Venezuela: quand le rêve devient cauchemar edit

13 juin 2016

Depuis maintenant bientôt deux décennies, le Venezuela ne laisse personne indifférent. Chavistes et antichavistes s’opposent avec passion, dans et hors du pays. Au Venezuela, la figure de Chavez continue à être aujourd’hui objet de culte quasi religieux par une partie de la population, qui pourtant ne supporte plus la pénurie de tous les produits de première nécessité. En France, Jean-Luc Mélenchon ou Le Monde diplomatique n’ont cessé de porter aux nues la « révolution bolivarienne » de l’ancien colonel putschiste, quand d’autres n’hésitaient pas à qualifier le régime de dictatorial. En Espagne, le flirt de Podemos avec Hugo Chavez lorsque celui-ci était au pouvoir lui est régulièrement reproché par ses adversaires de droite ou du centre. Mais depuis plus de deux ans, la situation venezuélienne préoccupe soutiens et opposants au régime. On parle d’échec du « modèle bolivarien », de dictature rampante, de risque de guerre civile, le Secrétaire général de l’Organisation des États Américains (OEA) en appelle à la charte démocratique adoptée en 1991 pour demander la suspension du Venezuela. Les médiations récentes entre le pouvoir et l’opposition, conduites  par d’anciens chefs d’État d’Amérique latine ou par l’Espagnol José Luis Zapatero et le Panaméen Martín Torrijos, se sont pour l’heure soldées par un échec. Celle qui se tient présentement en République Dominicaine bute sur les conditions posées par les deux camps. Les opposants de toujours voient grossir leurs rangs à mesure qu’augmente le nombre de Vénézuéliens vivant la fin d’un rêve en perdant beaucoup d’illusions.

La première illusion perdue est celle de la toute-puissance du politique et de son bras armé l’État. Dans une économie depuis plus d’un demi-siècle rentière et totalement dépendante des exportations de brut (premières réserves mondiales), Hugo Chavez – grand admirateur de Fidel Castro et qui, comme son successeur N. Maduro, se rendait très régulièrement à La Havane – a voulu construire un « socialisme du XXIe siècle » fondé sur le primat de l’État : nationalisations, contrôle des prix, contrôle des investissements, contrôle des importations,  création de quantité de services publics, d’universités « bolivariennes », encadrement de la population… le tout financé exclusivement par les royalties d’un pétrole à près de 100 dollars le baril. Telle la cigale de La Fontaine, Nicolas Maduro, élu en avril 2013 après le décès de Chavez,  s’est trouvé fort dépourvu lorsque le baril de pétrole à 30 dollars est venu. Les Vénézuéliens manquent de tout. En 2015 l’inflation a été, selon les chiffres officiels, de 180,9% et le PIB s’est contracté de 5,7%.  2016 s’annonce pire : le FMI prévoit une inflation de l’ordre de 700% et un PIB en baisse de 8%… Quels que soient le charisme et la légitimité politique d’un dirigeant, quelle que soit l’importance des leviers de pouvoir étatique à sa main, dans les économies ouvertes d’aujourd’hui les règles de base du marché sont incontournables. L’économie vénézuélienne dépendait pour 80% des exportations pétrolières en 1998, au moment de l’arrivée au pouvoir de H. Chavez, elle en dépend de près de  95% aujourd’hui. La « malédiction de l’or noir »…

