Dick Howard et les ombres de l’Amérique edit

10 janvier 2019

L’élection de Donald Trump fut d’abord une surprise. La plus vieille démocratie du monde, longtemps protégée des extrêmes par la mécanique bien rodée de son système partisan, succombait à son tour à la fièvre populiste ? Beaucoup d’observateurs n’arrivaient pas à y croire, partagés entre honte, désespoir et incrédulité. C’est sur ce choc que s’ouvre le dernier livre de Dick Howard, Les Ombres de l'Amérique (François Bourin, 2018, 22 euros). Et, de ce coup de folie, il essaie magistralement de rendre raison.

Car l’événement suscite des interrogations en série, mais aussi des interprétations trop faciles. Renverser, par exemple, la victoire de Trump en une simple défaite de Hillary Clinton, incapable de mobiliser et délaissée par les partisans les plus radicaux de Bernie Sanders, son opposant à la primaire démocrate. Ou encore rabattre ce qui se passe aux États-Unis sur les mouvements nationalistes européens, en pointant la radicalisation droitière d’une partie des classes populaires, fragilisées par la mondialisation économique, enragées par la crise de 2008 et ses conséquences, déboussolées par l’essor d’une société multiculturelle dans laquelle leur place semble moins assurée. Ces lectures ne sont pas fausses, mais elles ne racontent qu’une partie de l’histoire, la plus superficielle : celle qui touche l’ensemble du monde occidental et nous a donné le Brexit, l’arrivée au pouvoir de Salvini, la menace Le Pen qui continue de hanter la démocratie française, ou encore plus récemment les Gilets jaunes.

Or ce qui s’est passé en novembre 2016 est aussi et surtout une histoire américaine. Dit autrement, c’est une histoire politique, et pas seulement économique ou sociale. C’est précisément ce qui fait sa gravité, dans un pays où, comme l’écrit justement Dick Howard, « l’unité de la société dépend du politique ». La Constitution, les institutions, la capacité du système partisan à les faire fonctionner, assurent la tenue d’une nation travaillée par des différences sociales, raciales, linguistiques, économiques que le « rêve américain » ne suffit pas à tenir en lisière, et dont l’unité constamment réaffirmée (« We the People », « United we stand », « E pluribus unum ») reste, au fond, problématique. Les deux mandats d’Obama avaient vu coexister le rêve d’une Amérique « post-raciale », ayant enfin retrouvé son unité, et la réalité des « birthers » obsédés par l’acte de naissance du président, trouvant un relai politique dans le Tea Party et l’obstruction systématique des Républicains aux initiatives présidentielles. L’élection de Trump renvoie à la réalité nue d’une Amérique plus divisée que jamais, si divisée que son système politique a fini par céder.

C’est une crise qui vient de loin. Pour être saisie dans toute sa portée, elle exige de revenir sur plusieurs décennies de délitement, qui ont mis à mal la capacité politique des Américains et de leurs représentants à se comprendre et à s’entendre. C’est à ce travail de mise en perspective que se livre Dick Howard, dans une démarche qui n’est pas sans évoquer celle de Pierre Rosanvallon dans Notre histoire intellectuelle et politique : un entrelacement entre histoire et mémoire, entre le temps vécu et l’analyse plus distanciée de l’universitaire. Mais là où Rosanvallon centre son analyse sur le dévoiement de la vie intellectuelle, Dick Howard s’intéresse surtout aux clivages et tensions qui travaillent l’opinion et le monde politique. Les évolutions qu’il retrace permettent de saisir trois dimensions d’une même crise, dimensions qui ne se confondent pas mais se renforcent mutuellement.

La première est une crise de la culture politique.

Elle se joue d’abord à l’intérieur de chacun des deux camps, éclatés entre une frange radicalisée (les partisans de Sanders côté démocrate, le Tea Party puis l’alt-right côté républicain) et une tradition plus modérée, capable de travailler avec le camp d’en face. La défaite de Hillary, la victoire de Trump aux primaires attestent à la fois les profonds désaccords qui travaillent chacun des deux grands partis et la vigueur, en leur sein, des éléments les plus radicaux. Cette crise, rappelle Dick Howard, couve depuis plus de quarante ans et on peut la lire au fil des décennies, parfois plus vive (les années 1970 côté démocrate avec la « nouvelle gauche », les années 1990 côté républicain), parfois moins. Mais ses cycles précédents sont plutôt des respirations idéologiques, des retours sur expérience, des tentatives de trouver un nouvel élan, d’expérimenter de nouvelles stratégies. Jusqu’ici, les tentations radicales ont été soit neutralisées par la logique du bipartisme, soit absorbées au sein des grands partis. Le pouvoir de nuisance qu’elles acquièrent dans les années récentes est inédit.

