemple, 45% des élèves musulmans ne condamnent pas totalement les attentats de janvier 2015, contre 17% des chrétiens et 14% des sans religion. Selon un sondage récent de l’IFOP, 57% des jeunes musulmans considèrent que la charia est « plus importante que les lois de la République ».
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