La démocratie peut-elle survivre à la haine? edit

21 janvier 2020

La haine toute particulière qui s’attache à notre président trop jeune et trop brillant ne devrait pas dissimuler qu’elle s’étend aujourd’hui dans tous les domaines de la vie sociale. Dans la démocratie, où tous les postes et les statuts sont en principe ouverts à tous, les individus ne cessent de se mesurer et de se comparer les uns aux autres. Comme l’a écrit mon collègue Danielo Martucelli, la jalousie est l’expression pervertie de l’égalité. Les sociétés démocratiques, on le sait depuis Tocqueville et on l’observe tous les jours, nourrissent la passion de l’égalité. Et la jalousie, quand elle devient féroce, se transforme aisément en haine.

Les réseaux sociaux jouent un rôle central à cet égard. La députée Laetitia Avia porte aujourd’hui une proposition de loi pour lutter contre les torrents de haine qui s’y déversent. Sous couvert d’anonymat et sans contrôle extérieur, les réseaux diffusent une haine qui ne s’attaque pas seulement aux princes qui nous gouvernent, aux personnalités connues (qu’on écrase quand elles sont en difficulté), mais  aussi à des victimes clouées au pilori parce qu’elles sont modestes ou faibles et ne savent pas se défendre. Des adolescents sur lesquels s’est acharnée une meute de camarades de classe ou de voisins se sont suicidés. Inutile de rappeler que l’antisémitisme, condamné par la loi, y est particulièrement à l’honneur sous toutes ses formes, plus ou moins sophistiquées. L’intention de la proposition loi est évidemment louable, mais peut-on espérer contrôler par la loi l’immense pouvoir de la technique ?[1]

Or la démocratie repose sur le respect de l’Etat de droit et, en particulier, sur la reconnaissance des minorités politiques (éventuellement liées à des minorités sociales ou ethniques), toujours susceptibles de devenir majoritaires. Elle se caractérise par l’élaboration d’un espace public commun à tous où les citoyens peuvent débattre rationnellement pour définir leur destin. C’est là évidemment une idée et non une description de la manière dont se déroule effectivement la vie politique. Mais c’est une Idée régulatrice de ce déroulement. Les citoyens comme les hommes politique doivent dialoguer et admettre que l’autre a le droit d’avoir un point de vue différent du leur – même c’est finalement la position de la majorité qui sera adoptée.

Le dialogue respectueux est une exigence qui se décline à tous les niveaux : entre les citoyens, entre les élus et les électeurs, à l’intérieur des partis politiques, entre les partis politiques, dans toutes les institutions de la vie publique. Une démocratie convenable doit éliminer non les sentiments de sympathie et d’antipathie qui naturellement unissent et opposent les personnes et sont inhérentes à toute vie sociale, mais les formes pathologiques de ces sentiments qui conduisent à la haine. Par-delà leurs sentiments personnels, les hommes politiques doivent reconnaître à leurs adversaires la légitimité de militer sur des positions différentes des leurs.

La haine fait partie de ces passions tristes qui opposent les uns aux autres les individus, elle est sans doute inévitable. Mais, si son expression s’étend dans l’espace public, si elle devient l’un des principaux éléments qui animent la vie sociale et contraignent les décisions politiques, elle devient un danger. La logique de l’ordre démocratique impose à tous les hommes publics, quels que soient leurs sympathies et leurs antipathies, de manifester leur considération à l’égard de ceux qui leur sont opposés dans le combat politique. On a souvent ironisé sur la familiarité qui pouvait régner entre des députés quand ils se retrouvaient dans la buvette de l’Assemblée nationale après s’être affrontés en termes forts dans l’hémicycle, mais c’était traduire la solidarité avec le concurrent politique. Quand Jacques Chirac a été victimes d’un grave accident de la route, ses adversaires politique ont produit des communiqués de sympathie, cela ne signifiait rien sur leurs sentiments, mais reconnaissait symboliquement sa légitimité en tant que responsable politique.

