Mais qu’arrive-t-il aux Allemands ? edit

21 décembre 2010

La gestion de crise par les autorités allemandes depuis un an ne cesse de surprendre : atermoiements permanents, initiatives à contretemps, déclarations brutales suivies de replis élastiques. Le résultat ? Une crise grecque qui s’étend aux pays périphériques, une crise des dettes souveraines qui devient crise de l’euro et débouche sur une crise du projet européen. Comment expliquer une politique aussi contre-productive ? Faut-il y voir les premiers pas, nécessairement maladroits, d’une nouvelle puissance affranchie des contraintes de l’après-guerre ? C’est la thèse de Jean-Louis Bourlanges. Faut-il y voir une manifestation de l’incompétence d’autorités allemandes d’envergure provinciale ? C’est la thèse de Helmut Schmidt. Faut-il au contraire y lire la résistance d’élus à une spirale infernale qui entraîne une Allemagne victime de ses engagements européens ? C’est la thèse de Hans Werner Sinn pour qui l’euro coûte à l’Allemagne en pertes d’investissements et en croissance, ou de Hans Olaf Henkel qui affirme dans un livre récent que l’euro appauvrit les Allemands.

Pour trancher entre ces interprétations, il importe de revenir sur la séquence des événements de l’année qui vient de s’écouler en distinguant trois moments : la crise grecque, la contagion aux pays périphériques et la création d’un fonds d’urgence de solidarité (EFSF), la crise irlandaise et la réforme du Traité.

Au commencement, il y a la découverte de l’ampleur des déficits grecs, de la tricherie sur les données statistiques et des manipulations financières visant à minorer l’ampleur de la dette publique. La première réaction est outragée et va ouvrir les vannes du ressentiment populaire contre les Grecs paresseux, jouisseurs, tricheurs et qui tendent la sébile à la vertueuse Allemagne. La seconde réaction est plus embarrassante : le nouveau gouvernement socialiste a beau donner des gages de sa volonté de réforme et de maîtrise de la dépense publique, il a beau accumuler les plans d’austérité, rien n’y fait. Les Allemands doutent du sérieux grec, ils opposent la no bail out clause du Traité. Un moment, M. Schauble esquisse l’idée d’un Fonds monétaire européen pour venir en aide aux pays en difficulté ; il est immédiatement censuré par Mme Merkel. La dégradation de la situation devenant manifeste avec la baisse de la notation de la dette grecque, un début de contagion à d’autres pays, et l’acceptation par la BCE de titres de dette souveraine décotés, la pression sur l’Allemagne pour venir en aide à la Grèce se fait plus pressante. La Commission européenne annonce l’imminence d’un plan d’aide, mais rien ne se passe.

En attendant le plan de sauvetage à venir de la Grèce devient chaque jour plus coûteux. L’intention de la Grèce de faire appel au FMI provoque un débat parmi les autorités européennes sur l’opportunité de faire entrer le FMI dans un jeu interne à la zone euro. Les explications des atermoiements allemands sont alors de trois ordres : d’une part, les Grecs n’en font pas assez pour s’aider eux-mêmes par des réformes substantielles ; d’autre part il faut respecter les règles et les traités, enfin il faut éviter de provoquer l’opinion publique à la veille d’élections régionales. La pression devenant trop forte un plan de sauvetage de 110 milliards d’euros est mis en place avec l’aide du FMI, les financements sont consentis à des taux élevés et sur la base de contributions individuelles des États Européens. Un triple message est envoyé à tous les candidats éventuels à une aide européenne : celle-ci n’a rien d’automatique, elle doit se faire sur la base d’aides nationales à des conditions pénalisantes et sous la supervision du FMI dans le cadre d’une troïka FMI-BCE-UE.

L’encre de l’accord à peine séchée, les dirigeants européens sont convoqués à Bruxelles pour sauver l’euro. Les hésitations et les controverses allemandes sur le sauvetage grec, les doutes sur la soutenabilité du plan grec sans restructuration de la dette et les perspectives de baisse des notes des dettes des pays périphériques de la zone euro ont fini par déciller les acteurs de marché. Les spreads de taux par rapport à l’Allemagne des dettes des pays périphériques bondissent. La chronique qui a été faite des journées du 8 et 9 mai restera dans les annales comme un moment où l’Europe aura été sauvée grâce à l’action combinée du président Obama, du directeur du FMI, du président de la BCE et d’un président français menaçant de reconsidérer la participation de la France à la zone euro si rien n’était fait. Les décisions prises par le Conseil et la BCE, à savoir la création d’un fonds de 750 milliards d’euros et le rachat de dettes souveraines par la BCE, produisent un effet de souffle : confrontées à une crise majeure, les Allemands ont abandonné leurs dogmes et la lettre des traités. Mais à nouveau l’effet de ces décisions audacieuses est systématiquement détruit par ceux qui les ont acceptées dans l’urgence au nom du risque d’alea moral : comment responsabiliser des pays irresponsables, comment rendre coûteux et difficile l’accès aux ressources du fonds de stabilité, comment laisser aux États le droit de suivre ou de ne pas suivre un nouveau plan de sauvetage ?

