Mécénat: la beauté du geste et la douceur de ses contreparties edit

2 mars 2023

En 2023, grâce au mécénat de luxe LVMH, le tableau de Gustave Caillebotte « La Partie de bateau », d’une valeur de 43 millions d’euros, entre au musée d’Orsay. Un acte de générosité qui permet d’enrichir les collections publiques mais qui pose en filigrane la question du don et de ses contreparties.

Afin d’inciter les personnes et les entreprises à contribuer à l’enrichissement du patrimoine national, les pouvoirs publics ont mis en place des mesures qui jouent sur des motivations que les économistes qualifient d’extrinsèques[i]. Celles-ci sont à l’œuvre chaque fois que des personnes peuvent retirer un intérêt matériel ou des bénéfices privés en contrepartie de leur geste. C’est ainsi qu’il est possible de bénéficier de réductions d’impôt en fonction de la nature et du montant du don réalisé. L’effet incitatif est particulièrement marqué lorsque le don permet à une entreprise d’acquérir une œuvre répertoriée comme Trésor national, que l’État ne peut se résoudre à voir quitter le territoire du fait de sa portée artistique, archéologique ou historique. L’État se réserve alors une priorité d’achat par rapport à des acheteurs étrangers pour une durée limitée de 30 mois. Passé ce délai, s’il n’a pas pu rassembler la somme nécessaire à l’acquisition du bien, l’œuvre peut sortir des frontières et rejoindre une collection étrangère.

Le temps est donc précieux après le classement de l’œuvre. C’est pourquoi des mesures fortement incitatives au don sont en vigueur. Ne dit-on pas que le temps c’est de l’argent ? Le donateur peut bénéficier d’une réduction d'impôt d’un montant équivalent à 90% de la valeur du don effectué en vue de l’achat d’un Trésor national, dans la limite de 50% de l'impôt dû. Cette loi date du 4 janvier 2002. La loi Aillagon du 1er août 2003 renforcera encore ces incitations au mécénat, de sorte que la France apparaît aujourd’hui comme un des pays les plus attractifs en la matière. Toutefois, à la suite d’un rapport de la Cour des comptes de 2018 qui pointait les effets pervers de la loi lorsque les entreprises usent et parfois abusent de cet avantage, une baisse du taux de défiscalisation a été adoptée pour les dons supérieurs à 2 millions d’euros. Celle-ci concerne certaines catégories de dons au sein desquelles les Trésors nationaux n’entrent pas[ii].

Dans le cas du tableau de Caillebotte, l’œuvre avait été classée Trésor national en janvier 2020, et le temps était compté. Elle a finalement été achetée, au grand soulagement des conservateurs français, grâce au mécénat exclusif du groupe LVMH. On ne sait si le groupe aurait fait preuve de cette générosité en l’absence d’incitation ou avec une moindre réduction fiscale ; dans ce cas celle-ci s’apparenterait à un effet d’aubaine. Pour le Caillebotte, l’entreprise mécène a apporté en net 4,3 millions d’euros, et l’État a pris à sa charge, sous la forme d’un manque à gagner fiscal, 38,7 millions d’euros. Une somme loin d’être négligeable mais très en deçà du montant global de mécénat affiché. Pourquoi l’État concède-t-il une réduction d’impôt à hauteur de 90% de la somme engagée, alors même qu’il cherche un financement ? Parce 4,3 millions à verser immédiatement, c’est déjà beaucoup. Certes, il se prive demain de 38,7 millions, mais il n’y paraît pas vraiment. Faire appel à des fonds privés permet de surcroît plus de réactivité.

La loi sur le mécénat apparaît ici comme une machine destinée à doter indirectement nos musées exsangues afin qu’ils puissent enrichir leurs collections. Les rapports d’activité du musée d’Orsay font état de crédits d’acquisition à titre onéreux de 3,1 millions d’euros en 2018, 3,7 millions en 2019, 2,3 millions en 2020, et 0,7 million en 2021. Faire appel aux dons en nature ou en argent devient vital pour des institutions qui doivent acheter des œuvres sur un marché international de plus en plus concurrentiel, à la santé insolente, et qui affiche des prix record d’année en année. Le site spécialisé Artprice.com mentionne pour l’année 2021 un Monet adjugé 70,4 millions de dollars, un Van Gogh qui a atteint 71,3 millions de dollars et un Cézanne parti pour 55,3 millions de dollars.   

Mais lorsque joue l’avantage fiscal (il arrive que des mécènes ne le demandent pas[iii]), les moyens financiers apparemment privés deviennent en réalité très largement publics. Et le mécénat offre aux entreprises, dans le même temps, une belle opportunité de lancer une campagne de publicité à l’échelle internationale pour un montant somme toute acceptable. Ce que l’on pourrait qualifier « d’externalité d’image » peut être simplement approché par le nombre d’occurrences du sujet pointés par l’agrégateur de presse Factiva : en un mois, entre le 15 janvier et le 15 février 2023, les termes LVMH, Caillebotte et Orsay apparaissent simultanément dans 150 articles.

