Le cinéma, a family business edit

21 mai 2015

La nouvelle n’a pas manqué de soulever les interrogations protocolaires des festivaliers. Comment la présidence du jury du festival de Cannes, assurée par Joel et Ethan Coen, va-t-elle user de son droit de vote au moment des délibérations, un vote dont la coutume veut qu’il compte double ? Alors que l’édition célèbre le 120e anniversaire de l’invention du cinématographe, la gémellité de cet office vaut comme un clin d’œil malicieux de l’organisation aux frères Lumières. Elle révèle aussi ce en quoi le cinéma relève bien souvent d’une affaire de famille. Lieu de toutes les sollicitations et de quelques compromissions, la vitrine chic et choc du cinéma mondial consacre pourtant cette valeur on ne peut plus traditionnelle, et ce sous toutes ses formes : fratrie (les frères Coen, Dardenne, Weinstein, etc.), union libre (Benjamin Millepied et Nathalie Portman, Sean Penn et Charlize Theron, Valéri Donzelli et Jérémie Elkaïm), quand il ne s’agit pas de véritables dynasties. Ingrid Bergman fait ainsi l’affiche de de cette 58e édition, tandis que sa fille, Isabella Rossellini préside le jury d’Un certain regard, pour ne rien dire des différentes générations de Coppola, Garrel ou Depardieu qui se sont succédé sur les marches du palais.

Régulièrement pris pour objet dans les films, la famille permet comme nulle autre forme sociale d’entrelacer intérêts professionnels et enjeux de carrière. La fratrie offre en tout premier lieu un foyer d’apprentissages privilégié. Les mises en scène et tournages amateurs sont l’occasion d’une familiarisation aux conventions techniques et esthétiques et d’établir des principes de coopération activés une fois entré dans le grand monde du cinéma. Les relations horizontales permettent également d’engager et de cultiver une cinéphilie de forte intensité, alimenté par les deux pôles du duo. De plus, derrière la singularité d’un patronyme se cache en réalité une complémentarité des talents, l’un excellent dans l’écriture, l’autre dans la direction d’acteur, le premier dans la recherche de collaborateurs, l’autre dans la gestion financière. Enfin, la cellule familiale sécurise la qualité relationnelle, en plaçant la solidité du lien au-delà des intempéries des échecs et du succès. Pour le seul cinéma français, Denis et Bruno Podalydes, Arnaud et Jean-Marie Larrieu, Maïwen et Isild Le Besco, illustrent tout ce en quoi fraternité et sororité constituent un support relationnel privilégié, comparable aux acquis de la filiation.

Jacques Audiard, Jean Becker, Zabou Breitman, Emmanuelle Cuau, Julie et Guillaume Depardieu, Marie Dugowson, Philippe et Louis Garrel, Romain et Julie Gavras, Matthieu Kassovitz, Thomas Langmann, Frédéric Schoendoerffer, Nils Tavernier, Vincent Cassel ou Félix Moati, tous issu d’une famille de cinéma, ont bénéficié d’une entrée de plein pied dans le métier. Ils donnent un visage, particulièrement visible mais pas nécessairement dominant, à des systèmes d’alliance élargis et occasionnellement souterrains. Les « fils » et « filles de » constituent en effet le point saillant de structures complexes de parenté. Pour ne mentionner que ces exemples, le scénariste-réalisateur Pascal Bonitzer est ainsi le conjoint de la réalisatrice Sophie Fillières ; ils ont pour enfant l’actrice Agathe Bonitzer, nièce de l’actrice Hélène Fillières qui fut la compagne d’Arnaud Desplechin. L’acteur Maurice Garrel est le père du réalisateur Philippe Garrel, compagnon de la réalisatrice Brigitte Sy, dont les enfants sont l’actrice Esther Garrel et Louis Garrel, compagnon de Valérie Bruni-Tedeschi, sœur de Carla Bruni-Sarkozy, etc. Jacques Doillon est l’ex-compagnon de l’actrice et chanteuse Jane Birkin, parents de l’actrice Lou Doillon, ex-mari de la monteuse Noëlle Boisson, parents de la réalisatrice Lola Doillon, compagne de Cédric Klapisch, etc. ; Luc Besson est l’ex-mari de l’actrice-réalisatrice Maïwenn Le Besco, fille de l’actrice Catherine Belkhodja, sœur de l’actrice-réalisatrice Isild et du chef opérateur Jowan Le Besco ; Luc Besson est le mari de l’actrice Virginie Silla, sœur de l’actrice-réalisatrice Karine Silla, ex-compagne de Gérard Depardieu et mariée à l’acteur-réalisateur Vincent Pérez.