Les débats sur les règles de fonctionnement de l’EFSF vont traduire cette vision sans cesse plus restrictive de la solidarité européenne. Comme si cela ne suffisait pas les Allemands lancent en même temps un débat sur les nouvelles règles qui doivent régir à l’avenir la supervision budgétaire. Ils proposent un nouveau plan de stabilité (PSC) comportant un renforcement des disciplines collectives, des sanctions automatiques pour les contrevenants, la suspension des transferts financiers communautaires et la privation du droit de vote en cas de non respect des disciplines communes. Arrêtons-nous un instant sur cette conception de la solidarité européenne : elle doit être individualisée (chaque État s’engage individuellement), elle est gérée par un fonds qui doit obtenir une note AAA (ce qui réduit l’enveloppe des prêts), elle doit être co-administrée avec le FMI (ce qui évite le face à face UE-État en difficulté), elle doit refléter la tension des marchés à travers les taux fixés, elle est provisoire. L’Allemagne n’obtiendra pas la réforme de la PSC qu’elle souhaitait tout au plus un début de supervision européenne des équilibres budgétaires et des conditions du retour aux critères de Maastricht.

L’effet des décisions du 9 mai va rapidement se dissiper et les marchés redécouvrent progressivement les fondamentaux de la crise : sans défaut partiel sur leurs dettes la Grèce, le Portugal et l’Irlande ne peuvent se redresser ; sans une recapitalisation massive des banques zombies espagnoles et irlandaises la crise perdurera ; la prise en charge des dettes souveraines des pays périphériques par la BCE augmente ses besoins en fonds propres, elle doit se recapitaliser ; sans extension des moyens du fonds de solidarité, un sauvetage de l’Espagne n’est pas possible ; et enfin la dévaluation intérieure en Grèce ou en Irlande a une limite…. celle des peuples appauvris et sans perspectives. C’est dans ce contexte qu’à Deauville Mme Merkel et M. Sarkozy prennent l’initiative de dessiner les contours de l’après 2013 en prévoyant les conditions de la pérennisation du mécanisme de soutien.

Conformément au souhait des Allemands il est proposé qu’à l’avenir les créanciers privés soient mis à contribution à l’occasion des futurs plans de sauvetage et que cet avenir soit préparé par l’introduction de clauses d’action collectives dans les dettes émises à partir de 2013. La réaction est immédiate, la spéculation sur les dettes souveraines des pays périphériques reprend de plus belle et le domino irlandais tombe rapidement.

À nouveau, une crise déclenchée par une déclaration inopportune doit trouver une solution dans l’urgence. Un plan irlandais est mis en place dont on sait à l’avance qu’il ne fonctionnera pas et provoquera de nouveaux troubles mais les nouveaux principes sont saufs et les taux d’intérêt fixés punitifs. La mécanique infernale a parfaitement fonctionné : la volonté obsessionnelle de fixer des règles même quant les marchés sont tendus prime : il est vital que les gouvernements d’après 2013 ne puissent céder à la tentation du laxisme budgétaire. Il est nécessaire que la pression des marchés s’exerce à travers les taux imposés même quand c’est la solidarité européenne qui s’exerce. Il est indispensable enfin que le face à face UE-État en difficulté soit évité.

Trois moments dans une crise qui ne cesse de s’approfondir et une même structure à l’œuvre du côté allemand : d’abord dire non, puis la réponse est dans les traités, puis lâcher quand la pression est trop forte, puis essayer de reprendre ce qui a été donné dans l’urgence, puis réécrire la règle commune et ce faisant ouvrir la voie à la crise suivante. Le Fonds de solidarité vient d’être pérennisé et déjà le débat se déplace vers les eurobonds, les principes du fédéralisme budgétaire…

Cette séquence d’une crise à rebondissements n’a qu’un intérêt ici, comprendre les ressorts de l’action publique du gouvernement allemand dans un contexte de stress majeur de la construction européenne.

Le gouvernement allemand révèle par ses actions une série de croyances et de principes d’action qu’il vaut mieux connaître pour l’avenir.

