Le crépuscule de la démocratie américaine edit
Les méfaits de l’ancien président Donald M. Trump sont sans précédent dans l’histoire américaine. Seuls deux présidents précédents ont été mis en accusation ; Donald Trump a été mis en accusation deux fois. Aucun président précédent n’a été inculpé au pénal ; Donald Trump a déjà été condamné pour agression sexuelle et diffamation, ainsi qu’inculpé pour 91 chefs d’accusation supplémentaires de crimes graves ; et il fait face à quatre procès cette année. Aucun président précédent n’a non plus déployé de façon routinière une rhétorique aussi grossière et sectaire, ni défendu de façon provocante son propre comportement misogyne.
Mes articles précédents ont documenté les dommages causés par Trump à la démocratie très imparfaite de l’Amérique[1]. Le présent article montre que, s’il est réélu, son deuxième mandat promet d’inverser un siècle de réformes politiques, sociales et économiques progressistes. Les enjeux de l’élection de novembre 2024 sont donc plus importants que toutes les autres depuis celle de 1860 qui a précipité la guerre civile.
Je ne suis pas le seul à faire cette évaluation pessimiste. Dans un récent éditorial, le New York Times, habituellement modéré, écrivait que, parce que Donald Trump « a montré sans vergogne un mépris ouvert pour la loi et la Constitution », il a « montré un caractère et un tempérament qui le rendent tout à fait inapte à exercer de hautes fonctions[2] ». Mais si l’éditorial pointe du doigt le danger que représente l’élection de Trump pour la démocratie américaine, il n’évoque guère les dommages tout aussi graves que le second mandat de Trump provoquerait dans la vie économique, sociale et culturelle.
Un sceptique pourrait citer le bilan du premier mandat de Trump, qui atteste la résilience du système politique américain. Bien qu’il ait causé des dommages considérables, les États-Unis ont survécu à sa présidence. Cependant, un deuxième mandat promet d’être pire[3]. Tout d’abord, il est beaucoup plus en colère et vindicatif en raison de sa défaite en 2020, de son échec à renverser l’élection et de ses multiples inculpations. Il a déclaré dans l’un de ses discours de campagne : « En 2016, j’ai annoncé : je suis votre voix. Aujourd’hui, j’ajoute : je suis votre guerrier. Je suis votre justice. Et pour ceux qui ont été lésés et trahis, je suis votre vengeance. »[4]
Trump a fréquemment menacé de poursuivre ses opposants s’il revenait au pouvoir et de récompenser ses amis, par exemple en accordant des « grâces complètes avec des excuses » à la plupart des plus de 900 personnes condamnées pour les crimes commis lors de l’insurrection du 6 janvier. (Il les a qualifiés de « grands patriotes », d’« otages » et de « prisonniers politiques »).
Deuxièmement, les leçons que Trump a tirées des échecs du premier mandat peuvent lui servir pour le second. En 2017, il n’était absolument pas préparé à gouverner. Sa carrière antérieure de personnalité de la télévision et de promoteur immobilier ne l’avait pas préparé à occuper la fonction élective la plus puissante et la plus complexe des États-Unis. Il n’avait pas exercé de mandat, ne disposait pas de groupe d’alliés de confiance à nommer à des postes élevés, ni de programme détaillé. La plupart de ses actions étaient impétueuses et improvisées. De plus, malgré son dégoût pour l’establishment républicain traditionnel, il a nommé à des postes de haut niveau de nombreux républicains relativement modérés issus des administrations passées[5]. Certains ont réussi à réfréner ses pulsions les plus dangereuses et les plus extrêmes. C’est le cas de John F. Kelly, un ancien général qui a occupé le poste de secrétaire général de la Maison-Blanche de 2017 à 2018. Kelly décrirait plus tard (en octobre 2020) le président comme « la personne avec le plus de défauts que j’ai rencontrée dans ma vie »... Et ajouterait : « La profondeur de sa malhonnêteté est tout simplement stupéfiante pour moi »[6].
Le premier mandat de Trump peut être considéré comme une répétition générale pour son deuxième. Mais cette fois, il sera plus expérimenté et préparé, grâce à l’organisation d’une bureaucratie docile et d’un programme détaillé prêt à être mis en œuvre. Cet article décrit les éléments probables de ce programme.
