Une crise de plus en plus européenne edit

12 mai 2009

Il y a dix-huit mois, la crise née des crédits subprime était à l’évidence américaine, et l’on débattait de ses effets sur le reste du monde. Au fil des mois, pourtant, elle est devenue de plus en plus européenne.

Qu’on en juge :

1. Depuis son dernier point haut, la production industrielle a baissé de 18% dans la zone euro, contre 13% aux Etats-Unis. Pour l’ensemble de l’année 2009, le FMI prévoyait en avril 2008 0,6% de croissance aux Etats-Unis et 1,2% dans la zone euro. Aujourd’hui il attend une baisse de 2,8% du PIB aux Etats-Unis, mais dans la zone euro une baisse encore plus importante, de 4,2%. Les autres prévisions récentes sont de la même eau.

2. Au sein de la zone euro, l’Espagne et l’Irlande sont aux prises avec une dépression immobilière, doublée dans le cas de l’Irlande d’une débâcle bancaire. L’an prochain, le taux de chômage atteindra 20% en Espagne. Les taux d’intérêt sur les emprunts d’Etat, qui étaient sensiblement les mêmes partout, se sont écartés les uns des autres. La Grèce, connue pour sa gestion négligente des finances publiques, et l’Irlande, dont la dette publique va tripler en trois ans, empruntent à 200 points de base (deux points de taux d’intérêt) au-dessus de l’Allemagne. Dans ces conditions la question n’est plus si une crise de financement d’un Etat de la zone euro est possible, mais qui, du FMI ou de ses partenaires, lui viendra en aide le cas échéant.

3. L’Europe centrale et orientale connaît une crise violente, de même nature et sans doute de même ampleur que la crise asiatique de 1998. A part la Pologne pour laquelle on s’attend à une récession modérée, les principaux pays de la région, dont la croissance reposait sur l’appel à l’épargne étrangère, sont frappés de plein fouet par l’arrêt des entrées de capitaux. Les pays baltes vont connaître cette année des chutes de production supérieures à 10%, la Hongrie et la Roumanie une baisse de plus de 5%. Sous programme FMI, la Lettonie est engagée dans une entreprise de baisse des salaires et des dépenses publiques, à côté de laquelle la déflation entreprise par Laval en France dans les années trente fait figure de médecine douce.

4. Le FMI vient de réviser ses estimations des pertes et des besoins en capital des banques. Il estime que sur la période 2007-2010, les banques européennes (zone euro et Royaume-Uni) vont subir 1200 milliards de dollars au moins de pertes sur leurs actifs, contre 1050 aux Etats-Unis, mais surtout que sur ce montant elles n’ont à cette date reconnu que 260 milliards de dollars de pertes (moins du quart, contre 510 aux Etats-Unis. Il leur resterait donc au moins 500 milliards de capital à lever, contre 275 aux Etats-Unis. Autrement dit, les banques européennes en seraient à peu près au quart du chemin, contre la moitié outre-Atlantique. Certains Trésors européens contestent ces chiffres, mais ils n’en ont pas produit d’autres. Ce que soulignent les évaluations du FMI est d’abord l’absence totale d’évaluation commune de la situation en Europe. Les marchés financiers semblent en avoir tiré les conséquences : la valeur boursière des banques européennes a davantage baissé que celles des banques américaines.

Ces faits sont évidemment liés entre eux. Si l’Europe va plus mal, c’est à la fois parce qu’elle est plus exposée au commerce mondial, qu’à la crise mondiale s’ajoutent ses crises internes, que ses banques vont mal. Si l’Europe de l’Est est en crise, c’est parce que ses débouchés européens se sont affaissés et que les banques d’Europe de l’Ouest ne veulent plus lui faire crédit. Si l’Autriche s’inquiète pour ses banques, c’est largement parce qu’elles sont massivement engagées en Europe centrale. Et ainsi de suite. La difficulté n’est pas de débrouiller l’écheveau des causes, finalement assez simple, elle est de définir une réponse.

