Covid-19: épreuve de vérité pour l’Université et les étudiants edit

11 février 2021

Si, dans le contexte de pandémie, les jeunes semblent sombrer dans une spirale de pessimisme, n’est-ce pas parce que précisément, la route qui mène vers le (ou les) diplôme est devenue tellement semée d’embuches que seuls les plus déterminés, ou ceux qui peuvent prendre du temps pour y accéder, y croient encore ?

Avant le diplôme, il y a la guerre. Aujourd’hui quelque 62% des membres d’une génération entrent à l’Université et 45% d’entre eux obtiennent un diplôme de l’enseignement supérieur, et parmi ces derniers, la moitié, 20-23 %, atteignent le niveau bac plus 5 ou plus.

Passe ton master 2 d’abord!

Parcours Sup se présente comme la piste de départ d’un marathon au circuit incertain, et si au bout de trois ans l’on n’a pas effectué une sortie de route précoce, ou bifurqué vers la voie professionnelle (que certains étudiants privilégient mais ces formations très demandées notamment par des bac pro sont assez malthusiennes), les inscriptions dans les masters prennent l’allure d’une foire d’empoigne. Quadriller la cartographie « master » des universités françaises à la recherche de la filière caressée, quitte à s’éloigner de sa région ou même se délocaliser dans une ville moyennement attractive, chercher la formation ad hoc, mais éventuellement se rabattre sur un choix voisin, engager un recours administratif quand nulle part ses demandes ne sont acceptées en se prévalant du droit à la poursuite d’études (10 000 cas en 2020), sauter un an et chercher un stage dans le secteur affectionné pour augmenter ses chances pour un cursus à venir, se résoudre à quitter cette quête anxiogène et prendre un boulot tout de suite, pour les candidats pris à la gorge par la nécessité financière, avec le vague espoir de se réaligner un jour sur le poteau de départ. L’élévation continue du niveau éducatif dans les sociétés de la connaissance induit une course éperdue pour entrer dans les bons masters universitaires ou dans une grande ou à défaut une moyenne école. Les années étudiantes n’ont jamais été une sinécure, aujourd’hui elles sont une course haletante.

De cette compétition existentielle condensée sur quelques années, on émerge vainqueur – on l’a, ce fameux diplôme – ou profondément meurtri – si on a dû abandonner, ou sortir avec un diplôme voie de garage. Au final, aujourd’hui 14% d’une classe d’âge sortent avec un master 2, à peine 1% avec un doctorat, et 8% avec un diplôme d’une grande ou moyenne école. Or le master est devenu le grade sélectif par excellence pour les emplois d’encadrement ou d’expertise dans les entreprises et les administrations. Et même dans le secteur social, coopératif ou associatif ou politique[1] !

À partir de ce niveau d’altitude scolaire, l’air s’emplit d’oxygène, on commence à respirer : on peut se diriger droit vers l’emploi, enrichir encore son cursus d’autres titres universitaires en profitant de toutes les passerelles et systèmes d’équivalence, partir (pour les meilleurs diplômes) faire un tour du monde après avoir négocié avec un employeur un contrat au retour, créer une startup ou encore changer de direction et devenir boulanger bio ou pilote d’avion (oui, c’était le rêve qu’ont pu réaliser deux recrues d’une école de commerce dont Echo Start, le site des Echos qui s’adresse aux jeunes, a récemment relaté l’histoire).

Courir dans le brouillard

À cheval sur deux années académiques, la crise Covid a accentué la vulnérabilité de vie de presque tous les étudiants, tout en creusant les écarts déjà existants entre l’université et les grandes écoles. Mettons de côté les classes préparatoires aux grandes écoles qui à la rentrée d’octobre ont pu s’ouvrir en présentiel, en profitant du maintien en activité des lycées – suscitant alors une salve de la CPU (Conférence des présidents d’université) qui a vu là une rupture d’égalité de traitement envers les étudiants du premier cycle universitaire alors que les campus ne s’ouvraient que très parcimonieusement.

Selon une étude effectuée pendant le confinement du printemps 2020 par l’Observatoire national de la vie étudiante, 36% des étudiants ont rencontré des difficultés financières et 19% ont dû se restreindre sur les achats de première nécessité, mais ces restrictions sont deux fois plus fréquentes chez les étudiants à l’université que chez les étudiants en grande école. Ainsi les problèmes pour s’équiper en matériel numérique de qualité pour suivre l’enseignement à distance sont nettement plus marqués chez les étudiants d’université (36%) que chez les élèves ingénieurs ou managers (20-24%) de même que l’obligation de diminuer ses dépenses alimentaires (60% pour les premiers et autour de 40% pour les seconds). La difficulté à poursuivre ses études par visioconférence touche tout le monde (69% seulement des étudiants ont pu bénéficier d’une continuité pédagogique) mais, là encore, elle est plus sensible à l’université que dans les grandes écoles. Ainsi une majorité d’étudiants à l’université (53%) ont moins travaillé qu’avant le confinement contre 42-45% des élèves de grandes écoles.

