Bollywood ou le paradoxe indien edit

19 novembre 2012

La relation entre la société indienne et son industrie des images est sans doute encore plus chargée de sens que dans les autres nations cinéphiles et dotées d’une production d’envergure comme les Etats-Unis, le Japon ou la France. Comment l’Inde a-t-elle pu faire émerger un imaginaire si puissant et si porteur ? Plusieurs aspects éclairent cette complicité entre un pays et ses œuvres cinématographiques.

D’abord, il faut noter la vitalité  d’un tissu industriel local qui a su tirer le meilleur parti d’un contexte de créativité culturelle, et ce alors que l’Inde était encore sous le joug colonial. Des entrepreneurs locaux pousseront la machine, profitant du jeu subtil des Anglais qui ont incité les Indiens à développer leur industrie pour renforcer la circulation des « us et coutumes » aux quatre coins de l’Empire britannique, et pour écarter l’influence du cinéma américain censé avoir pour effet de « discréditer la civilisation occidentale aux yeux des masses indiennes ». En effet, dans les années 1920,  85% des films diffusés en Inde provenaient presque essentiellement de l’industrie américaine naissante : les investisseurs indiens ont su rapidement contrecarrer cette offensive et se tailler une place avantageuse dans la montée inexorable de l’art cinématographique. Ils ont établi dans les principaux centres urbains un véritable réseau de salles, puis après 1929 ont créé un système de studios innovants. Se calquant sur le modèle américain, ils ont opté très vite pour une concentration verticale de cette activité et une standardisation de la production. Celle-ci a alors pris son envol et finalement entre 1921 et 1930, ils avaient déjà fabriqué 927 films. Cette offensive entrepreneuriale a ainsi été stimulée par l’ardeur nationale et le sens de la responsabilité sociale des investisseurs locaux dans un pays qui luttait alors pour son indépendance. La production cinématographique s’est développée à partir de la multitude de cultures et langues locales qui composent la mosaïque indienne ; si le hhindi figure comme la première langue de tournage (moins du quart des 1274 films produits en 2010), s’exposent aussi des films en tamoul, ourdou, bengali, etc. Bien que segmentés par régions, les marchés couvrent des bassins de population suffisamment larges pour que des industriels se risquent sur ce terrain du divertissement. Plus globalement, enfin, cette implication passionnée des industriels dans la communication est conforme à l’esprit entrepreneurial qui règne en Inde.

Le miracle cinématographique indien résulte aussi d’une volonté politique. Après l’indépendance, Nehru a encouragé le développement du cinéma hindi afin de fédérer un pays éclaté en 28 États fédérés et une multitude de langues et de cultures. Ce qui avait été accompli par Hollywood à l’égard de la nation américaine devait trouver son répondant en l’Inde, alors déjà riche d’une bonne structure de production. C’est ce que suggère le rapport sur le comité d’enquête sur le cinéma de 1951 (Film Enquiry Committee Report), qui envisage la création d’agences d’État pour encadrer et financer les films – une sorte d’exception culturelle à l’indienne. L’historien et critique de films Chidananda Das Gupta imagine, à cette époque, une institution (All that India), synthèse de la culture indigène et d’Hollywood, capable de fédérer un public au même titre que la télévision ou la radio publiques. L’idée était de s’adresser aux citoyens, et de les inciter à développer leur individualité en dehors de la famille : un projet éminemment émancipateur.