La seconde illusion perdue est celle de la nature profondément démocratique du régime instauré par Chavez. La constitution adoptée en 1999 n’était-elle pas sur le papier l’une des plus avancées du monde, avec la création de deux nouveaux pouvoirs, électoral et citoyen,  indépendants des trois pouvoirs traditionnels exécutif, législatif et judiciaire ? Le « pouvoir électoral » réside entre autres dans la possibilité d’enclencher une procédure de révocation des élus à tous les échelons, du maire au président de la République. Il s’exerce via un Conseil National Électoral (CNE) indépendant, seul responsable de l’organisation et du contrôle du bon déroulement des élections. Quant au « pouvoir citoyen », chargé de contrôler le travail et la moralité des serviteurs publics, il est exercé par un Conseil Moral Républicain (CMR) composé du Défenseur du peuple, du Contrôleur général de la République et du Contrôleur des comptes. Ces beaux organes sont de fait des coquilles vides. Le CNE, composé de cinq magistrats désignés par la Chambre (quatre l’ont été par la majorité chaviste à la veille des élections de 2013), a fait durer la vérification des 1,8 million de signatures demandant l’organisation d’un référendum révocatoire de Nicolas Maduro. Celles-ci viennent en grande partie (1,3 million) d’être validées, mais il n’est pas certain que le référendum soit organisé. Le CNE soulève divers artifices de procédure pour retarder la décision. Si le référendum est organisé après le 15 janvier 2017, il sera sans effet juridique. Nicolas Maduro sera alors assuré d’aller jusqu’au terme de son mandat en décembre 2018. Ce dernier a d’ailleurs récemment déclaré dans une allocution télévisée que la révocation était un droit constitutionnel, mais pas une obligation. Or, a-t-il ajouté, « le Venezuela n’a pas besoin d’un référendum révocatoire, il a besoin de récupérer son économie. Ce pays ne peut être gouverné que par un président révolutionnaire : Nicolas Maduro Moro » !

Le CMR garant de la moralité des serviteurs de l’État ? Selon Transparency International, le Venezuela est le pays le plus corrompu d’Amérique latine et occupe en la matière le 158e rang mondial (sur 168). Chavez était-il corrompu ? Ce reproche ne lui a jamais été fait. Bien qu’ancien putschiste, était-il un démocrate ? Il est incontestable qu’il a voulu et réussi à incorporer à la société toute une série de couches qui étaient marginalisées. De nombreuses « misiones » ont été mises en place dans le domaine du logement, de l’éducation, de la santé, des biens alimentaires de base, etc. Il s’agissait – et c’était leur grande faiblesse – de politiques sociales ambitieuses de type assistanciel (et non pas conditionnelles (conditional cash transfer), comme au Brésil ou dans la plupart des pays d’Amérique latine). Le résultat est indéniable, mais très fragile puisque non fondé sur un développement économique productif. Entre 2000 et 2012, le taux de pauvreté est passé de 46% de la population à 28%, et  le coefficient de Gini (qui mesure les inégalités) est passé de 0,50 à 0,39.

De même,  l’élargissement du corps électoral a été considérable. En 1998, Chavez fut élu par 3,6 millions d’électeurs, en 2008 par 7,5 millions. Il s’est soumis sans rechigner à un référendum révocatoire en 2004 et l’a gagné. Mais convaincu de son pouvoir charismatique et de la justesse de ses décisions, il n’a cessé d’affaiblir et de réduire les compétences des institutions existantes (gouverneurs des états de la fédération, municipalités, université, syndicats) dès que certaines d’entre elles étaient dirigées par des opposants, faisant directement dépendre tout pouvoir financier de la présidence de la république. Il n’allait donc pas donner substance à ces institutions nouvelles créées par la constitution. Quant à celles sur lesquelles il s’appuyait, armée et justice, il a placé à leur tête des hommes de confiance. Les chefs d’état major sont des fidèles comme la majorité des membres du Tribunal Suprême de Justice. Alors même qu’il disposait d’une confortable majorité parlementaire, il a constamment gouverné par décrets-lois et en instaurant l’état d’urgence. Il n’a cessé d’accroître le pouvoir présidentiel, vidant de leur substance tous les corps intermédiaires et tous les contrepouvoirs, n’acceptant que sa relation directe au peuple. Son corps d’origine, l’armée, seule institution en laquelle il avait confiance, a été l’objet de toutes ses attentions : salaires des militaires très supérieurs à ceux des autres fonctionnaires, purges dans la hiérarchie, nomination de gradés soutiens du régime dans tous les rouages de l’économie étatisée… tout ceci sans se préoccuper de la corruption qui a pénétré en profondeur ce corps censé être exemplaire, mais qui est aujourd’hui compromis dans d’innombrables trafics (notamment d’armes et de drogue).

