La diversité culturelle ferait-elle peur au consommateur ? edit

Oct. 29, 2006

La diversité culturelle est sous nos yeux : il suffit de prendre la mesure du foisonnement des titres que les industries culturelles nous proposent aujourd'hui. Faut-il le rappeler ? 40 000 nouveautés chaque année du côté de l’édition de livres, 1400 entrées dans les playlists des radios de variétés ce dernier semestre, 240 films français produits en 2005, et plus de 500 films, français et étrangers, présentés sur nos écrans. Des chaînes de télévision à ne plus pouvoir cesser de zapper. Ne boudons donc pas notre plaisir. Nous sommes des consommateurs heureux. Et gâtés. Mais pourquoi alors la consommation se concentre t-elle sur quelques titres seulement ? La richesse de l'offre culturelle ne susciterait-elle pas des comportements de fuite devant la diversité ? Deux économistes s’étaient essayé à modéliser les comportements d’achats de disques, il y a déjà quelques années : les Américains Kee Chung et Raymond Cox, étudiant la répartition des ventes par chanteur ou groupe de chanteurs de variétés entre 1958 et 1989 aux Etats-Unis, montrèrent en leur temps que la probabilité qu’un consommateur achète un disque était fonction… du nombre des consommateurs qui avaient déjà acheté ce disque, et que la probabilité qu’un consommateur achète un disque sans tenir compte du choix des autres était presque nulle. C’est pourquoi les achats de disques tendent inévitablement à se concentrer sur quelques albums. On a là un phénomène bien connu, en matière de consommation culturelle. De petites différences de talent ou de capacité à se faire connaître se traduisent par des écarts bien plus élevés de ventes et de revenus. C’est ce que les Américains désignent par cette formule : « the winner-take all » (le gagnant empoche toute la mise), par analogie avec le système électoral majoritaire qui fait que le candidat qui l’emporte aux voix dans un Etat rafle tous les grands électeurs de cet Etat. Comment expliquer la concentration des ventes sur quelques succès ? La référence à des comportements moutonniers, outre le fait qu’elle exprime un certain mépris, ne convainc pas. Le déclenchement de processus d’auto-renforcement de la notoriété procède de bien d’autres déterminations. Parmi celles-ci relevons les plus évidentes : la contrainte de distribution physique, et l’éparpillement du public. La première se traduit par la lutte ouverte ou camouflée pour paraître en pile sur la table du détaillant, occuper les vitrines, les présentoirs, les têtes de gondole, les salles des multiplexes. A la surabondance de l’offre correspond un espace de présentation pour chaque titre de plus en plus rare ! La seconde conduit à ce qu’il est difficile à un détaillant ou à un exploitant de salle de proposer des titres qui ne rassemblent ou n’intéressent qu’un public limité. Certains continuent de le faire, mettant en péril leurs chances d’exercer leur métier durablement. Internet peut il changer la donne ? Dans un livre qui fait grand bruit, Chris Anderson, rédacteur en chef du magazine américain Wired, nous promet le meilleur d’Internet : la résurrection des titres délaissés mais qui auraient mérité mieux, et une vie bien plus satisfaisante pour les petits tirages, ceux dont le succès n’est qu’un succès d’estime mais que le marché, pressé de laisser la place à de petits nouveaux, a trop vite évincés. La « longue traîne », ce sont tous ces titres qu’on n’a pas pu faire vivre parce que leur public existait, qu’il était assez important pour que les produits s’avèrent rentables, mais qu’il était si épars qu’aucun détaillant ne pouvait s’offrir le luxe de les proposer durablement. Le mode de communication sur Internet (« ceux qui ont acheté ce livre ont aussi aimé… ») rend possibles et même profitables la production et la distribution de ces titres dont le public est dispersé. Alors que, « dans la tyrannie de l’espace physique, un public