L’Europe du Centre-Est à la lumière de la crise des migrants edit

28 septembre 2015

« Un nouveau Munich », « La fin de la souveraineté nationale, « Ne pas céder au chantage » de l’UE,  c’est par de tels titres qu’une bonne partie des médias tchèques, slovaques, hongrois ou polonais ont accueilli la décision du dernier conseil européen du 22-23 septembre imposant un système de quotas pour la répartition des migrants arrivant en Europe.

Le courroux des  pays d’Europe du Centre-Est est à la hauteur de leur désarroi face à la vague migratoire et du sentiment que les décisions prises à Bruxelles (en fait par la chancelière allemande) ignorent leur point de vue. L’opprobre des médias occidentaux se focalise principalement sur la Hongrie, mais c’est toute l’Europe du Centre-est , de l’Estonie à la Roumanie, qui est à des degrés divers concernée.

À la veille du sommet, on peut entendre une version soft du ressentiment envers Bruxelles dans ces propos du ministre tchèque des Affaires étrangères : « L’UE nous sermonne, mais ne nous écoute pas. » Pendant la réunion le vice premier-ministre Babis lance un tweet : « Si un mécanisme permanent de répartition était adopté, ce serait la fin de l’Europe. » Après le sommet les Tchèques contraints de reculer se consolent en répétant que le système proposé n’est pas permanent tandis que le Premier ministre slovaque durcit le ton : « Tant que je serai Premier ministre, pas de quotas ». Et d’annoncer une procédure de recours engagée contre le Conseil européen auprès de la Cour de justice européenne au Luxembourg. Même opposition au « diktat » chez Orban à Budapest.

Au delà des discours souverainistes deux éléments sont à retenir dans la perception dans ces pays des dernières décisions sur les quotas.

1. D’abord la déception face à la « défaillance » (partielle) de la Pologne. Celle-ci, lors du sommet du Groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, Tchéquie, Slovaquie) qui s’est tenu le 4 septembre, avait soutenu l’idée d’un « front du refus » des quotas. Or trois raisons ont amené le gouvernement polonais à assouplir sa position. Le président du Conseil européen, Donald Tusk, était il y a un an encore le Premier ministre polonais. Il fut « recommandé » pour son poste européen par Mme Merkel et, dans son nouveau rôle, a poussé son successeur à Varsovie (Mme Kopacz) à évoluer sur le dossier des migrants : on peut accepter des quotas, mais à certaines conditions et ce n’est nullement une vraie réponse au problème posé. Surtout : la Pologne est le seul pays de la région avec une vraie politique étrangère, une pensée stratégique qui dépasse le court terme. Si le pays veut que l’Europe s’implique dans la gestion de ce qu’à Varsovie on considère comme la « vraie » menace stratégique, à savoir la politique de Poutine en Ukraine, alors il est impératif de s’impliquer avec les partenaires européens dans la gestion du voisinage sud et donc des migrants qui en font partie.

Enfin il existe aussi en Pologne  une société civile européanisée plus active qu’ailleurs, mais aussi une droite nationaliste et conservatrice (le PiS que dirige J. Kaczynski) qui est sur le point de revenir au pouvoir si l’on en croit les sondages lors des élections législatives le mois prochain. L’ « européanisation » de la politique polonaise sur ce dossier a des limites de politique intérieure.

2. Le constat qu’une décision sur les quotas leur est imposée par Bruxelles, mais en fait pas l’Allemagne. À la veille du sommet européen Thomas de Maisière (de concert avec Jean-Claude Juncker) affirmait que si les pays récalcitrants n’acceptaient pas la répartition par quotas, ils seraient privés des fonds structurels européens. Le vice-chancelier Sigmar Gabriel soutenait la menace tandis que Mme Merkel évitait un lien direct entre les deux dossiers. Les réactions des gouvernements concernés étaient prévisibles : « chantage », « menaces sans précédent »… Le Premier ministre slovaque Robert Fico affirmait même que « punir des Etats pour une opinion divergente serait la fin de l’Europe » (MFDnes, 16 septembre 2015).

Les décisions de l’UE sur les quotas de répartition sont vécues comme une imposition, essentiellement allemande. Les pays d’Europe centrale étaient avec l’Allemagne pour fixer les conditions du sauvetage financier à la Grèce, mais récusent « l’hégémonie allemande » sur le dossier des migrants. L’Allemagne représentait la puissance économique et le garant de la règle en Europe. Et la voilà qui, après s’être opposée (avec la France) aux quotas en juin, abroge tout simplement  (provisoirement) Schengen en décrétant fin août que les procédures ne peuvent plus être appliquées, ouvrant grand ses frontières avec l’Autriche pour… les refermer (temporairement) le 14 septembre, les rouvrir depuis et imposer aux pays d’Europe centrale un bras de fer que la Pologne a eu la bonne idée d’esquiver.

Pourquoi tant de réticences à l’accueil de migrants dans des pays qui furent depuis la deuxième moitié du XIXe siècle des pays d’émigration et ont depuis la chute du Mur considéré la libre circulation en Europe comme l’acquis majeur de l’après 1989 ?

