Une «Europe des valeurs»? Un combat à mener edit

9 juillet 2018

La question des « valeurs européennes » se pose avec une acuité croissante depuis que l’hypothèse d’une convergence progressive vers des valeurs universelles d’inspiration occidentale est mise à mal par au moins deux tendances : l’affirmation des pays émergents, sans que leur développement économique aille forcément de pair avec une évolution libérale sur le plan politique, et le défi de l’islamisme radical. Les valeurs dominantes des années 1990 se trouvent désormais sous pression, ce qui renforce leur caractère « européen ». En effet, cette évolution les « désuniversalise » et met aussi en évidence des nuances, voire des différences entre les deux rives de l’Atlantique, permettant ainsi de distinguer une spécificité européenne au sein de l’ensemble occidental.

En droit, l’Union est fondée sur une communauté de valeurs précisées par les traités, ce qui n’équivaut pas à nier la diversité des traditions nationales ou à imposer une perception monolithique de ces valeurs. Toutefois, un socle commun de « valeurs européennes » existe : il s’agit des valeurs libérales et démocratiques telles qu’elles se sont développées au cours de l’histoire de l’Europe et pleinement affirmées depuis les Lumières : le respect de la dignité humaine et des droits de l’Homme, l’ensemble des libertés fondamentales, l’égalité des citoyens devant la loi, l’état de droit, les principes de la démocratie parlementaire. Ces valeurs – et c’est peut-être l’aspect le plus spécifiquement « européen » – sont mises en œuvre à la lumière de l’expérience historique des peuples européens, autour de quatre éléments principaux : la renonciation relative à la force et la préférence pour le règlement pacifique des conflits ; un accent mis sur la solidarité et sur la recherche de la justice sociale à travers l’Etat ; une vision des relations internationales qui relativise la souveraineté de l’Etat ; un fort esprit de modération, de tolérance, d’ouverture et de méfiance à l’égard des passions politiques.

Tout ceci est incarné par le projet politique européen, tel qu’il a été impulsé par les pères fondateurs dans les années 1950. Or, si ces valeurs distinguent l’Europe du reste du monde, dans quelle mesure sont-elles aujourd’hui « européennes » aussi au sens de « partagées par l’ensemble des Européens » ?

L’Union européenne: une «communauté de valeurs» menacée à l’Est … et à l’Ouest 

Toutes les sociétés européennes sont traversées par une vague de remise en cause de ce socle de valeurs. Des forces politiques affichant une attitude hostile ou méprisante à leur égard progressent de manière souvent spectaculaire. Si cette vague concerne pratiquement toutes les démocraties européennes, elle se manifeste de manière très variable. Ainsi, en Europe occidentale, le contexte de crise économique a joué un rôle amplificateur de ce phénomène, culminant notamment avec les crises grecques et le référendum sur le Brexit. Les résultats de plusieurs élections, dont celles de 2017 en France, semblaient démontrer une sorte de « plafond de verre » pour les partis « antisystème ». Or, en dépit d’une conjoncture économique plus favorable, le reflux de cette vague se fait attendre et l’idée même du « plafond de verre » a été plus récemment mise à mal, notamment avec les législatives en Italie.

Même si les démocraties plus anciennes sont loin d’être épargnées, un clivage Est-Ouest semble se dessiner en matière de rapport aux valeurs libérales, en particulier depuis 2015 avec l’alternance politique en Pologne et la rupture au sujet de la crise migratoire. Face à ces phénomènes, deux erreurs de perception et d’interprétation sont à éviter. A l’Ouest, il y a une forte tendance à surévaluer l’altérité de l’Europe centrale en matière de valeurs. A l’Est, on assiste souvent à une minimisation du phénomène.

A équidistance de ces deux approches, nous considérons que la vague de contestation des valeurs européennes, tout en empruntant des formes spécifiques à chaque pays, relève d’un phénomène global qui touche l’Europe entière. Toutefois, la capacité de résistance à ce phénomène varie selon plusieurs clivages, dont celui entre l’Ouest et l’Est. Cette capacité plus faible de résistance de la démocratie libérale à l’Est s’explique principalement par quatre facteurs :

1. les jeunes démocraties centre-européennes reposent sur des structures plus fragiles, comme en atteste par exemple la faiblesse chronique de la participation électorale ou encore les fragilités structurelles du secteur des médias ;

2. l’histoire, la géopolitique et la culture de ces pays permettent à certaines alternatives au modèle européen de résonner davantage dans une partie des opinions publiques et de bénéficier d’un soutien plus affirmé de la part des acteurs, internes ou externes, qui ont intérêt à encourager cette divergence par rapport au modèle européen ;

3. les sociétés y restent très largement imprégnées de traumatismes non-dépassés qui nourrissent la méfiance, voire le ressentiment à l’égard de l’Ouest. La conviction d’être l’éternelle victime, la hantise de subir un « diktat » ou encore l’attachement obsessionnel au caractère ethniquement et culturellement homogène de la société (atteint dans des circonstances tragiques et honteuses au cours du XXe siècle, mais devenu au cours des quatre décennies du communisme une seconde nature de ces sociétés) – tous ces sentiments nourrissent le rejet des valeurs européennes ;

4. les opinions publiques y sont très sensibles, voire susceptibles par rapport à tout ce qui peut induire le sentiment d’être ou d’apparaître comme des « Européens de seconde classe ». Or, la liste des sujets sur lesquels les Centre-européens ont le sentiment d’être traités avec condescendance ou mauvaise foi par leurs concitoyens Ouest-européens est longue. Sur le plan des valeurs, le sujet emblématique est l’attitude « deux poids, deux mesures » en ce qui concerne la mémoire des deux totalitarismes qui ont ensanglanté l’histoire européenne au XXème siècle.