trop dispersé géographiquement équivaut à une absence de public », Internet fait sauter ce verrou. Internet autorise de surcroît la résurrection de titres depuis longtemps disparus du marché. Anderson donne notamment l’exemple de livres oubliés, dont la mention par des internautes a conduit l’éditeur à procéder à un nouveau tirage. Tel ce livre d’un alpiniste, Joe Simpson, paru en 1988, dans lequel il raconte comment il a failli trouver la mort. Le livre, bien que salué par la critique, ne se vend qu’à peu d’exemplaires. Dix ans plus tard, un autre auteur, John Kirkauer, propose à son tour le récit d’une escalade tragique. Parce que des lecteurs de ce second roman, devenu un best-seller, recommandent, sur les sites de ventes par Internet, le livre de Simpson, les ventes du Simpson reprennent à tel point que son éditeur doit procéder à une réédition en toute hâte. Deux économistes de la Harvard Business School, Anita Elberse et Felix Oberholzer Gee, ont testé l’hypothèse de la longue traîne sur les ventes par Internet de 5500 titres différents de cassettes vidéo et de DVD entre 2000 et 2005. Premier constat : Internet ouvre le jeu. Alors qu’un détaillant propose en moyenne 5000 titres différents, un hypermarché (Wal-Mart) 1500 titres, Amazon en propose 80 000. Deuxième résultat : Internet permet de réduire les coûts de la distribution des produits de niche (ceux-là même dont le public est particulièrement dispersé), et de diminuer dans le même temps, pour le consommateur, les coûts de recherche et d’information sur les prix comme sur la qualité, les sites de vente en ligne offrant toute une gamme de renseignements (sur la qualité desquels les auteurs omettent de s’interroger). Troisième élément : le profil des ventes de vidéos via Internet se distingue nettement de la distribution des ventes sur les autres circuits. D’un côté, on vérifie l’hypothèse d’Anderson, puisque le nombre de titres qui ne se vendent qu’à quelques exemplaires s’est très fortement accru, surtout en fin de période. En 2005, on compte 1,5 fois plus de titres dont les ventes atteignent entre 1 et 10 exemplaires par semaine. Mais d’un autre côté, un phénomène ne manque pas d’inquiéter : le nombre des titres qui ne vendent rien ou presque rien a doublé entre 2000 et 2005. Le marché évince donc de plus en plus de titres, dans une sorte de jeu de loterie où la production s’emballe avec l’espoir incertain de proposer de temps à autre un succès qui ne soit pas seulement d’estime. Dernière conclusion : les grosses ventes se concentrent plus encore qu’auparavant sur une poignée de titres. En d’autres termes, on compte moins de best-sellers, mais avec des tirages de plus en plus élevés, la plupart des autres succès étant trop passagers pour que les ventes atteignent des sommets. Bien sûr l’étude ne vaut que sur le marché des vidéos, et d’autres recherches analogues mériteraient d’être menées pour le livre et la musique enregistrée. Pour celle-ci, il n’est pas sûr que les conclusions soient proches de celles de Elberse et Oberholzer Gee, car la contrainte de distribution physique a presque disparu. Sur le marché des vidéos en tous cas, si la longue traîne existe, c’est au prix d’une concentration accrue des gros succès, tandis qu’un nombre croissant de titres et d’œuvres ne parviennent pas à se vendre. Bref, il n’est pas sûr que la montée des ventes sur Internet contribue à la sélection des meilleurs titres ni même à rattraper les erreurs du passé. Internet ne permet pas « naturellement » d’élargir ce que les Américains désignent par « le menu de choix ». Internet élargit le champ des possibles. Des possibles seulement. Chris Anderson, The Long Tail. Why the future of business is selling less of more, Hyperion, New York, 2006. Anita Elberse et Felix Oberholzer Gee, “Superstars and Underdogs: An Examination of the Long Tail Phenomenon in Video Sales”, Harvard Business School Working Paper, No. 07-015, 2006.