La campagne de Trump a publié un bref plan d’un second mandat, mais il fournit peu de détails spécifiques[7]. On trouve en revanche des éléments beaucoup plus précis dans les 900 pages de propositions publiées en 2023 pour guider une future administration Trump par la très conservatrice Heritage Foundation, qu’on nommera ici Project 2025[8]. Le texte a été rédigé par plusieurs centaines d’alliés de Trump (dont un ancien secrétaire du cabinet et d’autres anciens fonctionnaires de l’administration Trump) et approuvé par plus de 75 groupes de réflexion de la mouvance ultra-conservatrice. Les recommandations de la Heritage Foundation sont à prendre au sérieux, car elles ont largement influencé son premier mandat.
Le ton grandiloquent et la substance réactionnaire du rapport suggèrent pourquoi un analyste prévient que « le Project 2025 est un incendie pour notre démocratie. Du démantèlement des checks and balances à l’armement du pouvoir exécutif, le projet porte l’extrémisme à un niveau inédit[9] ». Le rapport commence par annoncer l’objectif principal du projet : « démanteler l’État administratif » qui met en danger « les fondements moraux mêmes de notre société », une situation causée par « la longue marche du marxisme culturel à travers nos institutions » et par « l’idéologie radicale de Biden ».
Le rapport emprunte beaucoup au manuel des dictateurs populistes en puissance (et des alliés de Trump) dans le monde entier : prendre le contrôle de l’exécutif ; remplacer les bureaucrates neutres par des flagorneurs ; diriger la bureaucratie purgée et militarisée pour punir les critiques et récompenser les amis ; utiliser le contrôle du président sur le pouvoir nouvellement centralisé pour affaiblir la démocratie et mener des politiques sociales et économiques d’extrême-droite[10].
Le projet 2025 propose de vastes réformes politiques, économiques, sociales et culturelles qui permettraient de revenir plus d’un siècle en arrière, à une exception près : une proposition visant à accroître et à centraliser le pouvoir exécutif au sein de la présidence. Le rapport décrit les nombreux préparatifs nécessaires à la réalisation de ce projet contre-révolutionnaire. Afin d’accomplir le travail monumental de remodelage des agences et des programmes fédéraux, une première priorité est de purger et d’armer la bureaucratie. La Heritage Foundation et les groupes de réflexion alliés parcourent actuellement les réseaux sociaux et d’autres sources pour cibler les bureaucrates potentiellement non coopératifs. Pour les licencier, il faudra vider de leur substance les réglementations et les protections de la fonction publique qui remontent au début du vingtième siècle. Pour faciliter la tâche, le rapport propose d’augmenter de 4 000 à 20 000 le nombre de postes de niveau intermédiaire et supérieur pouvant être occupés par des personnes nommées pour des raisons politiques (ce qu’on nomme aux États-Unis « l’Administration ») qui ne sont pas choisies selon les procédures d’embauche de fonctionnaires non partisans. En procédant ainsi, les loyalistes de Trump pourront superviser de près des millions de fonctionnaires fédéraux.
La proposition selon laquelle le ministère de la Justice, jusqu’ici autonome, devrait être soumis à la direction directe du président est particulièrement alarmante à cet égard. La justification de cette mesure, selon le langage incendiaire du Project 2025, est que le ministère est actuellement « dominé par un noyau de personnel animé par l’objectif de perpétuation d’un agenda libéral radical....[11] » Le rapport insiste notamment sur le fait que « les décisions en matière de litiges doivent être prises en cohérence avec le programme du président (p. 559) ». En d’autres termes, des critères idéologiques partisans devraient désormais dicter qui sera poursuivi. Trump a déjà annoncé qu’il envisageait de poursuivre un ancien secrétaire à la Défense, le président de l’état-major interarmées, plusieurs procureurs généraux, un juge présidant l’un de ses procès et, last but not least, le président Joseph Biden, qu’il a qualifié d’ « ennemi du peuple »[12]. De plus, Trump a déclaré qu’il pourrait invoquer l’Insurrection Act de 1807, qui autorise un président à déclarer une situation d’urgence et à mobiliser les forces armées, pour réprimer l’opposition nationale. Un juriste a fait remarquer que « les présidents précédents, malgré leurs nombreux défauts, respectaient et défendaient encore largement l’état de droit. Même dans leurs moments les plus corrompus, il y avait des lignes qu’ils ne franchissaient pas. Non seulement Trump n’a pas de telles lignes, mais il a également fait part de ses intentions vengeresses de façon on ne peut plus claire[13] ».