Une Constitution n’est pas seulement un ensemble de dispositions juridiques, elle impose de conformer à certains usages et àndes règles tacites de fonctionnement. Il importe que les hommes politiques se conduisent d’une manière « décente », pour reprendre le terme de George Orwell. Ils peuvent se détester – tout semble montrer qu’ils ne s’en privent pas -, mais l’expression de leur haine doit être contrôlée dans l’espace public par les usages : ce contrôle signifie que chacun reconnait que son adversaire en tant qu’homme politique, est légitime. En conséquence, jusqu’à une date récente dans les démocraties stabilisées, la manifestation d’une haine personnelle et les injures étaient sinon exclues, du moins limitées dans le débat public.

L’explosion récente d’un vocabulaire politique nouveau et l’échange d’injures qui trop souvent prend la place du débat argumenté sont préoccupants. La communication que privilégie le président Trump contribue à un style peu cadenassé, pour user d’un euphémisme. Mais elle s’inscrit dans une histoire plus longue. Dès le début des années 1900, avant le succès politique de Trump, Newt Gringrich et son équipe avaient distribué des mémos destinés aux candidats républicains, en leur enjoignant de dénoncer leurs adversaires démocrates en les qualifiant de « lamentables », « bizarres », « parjures », « antidrapeau », « antifamille » et « traitres »[2]. Pendant la campagne de 2008, le candidat Barack Obama fut constamment accusé d’être « socialiste », né au Kenya, secrètement musulman, « anti Américain », bref de ne pas être un « vrai » Américain. La publication de son acte de naissance et la preuve de la fréquentation de son Eglise n’eurent aucun effet sur ce délire. Au cours de sa campagne présidentielle de 2016, dans les réunions électorales de style ancien, Donald Trump a contesté à Hillary Clinton sa qualité de rivale légitime en la qualifiant sans trêve de « criminelle » et en répétant inlassablement qu’elle devait « aller en prison ». Il applaudissait ses partisans scandant en hurlant : « Enfermons-là ».  A la veille du scrutin, il a refusé de s’engager à admettre les résultats de l’élection présidentielle si elle ne lui était pas favorable, contestant ainsi non seulement l’honneur de l’autre candidate, mais celui de tout le système politique du pays. On s’interroge sur les conséquences dans la vie publique du premier amendement de la Constitution assurant la pleine liberté d’expression.

À la lumière de l’exemple américain où le style du président élu se trouve en harmonie avec les passions d’une majorité d’électeurs (même si Hillary Clinton a recueilli plus de voix), les réactions des hommes politiques aux vœux du président de la République française paraissent encore décentes. Il n’en reste pas moins que la dénonciation des « élites » et la haine qu’elles suscitent tiennent lieu de philosophie politique à un nombre croissant de citoyens. La destruction des lieux de luxe – une des sources de l’économie française – et la dégradation des permanences des députés de la majorité et des bureaux des syndicats réformistes, les attaques personnelles contre des membres des forces de l’ordre témoignent de la diffusion d’une haine intense. Les dérives qui marquent inévitablement le maintien de l’ordre par des forces de l’ordre sollicitées depuis des mois renforcent le phénomène en un véritable cercle vicieux. Cette haine généralisée est inquiétante dans la mesure où la démocratie est un régime où chaque citoyen doit respecter la dignité de l’autre, même s’il s’oppose à lui dans ses choix politiques.

La haine est dysfonctionnelle. Si elle règne sans contrôle, elle peut être une étape dans les processus par lesquels les démocraties, fragiles, pourraient mourir. Les démocrates peuvent avoir – doivent avoir – des adversaires politiques, mais ils ne doivent pas avoir d’ennemis.

[1]. Monique Dagnaud, « Réguler Internet ? Même pas en rêve », Telos, 10 novembre 2019.

[2] Précisions empruntées à Steven Levitsky, Daniel Ziblatt, La Mort des démocraties, Calmann-Lévy, coll. « Liberté de l’esprit », 2019 (2018).