Les Américains et les inégalités edit

23 avril 2020

Les ravages du Covid-19 aux États-Unis font resurgir trois questions politiques centrales liées les unes aux autres : celle du « big government», celle des inégalités et celle de l’Etat social. La crise fait ressortir la plus grande vulnérabilité des éléments les plus défavorisés de la population, rendant encore plus lancinante la question des inégalités. La situation oblige le pouvoir central à répondre aux exigences de solidarité nationale et donc à accroître la dimension sociale de l’action étatique. Or, une étude approfondie du Pew Research Center, parue le 9 janvier dernier, c’est-à-dire avant même que le coronavirus ne se soit répandu aux Etats-Unis, et consacrée aux attitudes des Américains à l’égard des inégalités, montrait à la fois que ces questions étaient saillantes dans l’opinion publique américaine et qu’elles étaient du point de vue politique particulièrement clivantes. Il ne fait pas de doute qu’elles figureront parmi les thèmes centraux de la prochaine campagne présidentielle. Il est donc intéressant de se pencher sur les résultats de cette enquête.

Les républicains, les démocrates et l’État social

Ce qui ressort d’abord de cette enquête est le fossé profond qui sépare les sympathisants républicains et démocrates sur la question des inégalités et, du coup, sur leur traitement, renvoyant à deux sous-cultures qui portent des visions très différences des relations entre les individus et la société.

Une majorité d’Américains (61%) estiment qu’il y a trop d’inégalités aux États-Unis. Ils sont 78% chez les démocrates et 41% chez les républicains. Interrogés sur les principales causes des inégalités, les réponses des uns et des autres divergent fortement (tableau 1). Les républicains privilégient nettement parmi les causes des inégalités les choix de vie effectués par les individus et le fait que certains travaillent plus dur que d’autres. Ils mettent également en cause le nombre croissant d’immigrants légaux. Les démocrates de leur côté citent nettement plus souvent les discriminations ethniques, l’insuffisante régulation des grandes entreprises, l’inégalité des chances et la fiscalité et, avec une différence moins marquée, le système scolaire. Chez les premiers, les responsables des inégalités sont donc d’abord les individus eux-mêmes, chez les seconds, ce sont l’Etat et la société.

Si l’on considère les seuls individus qui estiment qu’il y a trop d’inégalités, les différences entre les deux groupes de sympathisants demeurent extrêmes. Les démocrates estiment que les inégalités pourraient être réduites en augmentant les taxes sur les plus riches et le salaire minimum, en étendant la couverture sociale à tous les âges et en supprimant pour les deux premières années les droits d’inscription dans les collèges publics. Les républicains, ne citent que la suppression de l’immigration illégale. Les uns et les autres ne se rejoignent que pour vouloir assurer à tous les compétences nécessaires pour les métiers d’aujourd’hui.

Ces différences de vision des inégalités entraînent logiquement des attentes contraires des uns et des autres  à l’égard des responsabilités du gouvernement fédéral. Comme le montre le tableau 2, les républicains sont résolument hostiles à l’édification d’un véritable Etat social alors que les démocrates y sont massivement favorables, qu’il s’agisse de la santé, des pensions de retraite, de l’éducation ou même du logement. Le tableau 3 fait apparaître un phénomène intéressant concernant spécifiquement les républicains. Il s’agit du clivage qui oppose parmi eux les personnes ayant des revenus élevés à celles qui ont des revenus moyens et celles qui ont les revenus les plus bas. Ces derniers se distinguent des autres sympathisants républicains, et se rapprochant ainsi des sympathisants démocrates, ce qui constitue une fragilité potentielle de l’électorat républicain dont la partie la moins favorisée pourrait être ainsi séduite par certaines des positions des démocrates favorables au développement de l’État social.

Tableau 1 - Les causes principales des inégalités selon les démocrates et les républicains

Tableau 2 - Les responsabilités du gouvernement fédéral selon les républicains et les démocrates

Tableau 3 - Les responsabilités fédérales selon le niveau de revenus

Une culture de la réussite individuelle

Ces données ne doivent pourtant pas être mal interprétées. La demande assez répandue d’un État social ne signifie pas pour autant que les Américains se détachent de cette valeur centrale de la culture nationale qu’est la croyance dans la réussite individuelle. Les américains demeurent dans l’ensemble idéologiquement anti-égalitaristes. Invités à classer par ordre de préférence les items d’une liste de priorités possibles du gouvernement fédéral, l’item « réduire les inégalités » n’arrive chez eux qu’en cinquième position, avec 42%, loin derrière l’item « rendre accessible financièrement le système de santé », arrivé en tête avec 72%. Ils préfèrent ainsi réclamer des améliorations concrètes dans des secteurs précis, tels l’enseignement et la santé, que de faire leur l’objectif général et abstrait qu’est la réduction des inégalités. L’importance de cette observation est renforcée par le fait que 70% des répondants estiment qu’un certain montant des inégalités est acceptable aux États-Unis. Ce chiffre est encore de 59% chez les plus défavorisés. Même si, comme nous l’avons vu, une minorité seulement d’américains estiment que les inégalités sont dues au fait que certains travaillent plus dur que d’autres, face au choix suivant : « Travailler dur et avec détermination n’est pas une garantie nécessaire de réussite pour la plupart des gens » ou « La plupart des gens qui veulent s’élever peuvent y arriver s’ils sont décidés à travailler dur », 39% seulement choisissent la première option mais 60% la seconde. Et, si, chez les républicains, ces proportions sont respectivement 22/78, elles sont encore 54/45 chez les démocrates. La réussite individuelle par le travail demeure ainsi une valeur solidement ancrée dans le peuple américain. Les progressistes américains devront compter avec cette réalité dans la fixation de leurs objectifs politiques.  

Malgré la réticence du président Trump à mettre en première ligne l’État fédéral dans la lutte contre le virus tout en entendant en garder le contrôle, certaines personnalités républicaines, tout en partageant ce double objectif, sont bien conscientes de la nécessité d’accroître le rôle et l’action de l’Etat dans cette conjoncture dramatique. La question qu’ils commencent alors à se poser est la suivante : comment faire en sorte que le « big government » qui émergera nécessairement de cette crise puisse être ramené ensuite aux dimensions plus modestes que réclame l’idéologie du parti républicain ?