Une indication fiable du plan de Trump pour l’utilisation du pouvoir présidentiel élargi est la façon dont il a dirigé l’exécutif au cours de son premier mandat. Un analyste rappelle ainsi que « sous Trump, le ministère de la Justice a abandonné sa protection active du droit de vote. L’Agence de protection de l’environnement a ignoré les plaintes relatives aux droits civils. Le ministère du Logement et du Développement urbain a réduit les enquêtes sur la discrimination en matière de logement. Les personnes nommées par Trump à la Cour suprême ont, quant à elles, rogné les lois historiques sur les droits civiques et présidé à la fin de la discrimination positive[14] ».
Le Project 2025 va plus loin. Il assume une attaque frontale contre l’État-providence (« Des décennies d’opinion conservatrice... soutiennent que les agences du New Deal et les organismes gouvernementaux subséquents n’auraient jamais dû être créés », p. 876). Il recommande d’éliminer le grand nombre de programmes fédéraux de discrimination positive. La nouvelle approche – en fait, un retour aux politiques antérieures à l’ère des droits civiques – est justifiée par la valeur de l’égalité des chances et du mérite sans distinction de couleur. Cette affirmation nie l’héritage de plusieurs siècles de racisme structurel.
L’immigration est l’un des rares sujets sur lesquels Trump a personnellement annoncé des plans détaillés. Un article du New York Times observe que « les plans de M. Trump s’apparentent à un assaut contre l’immigration, d’une ampleur inédite dans l’histoire moderne de l’Amérique[15] ». Trump a annoncé la couleur, affirmant que les immigrés « empoisonnent le sang de notre pays ». Il prévoit d’accroître la surveillance intérieure et d’organiser des raids cherchant à identifier et à expulser les sans-papiers, de construire d’immenses camps à la frontière du Texas pour détenir les migrants en attente d’expulsion (en séparant au passage les enfants de leurs parents), de sceller complètement la frontière et d’interdire pratiquement toute immigration supplémentaire, ainsi que de bloquer tous les voyageurs en provenance de pays majoritairement musulmans.
Le rapport rejette ce qu’il appelle le « fanatisme climatique » des administrations démocrates. Il recommande que les États-Unis se retirent de l’Accord de Paris sur le climat et de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, et que l’administration Trump mette fin à la « guerre contre les combustibles fossiles » menée par les démocrates. (Trump a annoncé qu’il assumerait des pouvoirs dictatoriaux au premier jour de son second mandat et ordonnerait de « forer, forer, forer »). D’autres mesures comprennent l’abandon des incitations pour les énergies renouvelables, l’assouplissement des mandats d’efficacité énergétique pour les constructeurs automobiles et la promotion de l’utilisation de l’automobile privée au détriment des transports publics. De plus, il devrait être interdit aux agences gouvernementales d’intégrer des critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) dans leur mandat (p. 661).
Le Project 2025 propose d’affaiblir la laïcité et la séparation de l’État et de la religion en exigeant que les croyances religieuses aient la priorité sur les mandats légaux interdisant la discrimination dans la prestation de services publics et privés. Désormais, les lois, politiques et réglementations fédérales devraient promouvoir ce que le Projet 2025 appelle les valeurs judéo-chrétiennes traditionnelles. (Il n’y a bien sûr pas une seule mention des musulmans ou d’autres groupes religieux dans tout le document). Par conséquent, le mariage homosexuel et pratiquement tous les droits LGBTQ+ et à l’avortement seraient éliminés. L’USAID (l’agence qui distribue des fonds pour le développement économique et social à l’étranger) aura l’obligation d’éliminer toutes les références au genre, à l’égalité des sexes, à l’équité entre les sexes, à l’avortement, à la santé reproductive, aux droits sexuels et reproductifs dans ses publications et ses subventions (p. 259) Les agences fédérales auront ordre d’éliminer la catégorie de l’identité sexuelle non binaire et d’accepter que le sexe soit « correctement compris comme un fait biologique fixe » (p. 334), et d’annuler tous les règlements administratifs interdisant aux individus, aux entreprises et aux agences publiques de discriminer sur la base de l’orientation sexuelle, de l’identité de genre et du statut de transsexuel. Les dirigeants d’entreprises seront autorisés à les gérer « nonobstant les lois sur la non-discrimination » (p. 586). (Notez que ce mandat autorise les entreprises commerciales à violer les lois existantes en matière de libertés civiles !)
