La dérive égalitariste de Thomas Piketty edit

22 septembre 2019

À lire les critiques de la presse, enthousiastes, le dernier essai de Thomas Piketty rencontrera certainement un grand succès. L’ouvrage se veut une fresque historique des inégalités dans le monde et de la façon dont les sociétés, et les puissants en leur sein, ont construit des idéologies de la justice pour les légitimer (d’où le titre de l’ouvrage, Capital et idéologie). Les trois premières parties du livre sur les régimes inégalitaires des sociétés esclavagistes, coloniales puis contemporaines font appel à une foultitude de données historiques, statistiques, économiques et sociologiques, le talent de Thomas Piketty pour les rassembler et les faire parler étant indéniable. Ce tableau est néanmoins essentiellement descriptif et il est difficile d’en dégager des lignes de forces, si ce n’est deux idées : celle que le régime d’inégalité qui prévaut dans un pays donné est d’abord le résultat d’un choix politique et idéologique et celle que ce choix pour les sociétés contemporaines doit conduire à rien de moins que l’éradication de la propriété. Piketty renverse le fameux diptyque marxien en faisant de la superstructure l’opérateur essentiel du système inégalitaire. Cette position autorise le lecteur à lire son ouvrage sous cet angle, celui d’une proposition idéologique et politique. Thomas Piketty d’ailleurs ne s’en cache nullement et développe dans la dernière partie de l’ouvrage des propositions politiques radicales pour éradiquer l’inégalité.

Une première question essentielle vient immédiatement à l’esprit à la lecture de l’ouvrage : pourquoi ce privilège exclusif accordé à l’égalité pour assurer et évaluer le bien-être de l’humanité ? Curieusement, Thomas Piketty ne s’en explique nullement. Sauf erreur de ma part, pas une seule ligne n’est consacrée à cette question. C’est pour lui un postulat, il n’a pas besoin d’être démontré. Pourtant, après tout, d’autres valeurs sont également importantes dont, une, la liberté est également gravée au fronton des édifices républicains. Mais non, pour Thomas Piketty toute l’histoire de l’humanité doit être évaluée au trébuchet de cet ultima ratio, l’égalité. La question de l’égalité est évidemment cruciale, mais contrairement peut-être à une idée reçue (la passion des Français pour l’égalité), lorsqu’ils sont interrogés sur l’importance à accorder à leurs yeux aux trois termes de la devise républicaine, la liberté vient assez largement en tête (40%, contre 32% pour l’égalité et 16% pour la fraternité[1]).

Les Français n’adhèrent pas à une vision égalitariste de la société

Plus largement d’ailleurs, les Français, lorsqu’on les interroge à ce sujet (dans la même enquête et celle qui l’a précédée[2]), ne partagent pas la vision égalitariste radicale exposée dans Capital et idéologie. Rappelons rapidement que ces propositions reviennent essentiellement à éradiquer l’inégalité « par le haut », en organisant ce qu’il faut bien appeler une spoliation des plus riches par des taux d’imposition confiscatoire sur la propriété, les revenus et l’héritage (pouvant monter à 90%). Cela devrait conduire nous dit l’auteur à diviser immédiatement le patrimoine des plus riches par dix !

Les Français sont favorables à une réduction de l’inégalité (89% sont d’accord avec l’idée de réduire les différences entre les revenus importants et les revenus faibles), mais une large majorité rejette l’idée d’une société égalitariste, 68% n’étant pas d’accord avec l’idée qu’il n’y ait aucune différence de revenus. Interrogés sur les salaires effectivement perçus et souhaités de différentes professions, les Français réduisent certes assez fortement les écarts entre les professions les mieux rémunérées et celles qui le sont le moins, mais ne remettent nullement en cause la hiérarchie entre elles. S’ils rejettent majoritairement l’idée d’une société égalitariste, c’est qu’ils croient que le mérite doit avoir sa part dans les rétributions de chacun (85% d’accord). Par ailleurs, ils rejettent nettement les propositions du livre sur l’héritage : 37% trouvent « juste ce qu’il faut » une taxation de 20% sur un héritage de 100 000 euros d’actions (loin des taux les plus élevés du projet pikettien) mais une petite moitié (48%) trouvent que c’est trop. Et sur l’héritage d’un même montant portant sur la transmission d’une maison familiale, ils sont beaucoup plus nombreux, 72%, à rejeter l’idée d’une taxation à 20%.

Pourquoi au fond les Français (et probablement beaucoup d’autres) rejettent-ils l’idée d’une société qui nivèlerait drastiquement les revenus ? Parce qu’ils croient que les talents et les motivations ne sont pas également distribués dans la société et que si cette inégalité a des causes sociales, elle tient aussi pour une part à l’infinie variété des aptitudes humaines, une idée qui est d’ailleurs validée par les travaux scientifiques[3] ; parce que, aussi, ils font passer les liens familiaux avant la solidarité sociale et qu’ils n’acceptent donc pas que l’Etat s’introduise de façon brutale dans l’organisation des successions, même si ce refus se paie (ce qui est vrai) d’une reproduction des inégalités.

La tentation liberticide

Dans les pages étonnantes (en restant modéré) qu’il consacre à l’analyse de l’échec des sociétés communistes, cette obsession égalitaire conduit Thomas Piketty à totalement passer sous silence l’effroyable prix humain, en déportations, famines et millions de morts, auquel a conduit l’expérience soviétique. Sauf erreur, le goulag n’est même pas évoqué. Mais, pour lui, l’échec du communisme n’est pas là (du moins il ne l’évoque pas), mais tient au fait qu’il « aura finalement conduit à renforcer la propriété privée » et à amener la Russie à devenir « le leader mondial des nouveaux oligarques ». Tout, y compris l’aspiration à vivre libre, doit donc s’effacer devant l’exigence égalitaire. Thomas Piketty laisse totalement impensée la question du lien possible entre la volonté d’éliminer « l’ennemi de classe » et l’avènement d’une société totalitaire. On ne peut manquer de trouver cela effrayant.