Tout d’abord, l’Allemagne a conquis durement la position qui est la sienne après le choc de la réunification : son compromis social interne, la réforme de son État providence, la compression de ses coûts salariaux lui ont permis d’améliorer sa compétitivité au sein de la zone euro et de projeter ses produits dans les pays émergents. La tentation est donc grande de penser que ce qui a réussi à l’Allemagne peut réussir pour l’ensemble de l’Europe. Cette vue n’est pas soutenable car d’une part les Allemands ne se sont pas enrichis, que d’autre part les excédents allemands supposent des déficits ailleurs en Europe et dans le monde, or il faut résorber les déséquilibres globaux ; et enfin les excédents allemands ont conduit à des investissements aventureux hors d’Allemagne.

Ensuite, la construction européenne doit procéder par règles et sanctions, elle doit bannir toute forme de pouvoir discrétionnaire. Sa réalisation a été rendue possible par la technicisation de sujets politiques comme la monnaie, l’échange ou la concurrence. Le moment de l’union politique étant passé, le gouvernement allemand tient de manière obsessionnelle à l’empire de la règle. L’enjeu du moment est l’invention de nouvelles règles et de dispositifs automatiques de mise en œuvre et de sanction.

Pour autant, en situation d’urgence, le gouvernement allemand sait faire les concessions nécessaires pour éviter le pire mais à condition de pouvoir réinscrire dans un nouvel ensemble de règles le comportement d’exception qui doit cesser.

Enfin, la démocratie est nationale. On ne comprend pas l’insistance que mettent les Allemands à la mini révision du Traité, à la nécessité de ne pas laisser impunis les manquements à la règle du PSC, leur allergie aux interprétations politiques des manquements à la règle, si on ne tient pas compte de cette croyance en la règle et de son fondement dans l’ordre public (la Cour de Karlsruhe qui définit strictement les prérogatives transférées à la Communauté) et dans l’opinion publique (tentée par des thèses eurosceptiques). Seul le Parlement allemand, expression de la souveraineté nationale, peut engager l’Allemagne.

Ces croyances posent un problème majeur : peut-on construire l’Europe par la règle, la technicisation progressive de tous les sujets politiques, notamment budgétaires et fiscaux et en l’absence de procédures de transferts vers les zones en crise ?

Quelles conclusions tirer de cette séquence d’événements et de cette esquisse d’analyse sur notre question initiale : Allemagne puissance maladroite en formation, gouvernement incompétent ou au contraire gouvernement protecteur face à un euro à la dérive ?

Si au lendemain de la réunification certains ont pu craindre la formation d’une nouvelle Prusse ou d’un 4e Reich tourné vers l’Est, force est de constater qu’il n’en a rien été, que l’Allemagne n’aspire guère à la puissance, au sens classique du terme. Pourtant le rapport de forces a incontestablement basculé au sein de l’Europe : il y a l’Allemagne et le reste… et la France fait partie du reste. Si l’Allemagne n’aspire pas à la puissance, elle entend préserver son modèle économique et social et pour ce faire elle veut éviter de se laisser fondre dans une Europe qui n’épouserait pas la trajectoire allemande. L’Allemagne ne veut rien imposer, simplement elle pense que son modèle est vertueux et qu’il a fait la preuve de sa solidité. De plus l’Allemagne est un pays en déclin démographique, à forte sensibilité écologique, et dont l’investissement politique dans la quotidienneté est grandissant. C’est en somme un pays qui se replie sur lui-même, même s’il est conquérant commercialement. L’Allemagne est une puissance malgré elle ou plutôt une puissance autocentrée. Ce constat a des effets considérables pour l’avenir de l’euro et de l’Europe.

La pression d’une opinion publique de plus en plus gagnée par les thèses eurosceptiques et la vigilance sourcilleuse de la Cour de Karlsruhe limitent les progrès dans l’intégration européenne et le fédéralisme budgétaire. Les progrès de la solidarité européenne requièrent donc une grande inventivité dans le design institutionnel, la production de normes et les modalités de leur mise en œuvre. Dans ces conditions et compte tenu des développements prévisibles de la crise la solidité de la construction européenne sera testée dans les mois qui viennent. Cette crise a pourtant une vertu, celle de provoquer un débat fondamental en Allemagne sur l’avenir de l’Euro(pe). Face à une opinion publique travaillée par des forces isolationnistes et xénophobes comme en témoignent les ouvrages récents de deux éminents responsables économiques (Thilo Sarazin de la Buba et Hans Olaf Henkel, ex-patron des patrons) le SPD s’engage plus franchement dans une stratégie de renforcement de l’Europe.