La démoyennisation: oui ou non? edit

14 février 2022

Moyennisation et démoyennisation sont sur le bateau des sciences sociales. La moyennisation tombe à l’eau. Que reste-il sur le navire des notions pour décrire les dynamiques sociales ? L’alternative n’est pas aussi enfantine. Il est cependant aisé d’observer que la moyennisation a été remplacée, dans les analyses académiques comme dans les débats publics, par la démoyennisation. Cette démoyennisation caractériserait l’histoire sociale en marche depuis la fin du 20e siècle.

La moyennisation, dont l’idée avait été énoncée par Tocqueville et les réalités décrites par le sociologue américain Robert Nisbet et le Français Henri Mendras, serait typique des Trente Glorieuses révolues. À cette époque le décès des classes sociales en général s’annonçait régulièrement dans les revues et les colloques de sociologie[1].

Les classes moyennes, des catégories «ni ni»

Selon les mots de Henri Mendras[2], la classe moyenne était une vaste « constellation centrale », située entre une élite réduite et une classe populaire restreinte. La représentation, avec ses emblèmes typiques de l’automobile, du pavillon et du barbecue, s’associait à celle de la fin des classes sociales, tandis que se déployait une « moyennisation » globale de la société. À cette image d’un rapprochement de tous autour de la moyenne, des travaux répondent maintenant en mettant au jour des tendances de « démoyennisation » avec polarisation accrue des positions sociales.

Si la notion de classe moyenne parle à tout le monde, il est difficile d’en déterminer précisément les contours. Cinq approches en « ni ni » les caractérisent. Selon la statistique des niveaux de vie, elle désigne la catégorie centrale de la distribution des revenus, les ménages qui ne sont ni favorisés, ni défavorisés. D’un point de vue subjectif, s’identifient aux classes moyennes tous les individus qui ne s’estiment ni riches, ni pauvres. Du côté du marché du travail, les actifs des classes moyennes se situent entre ceux qui exercent en haut de l’échelle des revenus et ceux qui sont contraints aux petits boulots mal rémunérés. Du point de vue des entreprises, les employés des catégories intermédiaires ne sont ni dirigeants ni exécutants. Sur un plan territorial, ces ménages vivent dans des quartiers qui ne sont ni huppés ni défavorisés.

De ces cinq approches « ni ni », il ressort des tableaux contrastés, leur combinaison permettant un panorama général contrasté[3].

Certains observateurs signalent l’inéluctable déclassement d’une partie des classes moyennes. D’autres les dépeignent en catégories, en réalité supérieures, déguisant leurs privilèges[4]. D’autres, encore, estiment qu’elles ne vivent ni rétraction ni paupérisation, mais, au contraire, ascension et extension continues.

Le sociologue Louis Chauvel parle d’un « grand renversement » et d’une dérive des classes moyennes. Il emploie l’image du sucre dressé au fond d’une tasse : vue de haut, la partie supérieure de la classe moyenne semble intacte, tandis que la partie déjà immergée se dissout[5]. Il met l’accent sur l’effacement du paradis promis pendant les Trente Glorieuses consistant en une mobilité sociale constamment ascendante. Surtout, il insiste sur un fossé qui se creuse entre les générations, aboutissant à la paupérisation relative des catégories sociales intermédiaires.

D’autres expertises vont à contre-courant de l’idée selon laquelle tout irait plus mal pour les classes moyennes françaises. Alors que l’on entend sempiternellement parler de disparition et de paupérisation, les économistes Dominique Goux et Éric Maurin mettent en lumière, au contraire, leur affirmation[6]. Ils considèrent que ces catégories, tenaillées entre crainte du déclassement et aspiration à la promotion sociale, progressent. Elles sont de plus en plus nombreuses et leurs conditions de vie s’améliorent.

Alors, moyennisation ou démoyennisation ?

Plus globalement, en comparaison internationale, les tendances affectant les classes moyennes amènent souvent à évoquer leur rétractation dans les pays développés, tandis qu’éclosent et s’étendent des classes moyennes dans les pays en développement. C’est ce que confirme, pour les pays riches, un rapport de l’OCDE[7]. Selon l’organisation internationale, la classe moyenne est « un rêve de plus en plus inaccessible ». Une polarisation grandissante se dessine. Ces constats, valables en moyenne pour les pays de l’OCDE, se vérifient en France, mais avec une intensité significativement moindre. Pour la France, la classe moyenne, grâce notamment à la densité de la protection sociale, semble se consolider au centre de la distribution des revenus. Elle s’étend, mais ses tensions et fragilités sont les mêmes qu’ailleurs.