Tout d’abord il est inexact qu’ils refusent tous les migrants. La Pologne compte un demi-million de migrants ukrainiens sur son territoire, la République tchèque environ 200 000, l’industrie du bâtiment de ces pays ne saurait fonctionner sans eux et leur intégration ne pose aucun problème. Des migrants des Balkans furent accueillis pendant la guerre dans l’ex-Yougoslavie dans les années 1990 et ils se sont vite et bien intégrés. La Hongrie dénonce l’afflux de migrants économiques principalement d’Albanie et du Kosovo (près de la moitié des 200 000 migrants accueillis l’an dernier et au 1er semestre 2015), mais l’UE elle-même demande aujourd’hui de faire la distinction entre demandeurs d’asile persécutés et migrants économiques de pays dits « sûrs ».

Il y a le sentiment, répandu dans les élites et largement partagé par les populations, d’une impuissance et une incohérence européennes face à la vague migratoire qui renforce la tentation du repli sur une souveraineté étatique fraichement acquise. Quand la Commission annonce la répartition de 160 000 réfugiés et que l’Allemagne, quasi simultanément, affiche l’accueil de 800 000 personnes (Merkel), devenus « près d’un million » (de Maizière) on parle, à l’Est de l’Allemagne, d’abolition de fait du système Schengen et d’une « fuite en avant  lourde de conséquences » ; profitables peut-être pour l’Allemagne pour des raisons démographiques et économiques, mais considérées comme menaces potentielles pour les nations de l’Est. Et si le système Schengen ne peut plus fonctionner les trois-quarts des Tchèques sont favorables au rétablissement des frontières (sondage STEM, 4 septembre 2015). Viktor Orban, le Premier ministre hongrois, est le plus radical dans son propos et la Hongrie la plus exposée avec sa clôture construite à la frontière avec la Serbie, mais il y a un fond commun dans le propos des pays d’Europe centrale.

De quelles menaces parle-t-on à Budapest ou à Bratislava, à Vilnius ou à Prague ? Par sa politique, l’UE « s’est laissé envahir par les migrants menaçant les pays européens d’un conflit social, économique, culturel et sécuritaire sans précédent » (Orban). De toutes les « menaces » annoncées c’est de la menace identitaire, culturelle et « civilisationnelle » qui est la plus importante pour comprendre le consensus politique dans les élites et la forte adhésion des populations à leur discours. Deux éléments sont à prendre en compte si l’on veut essayer de comprendre (ce qui n’implique pas approuver) comment l’autre moitié de l’Europe perçoit et réagit à la vague migratoire actuelle.

1. Ce sont des nations culturelles (Kulturnation) qui se sont, surtout au XIXe, définies comme l’Allemagne par une langue, une culture, parfois une filiation religieuse. Elles transposèrent cette idée à la définition culturelle/civilisationnelle de l’Europe dont elles se considèrent voir été le rempart autrefois face à l’Empire ottoman (arrivé à Budapest et Vienne), puis face au totalitarisme russo-soviétique venu de l’Est, aujourd’hui face à « l’invasion musulmane » du Sud. Elles récusent la norme européenne de l’accueil des migrants au nom de leur version des « valeurs européennes ».

Ces nations sans État ont construit au XXe siècle des « États-nations » qui, avec  la guerre et le « concours » des puissances totalitaires (l’Allemagne de Hitler et l’URSS de Staline), sont devenus des quasi homogènes ;  pendant la Guerre froide ces États furent enfermés derrière le rideau de fer et n’ont pas connu alors, ni depuis 1990, l’arrivée de migrants économiques venus d’Afrique et du monde arabe comme en Europe occidentale. Ils considèrent l’expérience  du multiculturalisme à l’Ouest de l’Europe comme un « échec complet » (pour reprendre la fameuse formule d’Angela Merkel au Congrès de la CDU en décembre 2010) et ne souhaitent pas l’importer à l’Est du continent. Un ancien ministre tchèque a conclu ainsi un échange avec moi sur ce sujet la semaine dernière : « Je refuse que Brno devienne Marseille ». Ma réponse : « Il y a 5000 musulmans en République tchèque, la France en a 5 millions. Il faut savoir relativiser ses peurs », n’a pas semblé le convaincre…

Après avoir œuvré avec succès pendant un quart de siècle à surmonter le clivage Est-Ouest en Europe sur le plan économique et institutionnel, l’UE découvre la profondeur d’un clivage sociétal, culturel, de « mentalités ». Ce dernier ne sera pas surmonté par des admonestations ou autres menaces de couper les fonds, mais en démontrant qu’une nouvelle mouture viable de Schengen est mise en œuvre et surtout qu’une capacité d’intégration existe. Faute de quoi on risque non pas un clivage entre ethno-nationalistes à l’Est et « multiculturalistes » à l’Ouest, mais partout le projet européen déstabilisé par une poussée des national-populismes.