Chavez avait choisi Nicolas Maduro, formé à La Havane, pour lui succéder et en avait fait son Vice Président. Il est le parfait héritier de ce mode de gouverner. Mais s’il a la même incompétence en matière économique que son mentor, il n’en a ni le charisme ni le sens politique. Il a décrété l’ « état d’urgence économique » en janvier dernier et accumule depuis les erreurs de gouvernance. Il a décrété en mai l’ « état d’exception », qui lui donne tous pouvoirs. Il dénie toute légitimité à une opposition qui s’est provisoirement unie (sous le sigle MUD, Mesa de Unidad Democratica) et a conquis 112 sièges sur 167 aux législatives de décembre 2015. Il muselle la presse et mobilise l’armée contre de supposées menaces d’intervention américaine, mais avant tout pour réprimer les débuts de jacqueries (notamment des pillages de supermarchés) qui se manifestent un peu partout. La population est excédée de manquer de lait, de sucre, de riz, de coca, de savon, de papier hygiénique, elle voit tous les acquis sociaux de la période précédente s’effondrer : la pauvreté est de retour, le chômage (14% en 2015) augmente, les dispensaires et hôpitaux n’ont plus de médicaments, l’insécurité devient le quotidien (Caracas est la ville la plus violente du monde, avec un taux de 119 homicides pour 100 000 habitants). Et la situation ne fait qu’empirer. Le Venezuela, qui tire (selon un récent rapport du FMI) 96% de ses devises du brut, a vu ses revenus pétroliers passer de 80 milliards de dollars en 2013 à 25 milliards en 2015. Il a pu éviter le défaut de paiement de sa dette (près de 60% du PIB) en 2015 et en février 2016 grâce à des prêts de la Chine. En sera-t-il de même à l’automne prochain, avec des échéances de 4,8 milliards de dollars ?

Face à cette situation économique et sociale qui s’aggrave, quelles hypothèses pour sortir de la crise politique ? Une évidence : il faut changer d’équipe gouvernante. Mais Maduro n’est pas prêt à démissionner. Un durcissement du régime et une dérive autoritaire sont donc tout à fait plausibles, mais risquent fort d’entraîner le pays dans le chaos. Le succès des médiations en cours, tentées par l’environnement latino-américain, est peu probable : Maduro les a jusqu’à présent refusées et l’opposition – unie pour réclamer le referendum révocatoire – est de fait tiraillée entre deux leaders : Leopoldo Lopez,  opposant farouche à Chavez et condamné en 2014 à 13 ans de prison pour « incitation à la violence » et Henrique Capriles, qui s’était présenté contre Maduro et avait obtenu 49,1% des voix aux élections présidentielles de 2013. Pour l’heure, cette opposition a tout fait pour respecter la légalité et a soigneusement évité de jeter de l’huile sur un feu qui couve. Mais des affrontements violents, avec les milices chavistes armées dans les quartiers, ne sont pas impensables. Une division interne à l’armée, avec un pronunciamiento déposant le président et exerçant temporairement le pouvoir pour procéder ensuite à des élections et le restituer aux civils, comme ce fut le cas au Honduras en 2009, est une hypothèse crédible mais difficile à réaliser, compte tenu des rentes de situation des hauts gradés. Il semblerait pourtant que des tensions internes à l’armée se fassent actuellement jour. Quoi qu’il en soit, quelle que soit la solution, négociée ou violente, le Venezuela échappera difficilement à une cure d’austérité « à la grecque », avec toutes les incertitudes que cela entraîne dans un pays qui n’est pas connu historiquement pour la force de sa cohésion sociale…