La thèse de la démoyennisation française doit donc être relativisée. Elle se vérifie cependant au regard des évolutions des consommations. Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely la soulignent, montrant la fragmentation du pays entre une France « premium » et une France « discount »[8]. Dans cette perspective, la démoyennisation s’opère par le haut, avec des offres premium, notamment pour le tourisme (du camping cinq étoiles au séjour neige avec spa), que ne peut s’offrir qu’une petite partie de la population. Elle s’opère aussi par le bas, avec l’explosion du low cost et du discount partout sur le territoire. Elle se repère encore par des attentes, préoccupations et comportements de plus en plus diversifiés, ce qui bat en brèche l’image unitaire d’une large classe moyenne.

Concrètement, nombre de produits, d’équipements et de services sont touchés par ces deux dynamiques opposées du renforcement du « premium » et du « discount ». Il en va de la sorte pour l’un des plus puissants symboles des classes moyennes, le barbecue. Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely repèrent cette fragmentation autour d’un équipement qui auparavant unifiait. D’un côté, les modèles les plus basiques, utilisables sur les ronds-points des gilets jaunes. De l’autre, des modèles haut de gamme (de la marque Weber par exemple) coûtant plusieurs centaines voire plusieurs milliers d’euros.

Plus largement, en matière de consommation, les plus aisés et les moins fortunés pouvaient se côtoyer régulièrement dans les rayons des hypermarchés qui offraient toute la gamme des tarifs : des premiers prix aux marques nationales en passant par les marques de distributeurs. Aujourd’hui, l’offre des grands magasins, hard-discounters et soft discounters, distingue nettement les populations et leurs achats.

Incontestable démoyennisation selon les uns, donc. Moyennisation toujours en cours, selon les autres. Comment comprendre la coexistence de conclusions aussi différentes quant aux évolutions récentes des classes moyennes ? Une première explication – simple et importante – tient aux diverses délimitations qui sont retenues par les auteurs. Ils ne parlent pas exactement de la même chose, les contours qu’ils choisissent n’étant pas les mêmes. Une deuxième explication de ces divergences tient à leur projet. Les uns (Goux et Maurin par exemple) veulent décrire d’abord à partir d’une comptabilité précise des situations et évolutions des classes moyennes[9]. Les autres (Chauvel, Fourquet et Cassely) veulent d’abord analyser des transformations sociales au prisme desquelles on peut évaluer les transformations des classes moyennes (mutations de l’emploi, des familles, des territoires, des consommations, des priorités de l’État providence). Une troisième explication consiste à remarquer que ces désaccords sont peut-être moins importants que des points d’accord fondamentaux. Tous ces travaux sur la classe moyenne française soutiennent en effet que la dynamique sociale des années 1960 et 1970 s’est nettement ralentie pour cette catégorie. En fonction des perspectives d’observation, en particulier lorsque l’on distingue des classes moyennes inférieure, intermédiaire et supérieure, on peut déceler des mouvements ascendants et descendants, avec écartèlement de la catégorie générale de classe moyenne. L’ensemble de ces travaux conduit donc à repérer l’éclatement des classes moyennes comme catégorie d’analyse.

Le dénouement ne consiste pas à dire que tout se vaut et que l’on peut tout faire dire aux chiffres. Il consiste à prendre en compte chaque analyse, en s’efforçant de saisir, à chaque fois, de quoi l’on parle et à partir de quelle perspective.

 

. Sur les évolutions des classes sociales et celles des représentations des classes sociales, voir notre papier Telos « Les classes sociales : permanence et renouveau » (2 janvier 2018).

[2]. Voir son classique La Seconde Révolution française 1965-1984, Gallimard, 1988.

[3]. Voir Julien Damon, Les Classes moyennes, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2013.

[4]. Voir, notamment, l’analyse originale de Louis Maurin, Encore plus ! Enquête sur ces privilégiés qui n’en ont jamais assez, Plon, 2021.

[5]. Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, Paris, Seuil, 2006.

[6]. Dominique Goux , Eric Maurin, Les nouvelles classes moyennes, Paris, Seuil, 2012.

[7]. Sous pression : la classe moyenne en perte de vitesse, Paris, OCDE, 2019.

[8]. Jérôme Fourquet, Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux, Seuil, 2021

[9]. Pour une critique très fondée des thèses sur la démoyennisation, voir le papier Telos d’Olivier Galland, critique à l’égard des conclusions générales de Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, « Y a-t-il démoyennisation de la société française ? (17 décembre 2021) ».