Fractures américaines, pro-life vs pro-choice edit

27 mai 2022

Le gouverneur de l'Oklaoma, un des Etats les plus pro-life des Etats-Unis, vient de promulguer une loi interdisant l'avortement dès la fécondation. Le débat sur cette question se durcit encore en opposant farouchement les deux camps (pro-life vs pro-choice) au moment où un document de la Cour suprême a fuité laissant supposer qu'elle s'apprêtait à remettre en cause l'arrêt historique Roe vs. Wade protégeant le droit à l'avortement au niveau fédéral. Dans ce contexte, il a paru utile de republier une chronique parue dans Telos en 2019 à propos d'un roman de Joyce Carol Oates (Un livre de martyrs américains) qui mettait en scène cet affrontement idéologique divisant profondément l'Amérique.

Le dernier livre de Joyce Carol Oates, Un livre de martyrs américains (traduction littérale du titre américain, publié en France par les éditions Philippe Rey 2019), a été considéré par le Washington Post comme « le livre le plus important » de l’auteur. Il ne l’est peut-être pas sur le strict plan littéraire, mais il dresse un tableau saisissant des fractures qui traversent la société américaine, d’abord des fractures morales et de valeurs même si elles opposent également des Américains d’horizons sociaux contrastés.

Le livre raconte (on peut en dévoiler l’histoire car il n’est absolument pas fondé sur un quelconque suspens), le meurtre d’un médecin qui dirige une clinique spécialisée dans les interruptions de grossesse et les pratiquant lui-même. Il est assassiné par un militant chrétien pro-life, c’est-à-dire viscéralement opposé, pour des raisons religieuses, à l’avortement. Ce combat de valeurs autour de l’avortement, pouvant déboucher sur des formes de violence extrême, est très présent aux Etats-Unis et à l’occasion de la sortie du livre de Joyce Carol Oates, il est intéressant pour un lecteur européen a priori très éloigné de la passion qui entoure ce sujet de l’autre côté de l’Atlantique, d’essayer d’en décrypter les ressorts.

Joyce Carol Oates n’a pas créé une pure fiction irréaliste lorsqu’elle a écrit ce livre. Depuis 1990, 11 meurtres ont été commis contre des membres de cliniques ou de centres pratiquant des avortements, 26 tentatives de meurtres, 42 attentats à la bombe, 188 incendies criminels, des milliers de tentatives d’intrusion, sans compter les opérations de harcèlement par internet qui se sont multipliées depuis les années 2000[1]. Le cas le plus célèbre dont elle s’est peut-être inspirée est celui de George Richard Tiller, un médecin du Kansas, directeur médical de l’une des trois seules cliniques du pays à offrir une interruption tardive de grossesse. Au cours de son mandat au centre, qui a débuté en 1975, Tiller a souvent été la cible de protestations et de violences de la part de groupes et d'individus anti-avortement. Sa clinique a été incendiée en 1986. En 1993, Shelley Shannon, extrémiste anti-avortement, a tiré sur Tiller, atteint aux deux bras. Le 31 mai 2009, il est finalement tué d'une balle dans la tête par l'extrémiste anti-avortement Scott Roeder.

L’avortement a pourtant été reconnu en 1973 comme un droit pour les femmes par l’arrêt Roe contre Wade de la Cour suprême qui a invalidé les lois des nombreux Etats qui interdisaient jusqu’alors l’avortement. L’arrêt reconnaissait que le droit à « la vie privée » d’une femme qui veut avorter doit être considéré comme plus important le que droit d’un Etat à légiférer sur ce sujet. Cependant, si en 1992 la décision Planned Parenthood contre Casey a confirmé ce droit à l’avortement, elle a également reconnu aux Etats le droit d’y apporter des restrictions. Ces restrictions sont entrées dans les faits dans de nombreux Etats et, point très important, elles ont aussi conduit à concentrer la pratique médicale des interruptions de grossesse dans des cliniques spécialisées. Ces cliniques spécialisées concentraient 71% des avortements pratiqués en 2000. Ces établissements, séparés des autres établissements de santé, facilement identifiables, sont évidemment plus vulnérables à la violence et au harcèlement pratiqués par certains militants pro-life.

Néanmoins, malgré les menaces et le harcèlement dont certaines cliniques sont l’objet, malgré les restrictions administratives, l’avortement demeure une pratique répandue aux Etats-Unis. En 2000 1 million 300 mille avortements ont été pratiqués et on estime que près d’une américaine sur deux connaîtra une plusieurs interruptions de grossesse durant sa vie.

Plus récemment, avec l’élection de Donald Trump et la nomination à la Cour Suprême de deux juges conservateurs la ferveur et l’activisme des pro-life se sont pourtant renforcés. Plusieurs Etats ont pris des dispositions anti-avortement, manifestement illégales, mais qui visent simplement à donner le coup d’envoi de procès qui seraient portés in fine devant la Cour suprême et pourrait déboucher, selon les espoirs des promoteurs de ces mesures, sur l’annulation du droit à l’avortement.

Qui sont les pro-life et les pro-choice ?

Les Américains sont partagés sur la question de l’avortement. Selon un sondage Gallup de mai 2018, les deux blocs (pro-life et pro-choice) sont absolument équivalents (48% se définissant par l’un ou l’autre des deux termes). Néanmoins, une nette majorité semble vouloir préserver le droit à l’avortement qui avait été reconnu par l’arrêt Roe contre Wade en 1973. Seuls 28% des Américains interrogés dans un autre sondage d’août 2019 souhaitent que la Cour annule cet arrêt (Pew Research Center). Dans le même sondage du Pew Research Center, 61% des personnes interrogées déclarent que l’avortement devrait être légal dans tous les cas ou la plupart des cas.

