Le labyrinthe catalan edit

22 décembre 2017

Le scrutin du 21 décembre 2017 marquera, à coup sûr, une date majeure de l’histoire politique catalane et espagnole. Dans un contexte d’une grande intensité émotionnelle, que traduit un record du taux de participation de 82%, les deux options indépendantiste et constitutionnaliste se sont mobilisées. Deux Catalognes se font désormais face. La troisième voie, esquissée par le Parti Socialiste de Catalogne et par En Comú-Podem (la marque catalane de Podemos), se révèle, pour l’instant encore, inaudible. La Catalogne est fracturée comme jamais et cela annonce une aggravation de la crise politique espagnole.

Une claire victoire indépendantiste?

Dès le soir du 21 décembre, les leaders indépendantistes ont proclamé leur victoire quelle que soit la liste sur laquelle ils avaient été élus. Tant Marta Rovira de Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) que Carles Puigdemont, depuis Bruxelles, et avant lui, Elsa Artadi à Barcelone, ont d’emblée additionné tous les sièges indépendantistes. En clair, les 4 députés élus de la Candidature d’Unité Populaire (CUP), favorables à une stratégie unilatérale, sont associés à la nouvelle configuration parlementaire.

Les trois listes (Junts pel Catalunya de Carles Puigdemont, ERC et la CUP) obtiennent 47,7% des voix : 21,7% pour JpC, 21,5% pour ERC et 4,5% pour la CUP). En 2015, l’ensemble de ces trois listes représentait 47,8%. Comme la participation a été plus importante, le bloc indépendantiste gagne des voix : 2 026 000 voix contre 1 966 000 en 2015. On pourra toujours expliquer que la victoire en siège tient à la surreprésentation des trois provinces les moins peuplées (Gérone, Lérida, Tarragone) par rapport à Barcelone. Un député de la circonscription de Barcelone représente presque 47 000 électeurs tandis qu’un député de Lérida ne représente que 19 900 électeurs. Ce biais représentatif permet de comprendre pourquoi les nationalistes ont toujours eu la majorité parlementaire depuis 1984 et pourquoi ils restent hostiles à toute révision de la loi électorale. L’explication ici ne vaut pas raison. Le fait politique est là : il y a une majorité indépendantiste au sein du nouveau Parlement catalan.

Le changement tient aux variations à l’intérieur du bloc indépendantiste : en 2015, la liste Junts pel Si, qui regroupait tant le PdeCAT de Puigdemont qu’ERC de Junqueras, obtenait 62 élus. En 2017, les deux formations se présentaient séparément. Elles font mieux : 66 élus. Mais cette division, payante électoralement, trahit des divergences politiques. Quant à la CUP, elle passe de 10 à 4 élus. Le revers est net mais il est presque insensible. En effet, ces 4 députés étant la clef de la majorité absolue, ils demeurent décisifs.

Objectivement, les indépendantistes peuvent penser que leur légitimité démocratique a été renouvelée. Avec 47,7%, il est difficile de construire une république catalane. Mais c’est largement suffisant pour retendre à l’extrême la crise catalane.

La crise catalane s’aggrave

L’application de l’article 155 de la constitution, grâce auquel ces élections ont été convoquées, peut-il s’apparenter à un coup d’épée dans l’eau ? C’est la thèse des indépendantistes et il suffisait de voir l’air triomphant de Carles Puigdemont au soir du 21 décembre pour mesurer son soulagement et sa projection dans l’avenir. Il évoquait la victoire de « la République catalane » par rapport au « bloc monarchique du 155 ». Marta Rovira, de ERC, évoquait, elle aussi, un « mandat pour la République ». L’utilisation répétée de ce terme de « République » dévoile sans doute les nouveaux axes de la tactique indépendantiste. Le mot et l’idée de République sont connotés à gauche. Ils permettent d’arrimer au projet indépendantiste les radicaux de la CUP. Surtout, ils peuvent aussi servir de sirène pour En Comú-Podem. Le mouvement de la maire de Barcelone Ada Colau et de Pablo Iglesias a nagé dans l’ambiguïté depuis début octobre. Ils perdent des voix (40 000 en passant de 363 000 à 323 000) et passent de 11 à 8 élus. En Comú-Podem se rêvait en faiseur de roi, ou au moins en instrument de dialogue entre les deux blocs. C’est raté. Désormais, pour Ada Colau, l’objectif sera de sauver sa mairie de Barcelone. Avec 9,33% des voix dans sa commune, elle risque gros et ne peut envisager de se maintenir que par une alliance avec les indépendantistes. La « République catalane » va devenir le nouveau levier par lequel essayer de faire exploser le camp non-indépendantiste.