La loi permet donc à l’État de s’assurer une trésorerie à court terme, un État frappé de myopie qui ignore ou feint d’ignorer que les coûts différés (le manque à gagner fiscal) sont singulièrement élevés. Cette myopie prend un relief particulier lorsqu’on met en perspective cet acte de mécénat avec un autre don, intervenu en 1894, année du décès de Gustave Caillebotte. L’artiste, qui était également collectionneur d’œuvres de ses pairs, avait légué environ 70 œuvres réalisées par des peintres dits « intransigeants » ou « impressionnistes », appellation la plus commune du mouvement dans lequel s’inscrivaient ces artistes. Des œuvres de Renoir, Monet, Pissarro, Sisley, etc. faisaient partie du don qui ne comptait pas d’œuvres réalisées par Caillebotte lui-même. Cette fois, l’économiste évoquerait des motivations intrinsèques, car ne relevant pas d’une quelconque incitation fiscale (qui au demeurant n’existait pas à cette époque), mais d’une forme d’altruisme qui relie le bien-être personnel à celui des autres. Caillebotte désirait par son geste contribuer à la reconnaissance de ses pairs, et faire en sorte que leur art soit exposé et légitimé par l’instance muséale.

Ce legs fit couler beaucoup d’encre. Bien que le Comité consultatif des musées nationaux ait considéré à l’époque qu’il importait de l’accepter en totalité, le directeur des Beaux-arts, qui avait plus d’appétence pour l’art académique que pour les impressionnistes, avait fait valoir que les œuvres ne pourraient pas être exposées au Luxembourg ... « faute de place ». Après maintes tergiversations l’État avait fini par accepter une partie du legs, une quarantaine sur un total de 69 œuvres proposées. De cet exemple ressort un autre type de myopie de la part des pouvoirs publics, qui n’avaient pas su discerner l’importance artistique de ce legs.

En 2019, comme en écho à la générosité de Caillebotte, Marie-Jeanne Daurelle, petite fille de son majordome, choisit de léguer cinq œuvres de l’artiste-collectionneur au musée d’Orsay, et le reste de sa fortune à la fondation des apprentis d’Auteuil. Ses motivations, intrinsèques, relevaient de l’amour de l’art et de la volonté de servir le bien commun ; l’attrait fiscal ne pouvait évidemment pas jouer dans son cas. Le musée, qui détenait déjà sept œuvres de l’artiste, doublait ainsi sa collection d’un artiste devenu incontournable ... et très cher : en novembre 2021, le Getty Museum de Los Angeles faisait l’acquisition du tableau intitulé Jeune homme à sa fenêtre de Gustave Caillebotte pour plus de 53 millions de dollars, lors de la vente par Christie’s de la collection d’Edwin Lochridge Cox, un homme d’affaires et collectionneur décédé en 2020, et qui avait fait fortune dans le pétrole et le gaz.

Au vu de ces dons, on ne peut s’empêcher de penser au triptyque par lequel Marcel Mauss décrivait le don : donner – recevoir – rendre. LVMH donne, l’État reçoit, et il rend au peintre-collectionneur un hommage bien tardif, et au groupe du luxe de jolies déductions d’impôt.

Drôle de monde que celui qui célèbre avec tant de complaisance un acte de générosité, qui, in fine, aura peu coûté à l’entreprise dès lors qu’elle bénéficie de déductions fiscales et d’importantes retombées médiatiques. L’Etat préfère un manque à gagner à l’accroissement des crédits d’acquisition des musées. Est-ce là un symptôme de la faiblesse politique du ministère de la culture ? Il serait sans doute plus sain d’aligner l’avantage fiscal pour les trésors nationaux sur ce qui existe pour les dons en général (60% du montant du don pour les entreprises).

Et, telle une session de rattrapage d’un État qui peine à assumer une stratégie nationale d’enrichissement des collections publiques, une exposition Caillebotte aura lieu en septembre 2024. Comme pour célébrer avec retard le legs de cet homme exceptionnel.

 

 

[i] Cf. Jean Tirole, « Motivation intrinsèque, incitations et normes sociales », Revue économique, 60, (3), 2009, p. 577-589.

[ii] Ce rapport pointait déjà le fait que la construction du bâtiment de Franck Gehry destiné à abriter la fondation Vuitton avait été l’occasion d’une déduction fiscale de 518,1 millions d’euros sur onze exercices (soit 47,1 millions d’euros par an) ! L'article 238 bis du code général des impôts prévoit une réduction d’impôt, pris dans la limite de 20 000 € ou de 0,5% du chiffre d'affaires lorsque ce dernier montant est plus élevé, pour les entreprises assujetties à l'impôt sur le revenu ou à l'impôt sur les sociétés ayant effectué des versements au profit d'œuvres ou d'organismes d'intérêt général. Pour l'ensemble des versements effectués au titre dudit article : la fraction inférieure ou égale à 2 millions d'euros ouvre droit à une réduction d'impôt au taux de 60 %, et la fraction supérieure à ce montant ouvre droit à une réduction d'impôt au taux de 40 %.

[iii] Le renoncement à la défiscalisation reste exceptionnel. À l’occasion de l’incendie de Notre-Dame en 2019, une véritable course à la générosité s’était enclenchée ; à côté des petits dons qui avaient afflué, des sommes importantes avaient été annoncées notamment par François Pinault (100 millions d’euros) et Bernard Arnault (200 millions d’euros). Face au début de polémique qui s’était enclenché au sujet de la défiscalisation qui accompagnerait ce geste, tous deux avaient renoncé à faire jouer celle-ci. Jean-François Decaux offrit à son tour 20 millions d’euros tout en se prévalant de son renoncement à la déduction d’impôt... Dans le cas général, les donateurs qui renoncent à la défiscalisation sont bien plus discrets et demeurent même parfois anonymes.