Or la réponse européenne reste limitée, comme si on se refusait encore à prendre la pleine mesure du désastre. Les Etats-Unis ont engagé un programme de relance sur deux ans dont l’ampleur dépasse celle des programmes européens, même si l’on tient compte de la taille relative des systèmes publics et de leurs effets de stabilisation automatique. La Réserve fédérale a quant à elle ramené ses taux à zéro et s’est résolument lancée dans un programme d’achat d’actifs financiers publics et privés. En Europe, l’hésitation à agir est plus grande, tant du côté des Etats que de la BCE qui n’a baissé ses taux qu’à pas comptés, et ne s’est que partiellement engagée dans l’assouplissement quantitatif. Même dans le domaine où elle est le moins convaincante, le traitement de la crise bancaire, l’administration Obama peut au moins se targuer d’avoir soumis toutes les grandes banques à un même stress test, tandis qu’en Europe chaque pays prétend que ses banques sont en meilleur état que celles des voisins.

Une telle disparité s’explique mal. Car non seulement la conjoncture est plus dégradée en Europe et les besoins en capital des banques sont plus importants, mais l’économie est beaucoup plus dépendante du secteur bancaire. Sur dix euros d’endettement des entreprises non-financières, les prêts bancaires en représentent neuf dans la zone euro et sept au Royaume-Uni, contre six aux Etats-Unis. Autrement dit beaucoup d’entreprises américaines peuvent contourner un système bancaire défaillant en émettant sur les marchés de la dette (quitte à ce que ce soit la Fed qui achète leur papier), mais en Europe (en tous cas dans la zone euro) cette possibilité n’est offerte qu’aux plus grandes d’entre elles.

Plus fondamentalement, l’Union européenne est confrontée à un défi existentiel, qui ne se pose évidemment pas pour les Etats-Unis. Sa crédibilité en tant que construction institutionnelle et sa cohésion en tant qu’entité intégrée sont toutes deux en jeu dans la crise.

Sa crédibilité est en question parce que c’est dans ce genre de situation que les citoyens mesurent la qualité d’un système de politique économique. Les Européens se rappelleront certainement pendant des décennies ce qu’ils auront appris pendant cet épisode de crise aigue et le jugement qu’ils porteront sur la réaction de l’Union européenne au choc déterminera leur attitude future à son endroit. Or s’il est vrai qu’en octobre 2008, face au risque d’effondrement du système financier, les pays de la zone euro et le Royaume-Uni se sont coordonnés pour dessiner une réponse commune, et que face à la récession ils sont, quelques semaines plus tard, convenus de lancer des programmes de relance budgétaire, la mise en œuvre de ces orientations a été pour le moins disparate. Plus largement, les questions demeurent sur la capacité d’un système construit pour les temps calmes à faire face aux tempêtes. Comme l’illustre le Pacte de stabilité, le mode de gouvernance européen repose en effet sur l’idée qu’une politique prudente prévient les crises, pas sur une capacité institutionnelle à les gérer quand elles surviennent.

Deux piliers de l’intégration européenne sont également ébranlés, le marché unique et l’élargissement aux nouveaux Etats membres. Comme l’a dit Charles Goodhart, nous savons maintenant que les banques vivent globales mais meurent nationales, parce que seuls les Etats ont les moyens d’intervenir lorsqu’elles sont menacées de faillite. Or lorsqu’ils soutiennent les banques, les Etats attendent en contrepartie qu’elles développent le crédit aux ménages et aux entreprises du pays, pas à celles des pays voisins. Cela sape les fondements d’un marché unique construit sur l’hypothèse que les banques de demain ignoreraient les frontières. Quant à l’élargissement, son succès est remis en question par le coup d’arrêt à un modèle de croissance qui, dans beaucoup de pays d’Europe centre-orientale, reposait sur l’appel à l’épargne extérieure pour financer l’investissement. La quête de sécurité qui s’est emparée des marchés internationaux des capitaux menace aujourd’hui la stabilité des nouveaux Etats, elle fait douter pour demain de leur convergence vers les niveaux de vie de l’Europe de l’Ouest. En réponse, l’Union a accru les moyens disponibles pour le soutien financier à l’Europe centre-orientale, mais elle répugne à envisager une stratégie régionale et hésite sur l’élargissement de la zone euro.

Les enjeux sont donc très sérieux. Mais avec une présidence tenue par un pays dont le gouvernement est tombé et une Commission qui, prise entre le traité actuel et celui qui reste en cours de ratification, termine son mandat sans savoir quand elle sera remplacée, la gouvernance de l’Union est en état de semi-vacance. Quant aux élections au parlement européen, qui auraient pu être l’occasion d’un débat bienvenu, tout suggère qu’elles vont être un événement de faible intensité politique. C’est pour le moins malheureux. Il faut espérer que 2009 ne restera pas dans les mémoires comme l’année des rendez-vous manqués.