Quelles sont les chances de voir ce programme mis en œuvre si Trump est réélu ? Un facteur important est de savoir si, comme cela pourrait bien se produire, le GOP prend le contrôle des deux chambres du Congrès lors des élections de 2024. Si c’est le cas, Trump aura encore plus de pouvoir. Dans le cas contraire, il essaiera de promulguer de nombreuses propositions par le biais de mesures exécutives. S’il le fait, il pourrait recevoir le soutien d’une Cour suprême complaisante, dont six des neuf membres ont été nommés par des présidents républicains (et trois par lui-même). Dans le même temps, ses propositions provoqueront sans doute une intense résistance populaire, de profondes divisions, voire le chaos et la violence. L’Amérique n’a pas besoin de cela.
Did you enjoy this article?
Soutenez Telos en faisant un don
(for which you can get a tax write-off)
[1] Mark Kesselman, « Le risque d’un coup d’état légal aux États-Unis », Telos, 11 octobre 2021 ; « États-Unis : un coup d’Etat légal au ralenti », Telos, 11 janvier 2022 ; et « Trump II : une farce ? Non, une tragédie », Telos, 2 janvier 2024.
[2] The New York Times, “This Election Year is Unlike Any Other”, 7 janvier 2024.
[3] Voir notamment Ian Prasan Philbrick et Lyna Bentahar, “Donald Trump’s 2024 Campaign, in His Own Menacing Words,” The New York Times, 5 décembre 2023; le numéro special de The Atlantic, “If Trump Wins (The Atlantic, janvier-février 2024; et Clarence Lusane, “Make American Fascist Again (MAFA!)—The Future if Trump Returns to the Oval Office Again,” Tom Dispatch, 5 décembre 2023.
[4] Isaac Arnsdorf et Jeff Stein, “Trump Touts Authoritarian Vision for Second term; ‘I am Your Justice,’” Washington Post, 21 avril 2023.
[5] Le terme « modéré » est trompeur : ils étaient simplement moins immodérés que les alliés d’extrême droite de Trump. Rappelons que le parti républicain conservateur d’autrefois s’est transformé en un parti autoritaire de droite dure. Voir Geoffrey M. Kabaservice, Rule and Ruin: The Downfall of Moderation and the Destruction of the Republican Party, Oxford University Press, 2011.
[6]Citations de Jake Tapper, “White House chief tells friends that Trump is the most flawed person’ he’s ever met,’” CNN, 16 octobre 2020.
[7] Voir https://www.donaldjtrump.com/agenda47. Ce site contient de brèves affirmations et propositions sur de nombreux sujets ; son objectif est de "Make America Great Again" (MAGA), le slogan nationaliste de Trump. Cela peut être lié au fait que Trump a peu d’ancrage idéologique ou d’intérêts. Son objectif unique semble être personnel. En revanche, beaucoup de ses partisans sont des ultra-conservateurs plus engagés.
[8] Heritage Foundation, Mandate for Leadership: The Conservative Promise. Presidential Transition Project 2025: Building Now for a Conservative Victory through Policy, Personnel, and Training (Heritage Foundation: Washington, D.C., 2023).
Pour un commentaire, voir Michael Hirsh, “Inside the Next Republican Revolution,” Politico Magazine, September 19, 2023. Bien que Trump n’ait pas approuvé les propositions du Projet 2025, étant donné la proximité de son idéologie avec celle du commanditaire et des auteurs du rapport, je me réfère souvent à leurs propositions comme étant les siennes.
[9] Citation de Katherine Doyle, “Donations Have Surged to Groups Linked to Conservative Project 2025,” NBC News, 17 novembre 2023.
[10] Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, Tyranny of the Minority, Crown, 2023.
[11] Project 2025, p. 545.
[12] McKay Coppins, “Loyalists, Lapdogs, and Cronies: In a Second Trump Term, There Would Be No Adults in the Room,” The Atlantic, janvier-février 2024.
[13] David French, “It’s Time to Fix America’s Most Dangerous Law,” New York Times, 4 décembre 2023.
[14] Vann R. Newkirk II, “Civil Rights Undone: How Trump Could Unwind Generations of Progress”, The Atlantic, janvier-février 2024.
[15] Jonathan Swan, Charlie Savage et Maggie Haberman, “Sweeping Raids, Giant Camps and Mass Deportations: Inside Trump’s 2025 Immigration Plans,” New York Times, 11 novembre 2023.