Il semble que la totale absence de l’idée de liberté dans le schéma intellectuel de Thomas Piketty est plus qu’un simple oubli ou qu’une simple négligence. Les pages qu’il consacre à l’expérience communiste chinoise sont à cet égard édifiantes. Obsédé par « sa dérive inégalitaire », il ne dit pas un mot de sa dérive liberticide. Mais il va encore plus loin dans une section intitulée « du modèle chinois et du dépassement de la démocratie parlementaire » (p. 729). Le régime chinois actuel, on le sait, est certainement l’un des plus totalitaires de la planète. Les Chinois sont dorénavant constamment surveillés grâce à la collecte d’une myriade de données et ils se voient affectés une note en fonction de la conformité de leur comportement qui, si elle est mauvaise, restreint leur accès à certains biens ou services : surveiller et punir ! Pas un mot de tout cela chez Thomas Piketty, mais un acquiescement sans fard aux critiques que le régime chinois adresse à la démocratie parlementaire qui est « une forme spécifique et historiquement déterminée d’organisation politique » qui « a ses vertus et aussi ses limites, qui doivent être sans cesse réinterrogées et dépassées ». Il faut donc, pour Thomas Piketty « porter une attention particulière » aux critiques adressés par les régimes communistes, notamment l’idée que « l’égalité des droits politiques est une illusion dès lors que les médias d’information sont capturés par les puissances d’argent ». On se frotte les yeux : un régime totalitaire où les libertés sont bannies est bien fondé à critiquer la liberté illusoire des démocraties parlementaires !

On ne comprend d’ailleurs pas bien par quel processus démocratique, Thomas Piketty espère faire advenir son expérience « internationaliste-égalitaire ». Il y a quelque chose d’incroyablement naïf dans l’idée qu’il avance de créer un « nouvel espace politique européen » pour adopter ses quatre impôts communs confiscatoires (sur les bénéfices des sociétés, les hauts revenus, les hauts patrimoines et la taxe carbone) et qui, pour lui, devrait rassembler au moins la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. On imagine facilement leur enthousiasme. Il y a aussi quelque chose d’inquiétant lorsqu’il avance que tout ceci devrait se faire au travers d’une « délibération collective » dont les contours restent extrêmement flous. Cependant, la tentation autoritaire n’est jamais bien loin et elle affleure souvent. Sans doute conscient de l’irréalisme de ses propositions de social-fédéralisme européen (voir mondial !), il explore les solutions envisageables pour l’appliquer dans un seul pays. La recette est simple : une société de la totale transparence et du total contrôle par le Moloch étatique, en fait un vaste système de surveillance des patrimoines, en obligeant par exemple, les entreprises « à transmettre les identités des actionnaires et les parts correspondantes, faute de quoi des sanctions dissuasives seraient appliquées » ou en obligeant les banques à transmettre les informations sur les portefeuilles financiers. Et pour ceux qui voudraient fuir, un système d’exit tax dissuasif serait censé les faire réfléchir.

Inégalités internes ou inégalités mondiales?

Dans l’introduction de son livre, Thomas Piketty écrit que son ouvrage précédent était trop « occidentalo-centré » et qu’il a voulu corriger ce travers dans ce nouveau livre. Mais, malgré des chapitres consacrés à l’Inde ou à la Chine, ce livre reste essentiellement consacré aux sociétés occidentales et surtout se donne pour objectif de « réduire les inégalités à l’intérieur des pays ». Or si on a comme Piketty vocation à promouvoir « l’internationalisme », on doit prendre en compte le fait que l’inégalité la plus criante et la plus scandaleuse est celle qui divise les pays entre eux, celle qui divise, dans leur ensemble, les populations des pays pauvres, et notamment africaines, des populations des pays riches, européennes et américaines. Branko Malinovic[4] cité par Piketty a mis à jour un fait capital : si l’on considère l’ensemble des individus de la planète, l’inégalité qui les sépare tient d’abord et avant tout à leur lieu de naissance, bien avant toute autre caractéristique sociale : dis-moi où tu es né et je te dirai quel est ton destin économique. Ce fait capital est totalement, incroyablement absent de l’analyse de Piketty. On peut d’ailleurs peut-être deviner pourquoi, car aussi énorme que demeure l’inégalité mondiale (entendue entre tous les habitants de la planète), elle s’est, dans les dernières décennies, fortement réduite sous l’effet de la mondialisation, stade suprême du capitalisme honni par Piketty.

 

[1] Enquête Dynegal 2013, voir le livre collectif La France des inégalités. Réalités et perceptions, Galland dir. PUPS. Dans la même enquête, seuls 24% des Français disent s’intéresser « beaucoup » à la question des inégalités dans la société française, 50% « un peu ».

[2] L’enquête PISJ réalisée en 2009

[3] Sur le pouvoir prédictif des capacités cognitives comme des traits de personnalité sur les performances et résultats individuels dans les domaines éducatif, économique et social, voir la synthèse des travaux rassemblée par Almlund M., Duckworth A. L., Heckman J. J. et Kautz, T. D., 2011, Personality psychology and economics, No. w16822, National Bureau of Economic Research

 

[4] Son livre vient d’être traduit en français : Inégalités mondiales. Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances, La Découverte, 2019, avec une préface de ….Thomas Piketty