Dans l’environnement hyperconcurrentiel qu’est le cinéma, ces liens forts représentent un avantage comparatif favorisant des parcours particulièrement exposés aux ruptures et accidents de vie que sont les échecs, les troubles du moi, la sur- ou la sous-exposition médiatique et autres addictions. Chaque membre du groupe représente un potentiel de ressources matérielles, créatives, morales et informationnelles pour l’ensemble du système familial. Intronisation dans des cercles de sociabilité, apprentissages informels, tutelle et retours critiques essaimés au cours de la trajectoire, infos et « tuyaux » discrètement relayés sous le sceau de la confidence optimisent les chances de réussite et minimisent les risques de sorties de carrière. Il est par ailleurs courant qu’un proche, potentiellement collaborateur, assure un rôle d’entremetteur auprès de comédiens, techniciens et producteurs ; apporte une aide financière ou un soutien psychologique. Le lien devient ainsi un facteur de stabilité affective en même temps qu’un facteur de consolidation de la position.

L’appartenance à l’un de ces systèmes de parenté présente toutefois un versant triste et malheureux. D’un côté, l’intégration à un système de parenté étend la surface sociale de ses membres et renforce la structure des solidarités. De l’autre, l’exposition médiatique et les temporalités des projets cinématographiques fragilisent les liens durables, comme l’atteste le nombre de séparations et de relations éphémères. L’ombre d’un patronyme glorieux peut également s’avérer moralement couteux, suscitant attentes démesurées, soupçons de favoritisme et quête éperdue de la performance artistique. De ce point de vue, la fréquence des ruptures de ban est autant un indicateur de la vulnérabilité des liens forts dans un univers professionnellement exigeant et individualiste que la preuve de la cohésion et de l’exclusivité sociale du cinéma. Les valeurs d’anticonformisme dominant les univers artistiques inversent en effet la négativité attachée à la figure de « l’enfant terrible », au même titre que des comportements sociaux jugés comme déviants dans d’autres secteurs professionnels : donjuanisme, addictions, modes de vie bohèmes, célibat prolongé et familles déchirées par des querelles d’ego et les sacrifices faits à la carrière. Ces stigmates sociaux deviennent ici de véritable signe d’appartenance au groupe.

Par ailleurs, dans un milieu où la reconnaissance du talent individuel prévaut et où les soupçons de partialité entourent les commissions du CNC et les jurys de festivals, l’indécidabilité des frontières entre sphère privée et enjeux de carrière entache réguliérement les réputations. L’autonomie et les effets de reconnaissance, c’est-à-dire « se faire un nom » et le conserver, poussent alors à user de tactiques serrées de dissimulation et d’invisibilité des alliances matrimoniales. Relations tenues secrètes, conservation de patronymes distincts, unions libres, et autres techniques de soustraction de l’alliance ou de la filiation à l’espace public, qui expliquent que les indices d’appartenance ne recouvrent qu’approximativement le réseau de relations affectives et sexuelles.

Mais les familles de cinéma ne reposent pas uniquement sur les liens du sang. Elles trouvent une expression plus métaphorique à travers les groupes affinitaires, formés sur la base de rencontres et d’effets de génération. Ces « bandes » unis sur la base d’une convergence de valeurs esthétiques, économiques et culturelles, fonctionnent à la manière de « cercles de collaboration », véritables collectifs de travail qui rythment la vie des projets et des percées dans le métier. Elles se forment le plus souvent par capillarité à partir d’un passage commun par une école de cinéma, un cours de théâtre ou la fréquentation de lieux de sociabilités (fêtes, cinéma, salles de concert, etc.). Les faibles contraintes professionnelles et familiales au moment de l’entrée sur le marché du travail artistique, entre 20 et 30 ans, favorisent l’émergence de ces familles de substitution. Chaque projet est ainsi l’occasion pour les membres de la bande de mutualiser des savoirs, d’acquérir de nouvelles compétences et de collectiviser les ressources. Elle offre en cela un apprentissage in situ aux réalisateurs n’ayant pas suivi de formation spécialisée, en plus d’une série de petits avantages : partage d’un logement, prêts d’argent, aides sur les tournages et soutien moral. À la manière de « gisements » de talents, les producteurs et distributeurs n’hésitent pas à optimiser l’exploitation du potentiel créatif de ces groupements en accompagnant la carrière de plusieurs d’entre eux.

Toutefois, si l’appartenance à un cercle de collaboration facilite l’insertion professionnelle des réalisateurs, à terme, les avantages du réseau se retournent régulièrement en contraintes d’action. La fidélité au groupe assigne ses membres à un genre cinématographique, à restreindre l’éventail des collaborateurs ou à se cantonner à une même échelle de production. Les externalités positives des premiers temps laissent alors la place à des frictions, gérées par la prise de distance au groupe. Invariablement, les écarts de réussite engagent une prise d’écart entre membres dont la collaboration reposait implicitement sur une égalité des statuts. La réciprocité originelle des échanges se dissipe alors sous l’effet d’un système d’opportunités et d’aspirations divergents. Dans un milieu reposant sur la distinction des egos, les modes de vie orientés vers la réussite vident de leur substance des liens autrefois perçus comme indéfectibles. Les artistes, comédiens et réalisateurs sont alors confrontés à une étape décisive de leur parcours : savoir réengager un réseau à partir d’un entrepreneuriat de création personnalisé au détriment des anciennes relations. Ce turning point est porteur d’autant d’espoirs que de remords et de ressentiments. Des doutes et des failles qu’une collaboration fidèle entre frères ou sœurs permet bien souvent d’économiser.