Les divisions entre Américains sur ces questions sont principalement politiques et religieuses. Les Républicains se prononcent assez massivement (62%) en faveur de l’illégalité de l’avortement dans tous les cas ou la plupart des cas, alors que les Démocrates sont de l’avis inverse encore plus massivement (82%). Les études antérieures dans lesquelles cette question était déjà posée montrent que ce clivage politique s’est nettement accentué surtout du fait de l’évolution des Démocrates vers un plus net libéralisme.

La fracture religieuse est tout aussi forte. Elle oppose essentiellement les Américains blancs protestants évangéliques à tous les autres. Les premiers sont en effet massivement en faveur de l’illégalité de l’avortement (à 77%), alors que les protestants traditionnels (« mainline »), qu’ils soient blancs ou noirs, et les catholiques sont partagés mais plus souvent pour la libéralisation que pour l’interdiction (les catholiques étant les plus partagés, 56-42). Notons également que les musulmans américains se prononcent à 55% en faveur de la légalité de l’avortement.

Ces protestants évangéliques représentent la partie démographiquement dynamique du protestantisme américain. Alors que le protestantisme « mainline » (les Eglise méthodistes, Baptistes, Luthériennes, Presbytériennes et Episcopales) est en recul, le protestantisme évangélique se maintient en % (autour de 25% des Américains) et s’accroît en nombre absolu (passant de 60 millions à 62 millions). Ils constituent maintenant une nette majorité des Protestants américains (55%).

Il s’agit de personnes extrêmement religieuses et traditionnalistes. Une étude du Pew Research Center[2] pour caractériser les attitudes religieuses des Américains aboutit à une typologie en 7 groupes dont les trois premiers rassemblent 39% de la population et se caractérisent par un haut degré de religiosité et l’adhésion à des croyances traditionnelles. Le premier de ces trois groupes, le plus traditionnel et le plus religieux, les « fidèles du Dimanche », dans lequel les protestants évangéliques sont fortement surreprésentés, rassemble 17% des Américains. Non seulement ils pratiquent activement leur foi, mais sont également profondément engagés dans des congrégations religieuses. Ils disent croire au Dieu de la Bible (94%) et considèrent majoritairement (54%) que la Bible est la parole de Dieu qui doit être comprise littéralement. Leurs attitudes religieuses comme leur conception des mœurs ne sont pas sans rappeler celles des musulmans traditionnalistes en France, ceux que dans notre étude sur la radicalité nous avions appelé absolutistes.

Dans son livre, Joyce Carol Oates présente la famille évangélique du meurtrier comme typique de Blancs de petite classe moyenne (le meurtrier est charpentier), avec un faible niveau d’étude (des parents comme des enfants) et incertaine de son statut et de sa place dans la société américaine. Cet engagement intégral au service de la religion paraît ainsi jouer comme une sorte de compensation et de réassurance identitaires.

Cette lecture est possible. Néanmoins, on est frappé de voir, en consultant les données du Pew Research Center, que les évangélistes ne semblent pas se distinguer nettement de la moyenne des Américains en ce qui concerne le niveau d’étude et le niveau de revenu. Ils sont certes moins représentés chez les plus éduqués, mais ne le sont pas plus chez ceux qui ont le plus bas niveau d’étude. 35% appartiennent à des foyers gagnant moins de 30 000$ par an, comme l’ensemble des Américains. Par contre, ils sont très présents dans le sud des Etats-Unis, la Bible Belt.

Ce sont donc bien d’abord des facteurs idéologiques, au premier rang desquels la religion et la politique et les valeurs qui leur sont associées, qui divisent aujourd’hui principalement les Américains. Voilà comment s’exprime un des personnages du roman de Joyce Carol Oates : « Il y a une guerre aux Etats-Unis – cette guerre est là depuis toujours. Les rationalistes parmi nous ne peuvent l’emporter, car le penchant américain pour l’irrationalité est plus fort, plus primordial et plus virulent. » Et il poursuit en parlant d’un « patriotisme écœurant et servile » qui est « un Dieu-isme car ils sont tous chrétiens. Il y a quelques poches relativement éclairées à travers le pays – les grandes villes où la culture et l’intelligence se sont réfugiées. Le reste est un immense désert ‘religieux’ et ‘patriotique’ ». Ce tableau est évidemment caricatural et excessif (comme l’est ce personnage dans le roman), mais il montre l’état de guerre civile larvée dans lequel vit une partie du pays.

Le roman de Joyce Carol Oates témoigne à quel point ces valeurs peuvent être assumées comme des étendards que l’on veut défendre à tout prix. Si le titre du livre parle de « martyrs américains », le terme, dans l’esprit de l’auteur, ne désignant pas simplement l’activiste protestant illuminé qui commet un meurtre au nom de ses croyances, et refuse de se défendre lorsque le procureur requiert contre lui la peine de mort ;  il s’applique également au docteur Voorhees (le médecin assassiné) qui connaît les risques qu’il court (on a vu qu’ils sont élevés) en se faisant l’apôtre du droit des femmes, et est prêt en toute conscience à mourir pour sa cause.

[1] Voir NAF, National Abortion Federation, 2018. Violence and disruption statistics.

[2] A Religious Typology. A new way to categorize Americans by religion, août 2018.