L’essor des radicalités apparaît aussi comme un effet de la crise déjà ancienne du « consensus libéral », qui semble avoir atteint un point de non-retour. Dick Howard entend par cette expression la relative harmonie de la fin des années 1950 quand, sur fond de prospérité et d’essor des classes moyennes, les deux grands partis se montrent à peu près d’accord sur un certain nombre de principes, un esprit progressiste et modéré s’imposant symétriquement côté républicain et côté démocrate : pour simplifier, les premiers n’entendent plus revenir sur le New Deal et ne s’opposeront pas frontalement au mouvement des droits civiques ; les seconds conjurent les quelques tentations socialisantes qui avaient pu se faire jour en leur sein. Les uns et les autres font confiance aux institutions pour régler les désaccords. Ce sont les républicains qui s’éloigneront le plus de ce consensus, avec l’essor d’une droite religieuse, très conservatrice, parallèlement au renouveau d’un suprématisme blanc d’abord marginal avant de gagner en puissance et de s’imposer auprès de nouveaux publics, notamment au sein de la working class.

L’épuisement du consensus libéral amène logiquement à la deuxième dimension de cette crise, qui se manifeste aussi comme une crise du système partisan. Historiquement, les deux grands partis américains ne se sont jamais définis par une idéologie forte et unifiée : ce sont des coalitions pragmatiques, réunissant des sensibilités diverses, et dont les choix collectifs ou les publics affiliés ont pu évoluer au fil du temps. D’où leur capacité à tisser des liens, à travailler ensemble sur certains sujets ou, lors des alternances, à endosser l’héritage sans forcément tout remettre en cause. Cette qualité particulière du bipartisme américain a notamment permis au système politique de fonctionner correctement lors des nombreuses périodes où le président, la chambre et le sénat ne sont pas du même bord. C’est sous le premier mandat de Bill Clinton, avec la figure emblématique de Newt Gingrich, que le Grand Old Party commence à dériver vers une culture politique très différente, où l’adversaire est dépeint comme un ennemi, un traître, ou les deux à la fois. L’insistance sur une différence radicale avec les Démocrates conduit depuis lors les Républicains, plus souvent qu’à leur tour, à pratiquer l’obstruction et à refuser systématiquement toute main tendue. Ce fut spécialement le cas sous le premier mandat d’Obama, qui perdit beaucoup de capital politique à tenter sans succès de faire revivre cette culture partisane « coopérative ». L’acharnement de Trump à démolir l’héritage de son prédécesseur n’est pas qu’une lubie personnelle, mais s’inscrit dans une continuité.

C’est d’autant plus inquiétant que cette double crise du système partisan et de la culture politique renvoie in fine à une troisième dimension, plus fondamentale encore et qui se nourrit des deux précédentes tout autant qu’elle les alimente : une crise de l’identité américaine. Plus encore qu’économique, sociale ou géographique (opposant par exemple les habitants des petites villes oubliées de la mondialisation et les « insiders » des grandes métropoles), cette crise est de nature culturelle et touche à l’idée même de l’Amérique. Ce pays a toujours été un fantasme autant qu’une réalité. Mais rarement les termes dans lesquels les différentes sensibilités formulent ce fantasme ont été si éloignés, entre l’arc-en-ciel des minorités et le White Power conservateur et raciste, entre une religiosité littéraliste refermée sur elle-même et une tradition de tolérance, entre l’utopie réactionnaire et le progressisme libéral, entre la promotion d’un monde ouvert et le repli sur soi. C’est la tolérance à l’altérité, si fondamentale pourtant dans le modèle américain, qui semble avoir perdu la partie.

À sa façon, cette Amérique en crise ne nous parle pas que d’elle-même : même si son histoire est singulière, les tensions qui la traversent – les « ombres » dont parle Dick Howard – ne nous sont pas totalement étrangères. Mais la crise profonde qui touche son système politique affecte ce qui, depuis la fin de la Guerre de sécession, lui a toujours permis de résoudre ces tensions et de se relancer. L’inquiétude profonde qui anime ce livre aura sans doute trouvé un peu de soulagement dans les midterms de novembre qui ont vu l’amorce d’un retour à la normale. Les foucades de Trump auront une fin. Espérons qu’il en sera de même pour la crise de la démocratie américaine.