Dans ces conditions, il est primordial que la reconquête du soutien aux valeurs européennes se fonde sur une attitude qui n’exagère pas, ne mésinterprète pas et n’instrumentalise pas ces décalages réels entre l’Ouest et l’Est de l’Europe.

L’indispensable combat pour les valeurs de la démocratie libérale: quelle stratégie?

Le premier pas consiste à reconnaître la profondeur et l’urgence du problème : il s’agit bien de mener un véritable combat culturel. Les valeurs européennes font face à la haine mortifère et idéologique de l’islamisme radical. Mais aussi à l’hostilité subversive et plus pragmatique du régime russe, ou encore au risque d’une dilution dans un mouvement de globalisation, façonné au mieux par les Etats-Unis, au pire par la Chine. Elles sont aussi sous un tir nourri provenant de l’intérieur, venant de tous ceux qui, pour des raisons diverses, préfèrent se reconnaître dans le modèle des adversaires du projet européen ou encore qui sont tellement obnubilés par la diversité européenne – réelle, légitime et précieuse – qu’ils en oublient tous les éléments d’unité et les fossés qui séparent cette mosaïque européenne des autres modèles actuels.

La clé repose dans les politiques d’éducation et de la culture. Le manque de fierté et d’attachement au patrimoine spirituel et culturel européen constitue un facteur de faiblesse face aux menaces externes, portées par ceux qui sont habitées par la conviction de la supériorité de leurs valeurs et de leur culture. Il est urgent que les systèmes d’éducation européens réalisent que, face à la superficialité toujours croissante véhiculée par les médias et les réseaux sociaux, il faut jouer le contrepoids en visant la profondeur, le long terme et  l’exigence et la qualité. Deux champs sont à investir sans tarder. D’une part, l’introduction d’une véritable dimension européenne à l’éducation primaire et secondaire, avec un accent sur l’histoire et la culture, sur la diversité et la richesse des réalités locales et nationales, mais aussi sur leurs racines et dénominateurs communs, ainsi que sur les influences croisées entre elles. D’autre part, une éducation à la « consommation » des médias, plaçant au cœur de cette démarche éducative la notion d’esprit critique.

L’UE ne peut pas et ne doit pas être le porteur principal de ce renouveau éducatif : il revient aux Etats d’en assumer la responsabilité. Mais elle peut y contribuer, en s’attelant d’abord à ce qu’elle sait faire déjà – notamment à encourager la mobilité ou à fournir des supports de qualité.

L’autre clé est à trouver du côté des élites politiques européennes qui doivent se saisir du discours sur les valeurs européennes et le porter avec constance, d’une manière crédible et audible. Depuis trop longtemps, le discours sur le projet européen s’est enlisé dans une triple impasse. Tout d’abord, il est dominé par des sujets techniques et tend à se réduire à du « jargon » qui n’arrive pas à convaincre ni à mobiliser les citoyens autour d’un sens qui aille  au-delà des questions de normes et de financements. Par ailleurs, même lorsque la question du sens profond du projet européen est abordée, elle l’est d’une manière qui consiste à répéter de manière incantatoire le discours des pères fondateurs sur la paix. Ce discours est beau et essentiel, mais il a besoin d’être mis à jour. Enfin, le discours sur le projet européen reste confidentiel, s’adressant principalement aux convaincus. Ce problème d’audibilité du discours européen est largement lié à l’insuffisance des mécanismes politiques au niveau européen, entraînant l’absence d’une représentation politique européenne et d’un espace public européen perçus et identifiés comme tels par le citoyen.

Au-delà de ce besoin de faire entrer des acteurs européens dans les espaces publics nationaux et de décloisonner davantage ces derniers, un nouveau discours politique sur les valeurs européennes doit aussi passer par la capacité à régler deux autres questions majeures. D’une part, il faut construire et assumer un discours sur la fierté d’être Européen – non pas parce qu’on oublie ou maquille les crimes et les tragédies de notre passé, mais parce qu’on sait les reconnaître, en tirer des leçons et trouver dans la partie glorieuse de notre héritage commun des ressources pour l’action présente. Loin de tout nationalisme, tout impérialisme ou tout eurocentrisme, cette fierté doit rester humble, sans empêcher toutefois de dire haut et fort la conviction quant à la supériorité de nos valeurs face aux alternatives que le monde offre aujourd’hui. D’autre part, il faut redonner de la crédibilité au porteur du discours, en trouvant des réponses à la défiance de plus en plus généralisée, nourrie par le discrédit des « élites ». Sans une prise de conscience et un véritable changement dans le comportement de ces dernières, cette défiance ne saurait pas être résorbée et tout discours sur les valeurs risquerait d’être disqualifié a priori.

Des solutions simples et rapides n’existent pas : les causes de la situation actuelle sont profondes et anciennes. La reconquête passera par des politiques de long terme. Au-delà des sanctions financières ou diplomatiques – qui risquent d’être inefficaces ou contreproductives – il faut d’abord agir par l’exemple. Il faut aussi déconstruire les contre-modèles disponibles, en comparant point par point en quoi l’Europe, malgré toutes ses faiblesses et imperfections, continue à se distinguer en étant, et en entendant rester, un continent où l’on s’efforce de respecter les équilibres entre liberté et justice sociale et entre liberté et sécurité. C’est en insufflant un nouveau dynamisme et de la confiance en soi aux Européens que les partisans des valeurs européennes pourront casser la dynamique « illibérale » qui n’a rien d’une fatalité, ni à l’Est, ni à l’Ouest.

Cet article est la version courte d’un texte publié initialement pour la Fondation Robert Schuman, sous le titre : « Face à la crise politique de l’Union européenne : l’indispensable combat culturel sur les valeurs », Question d’Europe, 2 juillet 2018.