Il faudra bien un jour réfléchir sur le glissement à gauche de ce nationalisme catalan. L’ancienne Convergence et Union de Jordi Pujol et de Artur Mas est devenue, avec Carles Puigdemont, une machine à transformer la classe moyenne catalane en ferment révolutionnaire. Actuellement, aucune hypothèse complète et rationnelle ne permet d’expliquer ce phénomène.

Apparaît comme évident, toutefois, que le nationalisme catalan dispose d’une réserve émotionnelle qui lui donne une force de résistance incroyable. Là où l’affaire devient dangereuse c’est que de ces émotions surgissent une perception absolument biaisée du monde. Le nationalisme catalan est auto-référencé. Son arrogance sort renforcée des résultats du 21 décembre.

Des recompositions nationales

Le scrutin catalan porte en lui des enseignements nationaux et annonce l’ouverture d’un nouveau cycle politique. La victoire morale de Ciutadans (C’s) est spectaculaire. Avec 25,5% des voix et 37 députés, la « formation orange », comme on a pris l’habitude de l’appeler dans la presse espagnole, a agi comme un véritable aspirateur électoral. C’est en 2005 que C’s est né, en Catalogne, en réaction à la dérive nationaliste. En 2006, trois députés entrent au Parlement régional. Ils seront 9 en 2010, 9 en 2012 et 25 en 2015. En même temps que se renforçait l’indépendantisme, l’anti-indépendantisme constitutionnaliste trouvait en C’s sa meilleure expression politique et son refuge électoral. Le très mauvais score du Parti Populaire de Mariano Rajoy (4,3% des voix et 3 députés seulement contre 8,5% et 11 élus en 2015, soit la perte de près de la moitié de ses voix) s’explique, en partie, par le vote utile qui est allé à C’s. Mais l’autre explication tient aussi à la fermeté du discours politique de C’s qui a séduit un électorat inquiet, en recherche de protection. Avec le scrutin catalan, les électeurs de droite et de centre-droit voient naître une vraie alternative au PP. Le parti de Mariano Rajoy, enkysté dans une culture archaïque du chef, de l’absence de débat et d’affaires de corruption, est menacé d’obsolescence politique.

Autre victime de l’ambiguïté, le Parti Socialiste de Catalogne (PSC). Certes, il gagne 1 siège (17 au lieu de 16 élus) et progresse de 50 000 voix jusqu’à 600 000 (13,8% des voix contre 12,7% en 2015). Mais le PSC reste à un niveau historiquement faible. Quand on songe qu’en 2003, il avait 42 élus et 31% des voix ! Quel lessivage ! Le PSC paye le flou de son positionnement. Pendant la campagne, son leader Miquel Iceta a plaidé en même temps le respect de la Constitution et l’amnistie pour les indépendantistes poursuivis par la justice, la solidarité et l’excès de contribution de la Catalogne au financement de l’Espagne. Il a même réclamé une annulation de la dette de la Catalogne, c’est-à-dire une prise en charge par l’État central ! La révolte dans toutes les autres fédérations du PSOE a été immédiate. Ni le PSC, assiégé par cette fièvre nationaliste qu’il n’ose pas affronter parce qu’il la croit liée aux idéaux de gauche, ni le PSOE, victime de ses divisions internes, n’ont aujourd’hui une idée d’Espagne. Cette défaillance d’un fondement politique de l’idéal constitutionnel espagnol est source de grande inquiétude.

Il y a un an, sur Telos, je pronostiquais « une année 2017 redoutablement délicate ». J’écrivais que « plus que jamais la question catalane devient une bombe à fragmentation institutionnelle et sociale tant en Catalogne où la société est profondément divisée qu’en Espagne. Dans un environnement européen marqué par la fragilisation des démocraties représentatives, la menace qui pèse sur l’Espagne, quarante ans après les premières élections libres de 1977, n’est pas anecdotique. C’est la définition même de la démocratie et du cadre national qui sont en jeu ». À la veille de 2018, je ne peux que confirmer ce diagnostic en en accentuant la gravité. Nous allons revoir des scènes d’égarement politique. Les concepts vont être soumis à des redéfinitions incroyables. La légitimité va s’opposer au droit. La volonté du peuple sera interprétée par des leaders qui se pensent charismatiques (alors qu’ils ne sont peut-être que mégalomanes). La crise catalane est un labyrinthe dont tous, à ce jour, ignorent la sortie…