Sur l’avenir de l’Europe. En réponse à Élie Cohen edit

19 novembre 2018

Nous sommes heureux qu’Élie Cohen ait lancé le débat sur nos propositions, qu’il l’ait fait sur une base intellectuellement rigoureuse – nous n’avons rien à redire au résumé qu’il donne de notre texte – et surtout qu’il ait engagé une discussion sur le fond. C’est ainsi qu’on progresse.

Son papier (Telos, 9 novembre 2018) appelle d’abord trois remarques, ensuite une réponse sur l’essentiel.

Première remarque : nous ne proposons pas que les seules dispositions relatives à la « concurrence libre et non faussée » deviennent le socle de l’Union. Nous disons au contraire très explicitement que ce socle devra également inclure les valeurs essentielles sur lesquelles l’Europe s’est construite, les droits sociaux fondamentaux et les politiques régionales. On pourrait, parce que ce serait sans doute le plus facile, concevoir un socle exclusivement économique, autour du seul marché unique. Mais ce serait trahir l’inspiration première de l’Union européenne, qui a d’emblée associé intégration économique, égalité des droits sociaux et solidarité à l’égard des territoires en difficulté.

Deuxième remarque : nous ne prônons pas le primat de l’UE à 27 sur les cercles d’intégration plus étroite. Au contraire, nous plaidons pour que ces derniers aient complètement droit de cité et qu’ils relèvent de dispositifs juridiques et institutionnels explicites. Comparons cela à la situation actuelle de l’euro, dont les ministres des Finances se sont longtemps réunis à la manière de conspirateurs, dans une semi-clandestinité, avant que l’Eurogroupe se voie reconnue une existence juridique, assortie cependant d’une absence de pouvoir de décision formel. Nous disons que la situation actuelle est insatisfaisante pour les uns comme pour les autres : les participants à l’euro parce qu’ils doivent discuter leurs politiques avec les représentants de pays qui n’y participent pas, et ces derniers parce qu’ils sont convoqués à prendre part à des décisions au sein d’une enceinte où le caucus des membres de l’euro est structurellement majoritaire. 

Troisième remarque : nous ne refusons pas que les pays de la zone euro puissent développer institutions et politiques, bien au contraire. Ainsi disons-nous explicitement que devraient être créés un secrétariat de la zone euro (qui pourrait être fourni par la Commission, mais aussi éventuellement par le Mécanisme européen de stabilité) et une chambre zone euro au sein du parlement européen, devant laquelle les responsables politiques (dont le fameux « ministre des finances de la zone euro ») rendraient des comptes. Encore une fois, cela donnerait plus d’autonomie aux pays de l’euro que la situation actuelle, et permettrait une démocratisation de la gouvernance puisqu’existerait une chambre spécifique en mesure d’exercer ses pouvoirs de contrôle et de s’exprimer à la majorité.

Venons-en au cœur du débat, qui se noue autour de deux questions : abandonner la perspective d’une union toujours plus étroite entre l’ensemble des pays qui y participent, est-ce prendre le risque d’un délitement de l’UE ? En prenant acte de la division de l’UE, la privons-nous des moyens de faire face à un monde plus dur et même plus hostile ?

L’Union européenne est aujourd’hui deux choses à la fois : un projet politique, et un cadre d’intégration économique pour les pays de la région. On verra ce qu’il adviendra du Royaume-Uni après un Brexit qui se révèle mille fois plus compliqué que ne le disaient ses avocats lors de la campagne référendaire. Mais jusqu’ici, aucun pays n’a échappé aux forces centripètes mises en mouvement par les six États fondateurs : en Europe on est soit membre de l’Union, soit associé – ce qui signifie qu’on applique l’essentiel des politiques commerciales et réglementaires communes et contribue au budget, sans avoir son mot à dire dans les décisions, soit candidat, comme aujourd’hui les pays des Balkans (Albanie et ex-Yougoslavie).

S’il en va ainsi, ce n’est pas en raison d’une coïncidence des préférences et des aspirations. Ce n’est pas du fait d’une adhésion unanime à un projet politique commun. C’est tout simplement parce que l’intérêt national commande à chaque gouvernement de se rapprocher de l’UE pour donner à son pays les meilleures chances de développement, d’influence et de sécurité. Le résultat est un ensemble de plus en plus hétérogène de nations unies par leurs calculs plutôt que par leurs rêves. Avant de se diriger vers la porte, les Britanniques l’avaient bien exprimé en demandant d’expurger les traités de l’objectif d’une union « toujours plus étroite ». 

Cette  dynamique – strictement conforme, notons-le, à ce que laissait attendre la théorie économique des unions internationales – débouche inévitablement sur une tension : soit les pays animés par un projet politique y renoncent, soit ceux que motive le seul intérêt matériel se laissent entraîner dans une dynamique à laquelle ils sont fondamentalement étrangers. Aucune de ces deux évolutions n’est satisfaisante, chacune est porteuse de risques politiques. Ceux-ci sont plus forts aujourd’hui qu’hier, parce que le grand élargissement de 2004 a répondu à une logique de développement et de sécurité des nouveaux États membres, davantage qu’à un projet de dépassement des nationalismes. La perspective d’un nouvel élargissement pose des questions de même nature.

Prétendre résoudre ces tensions en se donnant du temps, ou en forçant la décision par un vote à la majorité qualifiée, est une fausse solution : il ne s’agit en effet ni de gérer les conséquences d’un inégal degré de préparation, ni de trancher des désaccords sur des sujets législatifs, mais de trouver une réponse durable à des désaccords de nature constitutionnelle. Notre analyse est que la meilleure solution – la seule qui tienne compte de la réalité – est de reconnaître la coexistence au sein de l’UE de projets d’inégales ambitions et d’orientations partiellement différentes.

Prenons-nous, de ce fait, le risque d’affaiblir l’Europe, alors même qu’elle affronte un contexte international plus hostile, voire plus dangereux ? Il n’y a pas de raison que ce soit le cas pour les compétences essentielles de l’UE : en matière de commerce international, de concurrence ou de régulation sectorielle, nos propositions préservent l’existant. Dans notre schéma, la Commission restera le négociateur exclusif des accords commerciaux, elle demeurera le juge exclusif des cas de concentration et elle conservera son droit d’initiative et toutes ses compétences d’implémentation en matière de politiques sectorielles.

La crainte, si elle est légitime, ne peut être que politique : qu’une Union aux compétences fragmentées – certaines politiques étant exercées à 27, d’autres à 19, d’autres par exemple à 12 ou à 23 – soit incapable de concentrer sur les arbitrages essentiels et que face à des interlocuteurs souverains, elle ne soit pas en mesure de jouer sur l’ensemble du clavier. L’inquiétude est compréhensible : l’Europe cumule déjà deux présidents pour l’UE et un autre pour la zone euro. Qu’en sera-t-il demain si elle ajoute à cet aréopage un président pour la défense et un autre pour la question des migrations ? Nous pensons cependant que si un groupe compact de pays participe à tous les clubs, ce risque sera plus facile à conjurer que celui, opposé, d’une gouvernance institutionnellement unifiée, mais substantiellement divisée.