Les tractations politiques qui ont suivi ont abouti à l’essor d’un Bollywood d’une  nature toute différente. Aligné sur l’économie de marché et façonné sous la houlette des producteurs privés, il signe ainsi la défaite d’une conception étatiste du cinéma. Pour autant,  l’idée d’une cohésion nationale à partir  des industries de l’image est demeurée vivace. Et de fait, sous les atours du divertissement et des films « masala » (un film composé de diverses épices : scénario, musiques, danses et chansons), ce sont les valeurs traditionnelles de l’Inde, notamment l’idéal de la famille indienne, et les intrigues sentimentales qui la traversent,  qui ont été promues. Il semble, si l’on en croit les théoriciens du cinéma indien, que l’intention « citoyenne » qui prévalait dans les milieux cinématographiques des premières années de l’Indépendance a été détournée au profit de l’exacerbation d’une indianité traditionnelle, qui a rencontré un vif succès auprès du public populaire. En outre, et cela conforte son ancrage, cette vision plaît aux spectateurs de la diaspora (environ 25 millions d’individus répartis dans le monde), flatte et entretient leur nostalgie,  cette culture fantasmée les aidant à se construire subjectivement  dans leur pays d’accueil. Autrement dit, à l’échelle d’une société de plus d’un milliard d’individus, ce régime visuel fonctionne à plein, générant une « bollywoodisation de l’espace public indien » qui allie les sortilèges du divertissement et de la culture marchande, d’un côté, et le culte de l’indianité (autour du concept de « swadeshi »), de l’autre.

Cet ancrage dans une culture locale traditionnelle subsiste dans de nombreux films. Parallèlement, l’industrie indienne a su s’articuler économiquement au cinéma-monde et développer des films, souvent d’auteur, capables de coller à la modernisation culturelle de la société indienne. Une ère qui succède au Bollywood des origines se concrétise par l’émergence de thématiques nouvelles : l’homosexualité (Fire de Deepa Mehta, Just Another Love Story du réalisateur bengalais Rituparno Gosh), la jeunesse en quête d’émancipation par rapport à la pression de la famille indienne(Wake Up Sid d’Ayan Mukerji, Trois Idiots de Rajkumar Hirani) la question des castes et de la pauvreté extrême (Salaam Bombay de Mira Nair, Peepli live d’Anusha Rizvi), la question de l’exploitation des domestiques (Delhi in a Day de Prashant Nair). Par ailleurs, les groupes indiens investissent dans les diverses branches de l’industrie mondialisée du cinéma : par exemple, le groupe Reliance a investi 350 millions d’euros pour acquérir la moitié du capital du studio DreamWorks à Los Angeles. L’enseigne d’une grande nation cinématographique,  c’est la capacité d’expérimenter tous les genres filmiques, du blockbuster au film d’auteur, du film d’animation au documentaire, et d’intéresser, par une multitude de thèmes et d’approches, une noria de publics. C’est aussi de sécréter un milieu artistique de haut niveau qui interagit sur tous les plans (financement, casting, style narratif, lieux de tournage) avec les professionnels des autres mégalopoles du cinéma mondial. Sur ces deux dimensions, la pluralité des genres filmiques, et l’immersion dans un univers professionnel  globalisé, le pari, encore en gestation, est en passe d’aboutir. Ainsi s’annonce une nouvelle époque pour le cinéma indien, époque aux contours encore flous et marquée par ces tensions entre le tropisme d’origine,  l’exaltation identitaire locale, et  la tentation du large : celle d’un cinéma mondialisé.

 

Un siècle après le début de son idylle avec le cinéma, trente ans après l’irruption de Bollywood, l’Inde s’impose comme un pays leader pour les industries de l’image, et, sur le terrain de la créativité, occupe la tête des pays émergents. Signe des temps : Brad Pitt lui-même souhaite participer à la féerie de Bollywood : « J’aimerais tourner dans un film à Bollywood, il y a tant de drames et de couleurs dans ces productions. » L’Occident toujours en quête d’orientalisme s’entiche des films indiens. Le Festival International du Film de Marrakech qui débute le 8 décembre lui rendra un hommage appuyé, l’Association So Bollywood organise fin novembre à Montpellier un festival de cinéma indien, le film Eegade Srisaila Sri Rajamouli a obtenu tout récemment le Grand Prix du Festival International de Science-Fiction de Nantes et la Gaumont prépare un festival à Paris mi-janvier autour de Bollywood. Au final, Bollywood, avec ses artifices, son exotisme, sa folie et parfois sa profondeur sociale, fournit une identité à une nation, élabore une construction imaginaire à laquelle des millions d’individus, même s’ils n’ont jamais vu un film indien, peuvent s’attacher. Un exemple magistral de soft power.