À ces disparités, guère étonnantes puisque l’université pratique une démocratisation sociale un peu supérieure à celles des écoles grandes ou moyennes, s’ajoute un autre point que les statistiques peinent à révéler mais évident lorsqu’on côtoie le milieu étudiant : celui du rapport au temps. Les familles privilégiées donnent du temps au temps pour que leur progéniture gagne ses galons universitaires –donc patauger dans un cursus soumis à des événements imprévisible pendant deux ans pour une raison « indépendante de sa volonté » ne sera pas vécu comme un drame. Tout différemment, un étudiant d’origine populaire subira une pression pour boucler au plus vite son cycle d’étude, car les sacrifices financiers faits par sa famille ou par lui-même ne peuvent pas s’éterniser. Ce rapport au temps explique pour une part, que les étudiants d’origine des catégories supérieures en rallongeant de deux ou trois ans leurs cursus arrivent à cumuler plusieurs parchemins universitaires qui s’enrichissent mutuellement et densifient leur CV, alors qu’un jeune d’origine populaire sera enclin à rentabiliser tout de suite son diplôme sur le marché du travail.

Comment s’étonner que ce système reproduise et renforce les inégalités sociales, et ce encore plus dans le contexte de la pandémie ? Plus que jamais, s’opère une distinction entre les enfants de familles d’initiés et ceux qui vivent éloignés de cette forêt de repères culturels. Les témoignages des hauts diplômés « transclasses » convergent : leur réussite tient presque du miracle, qui combine contingence heureuse et acharnement obsessionnel à gagner cette lutte des places.

Mobilisation sans fin des enseignants

Face à cette demande d’éducation, les universités multiplient la diversification des filières et des spécialités, et, au delà des grandes écoles auxquelles on accède via les classes préparatoires, des écoles privées (d’ingénieurs, de management et de communication) se sont développées ou se créent parfois par fusion (les plus récentes : Kedge, ECAM, EPITA), proposant des parcours post-bac. L’éducation supérieure est devenue un business ultra compétitif dans lequel les écoles privées payantes (10 000 euros annuels en moyenne comme frais de scolarité) se sont taillées une place importante, aidées en cela par les classements opérés par la presse écrite (Challenges, Le Figaro). Tous ces établissements affinent les modalités de sélection – notes scolaires, entretiens avec exercice de simulation, de motivation, et de présentation de soi, grand oral, exercice de langues (voulez-vous passer les épreuves en anglais ?), valorisation de tout type d’expérience, stages, emplois temporaires, action humanitaire ou associative. Ces épreuves de sélection ciblent de plus en plus finement toutes les particules du candidat (e), des plus élémentaires aux plus rares.

Ce boom du système éducatif se paie également du prix d’une mobilisation intense des enseignants du supérieur et, pour ces derniers, d’un changement substantiel du métier, qui combine sans cesse plus de tâches hors les cours et les séminaires : travail administratif, correction de copies, participation à des jurys, des comités éditoriaux, des comité de sélection, tutorat, et évidemment préparation des cours, recherche et publications, etc. De surcroît, les embauches de titulaires étant limitées, sont mobilisés des personnels sur contrat ou occasionnels souvent mal rémunérés. Au total, le système emploie 101 000 enseignants-chercheurs dont 67 % sont des agents titularisés[2]. Il ntretient lui-même sa pénurie, car ces métiers d’enseignement sont devenus moins attractifs qu’autrefois et que se répand au sein de l’Education nationale un sentiment de déclassement chez nombre de ses agents. Pendant la pandémie, l’enseignement et toutes les taches annexes sont effectués à distance, une situation qui dénature le véritable lien sur lequel repose la transmission du savoir et oblige à innover en matière pédagogique pour entretenir l’attention et la mobilisation des étudiants : dans ce contexte nombre d’enseignants se trouvent frustrés, soumis à une impression de déréalisation, quand ils ne sont pas carrément épuisés et au bord du burn out.

La pandémie lance un fantastique challenge à la communauté universitaire et se révèle comme une épreuve de vérité sur les difficultés et profonds clivages qui se dessinent depuis longtemps au sein du système d’enseignement supérieur. Nul ne saurait dire s’il relèvera ce défi.

 

[1] Cf. Monique Dagnaud, Jean-Laurent Cassely, Génération surdiplômée. Les 20 % qui transforment la France, Odile Jacob, 2021.

[2] Bilan social 2018-2019 de l’Éducation Nationale sur les EPST (Établissements Publics à caractère scientifique et Technologique) : universités, écoles d’ingénieurs, grands établissements, instituts d’études politiques...