Bitcoin, de l’utopie à la dystopie edit

18 janvier 2018

Le bitcoin, la plus connue des crypto-monnaies, est né d’un projet libertarien s’opposant par l’innovation – la technologie blockchain – à la finance internationale, celle des banques et des États, considérée comme instrument d’oppression responsable des crises. Dix-neuf ans après sa création, la valeur d’un bitcoin a franchi la barre des vingt mille dollars en novembre dernier avant de chuter vertigineusement en dessous de dix mille ce 17 janvier.

La crypto-monnaie vient aussi d’être bannie de ce qui était devenu sa terre d’élection, la Chine. L’Indonésie a suivi, et la Corée y songe. Les mises en garde se multiplient, venant de prix Nobel d’économie marqués à gauche comme Joseph Stiglitz ou Paul Krugman, ou plus modérés comme Jean Tirole et Robert Shiller, ou encore d’hommes d’affaires conservateurs comme Jamie Dimon, dirigeant de JP Morgan.

Pourtant, de nouvelles crypto-monnaies naissent chaque mois pour financer diverses start-up ou initiatives à but non-lucratif et l’enthousiasme qui les entoure ne tiédit pas malgré le caractère très spéculatif de leur valeur. Même d’austères banques centrales réfléchissent à leur possible usage. Comment cela va-t-il finir ?

L'histoire apparut au grand jour en janvier 2009, lorsque Satoshi Nakamoto, pseudonyme toujours non élucidé, produisit le premier bitcoin. La chaine de caractères associée citait la Une du Times de Londres du 3 janvier, « Chancellor on brink of second bailout of banks ». Alastair Darling, alors chancelier de l’échiquier, songeait en effet à une nouvelle intervention pour renflouer les banques. La précision est importante, car elle souligne le climat de crise de confiance dans « le système » à l’origine de la crypto-monnaie.

Au cœur des crypto-monnaies, une innovation technique : la blockchain

Le principe du bitcoin et de ses avatars est de créer un medium virtuel pour les échanges onéreux entre individus (leurs ordinateurs, en fait) sécurisé par la technique blockchain : une chaine de blocs de caractères, chacun incluant de façon cryptée des informations du bloc précédent, et étant ajouté au précédent par un mineur, en clair un opérateur informatique ayant résolu un problème de hashing.

Dans le jargon de programmation cryptographique, une fonction mathématique hash a la vertu de transformer toute chaine de caractères en une chaine de longueur fixe, mais de façon qu’il soit très difficile de revenir au message de départ si l’on ne connaît que le résultat (lui aussi appelé hash), et qu’il soit très peu probable que deux messages différents aient le même hash. « Très difficile » et « très peu probable » ont des définitions mathématiques précises. Le problème de hashing qu’un mineur de bitcoin doit résoudre consiste à trouver, par tâtonnement, une suite de caractères dont le cryptage ou hash par un programme public reconnu internationalement, donnera un résultat prédéterminé, mais changeant à chaque tentative.

Au bout du compte, une transaction est sanctionnée et sécurisée par un nouveau bloc de caractères, relié mathématiquement aux précédents, et formant ainsi une chaine d’informations publique, datée, infalsifiable et inviolable, garantie par un réseau, ouvert à tous, d’opérateurs informatiques, sans qu’aucune autorité ne s’en porte garant. Grâce à la blockchain, le rêve d’une privatisation intégrale des transactions à caractère onéreux semble devenir réalité, ce que seulement le troc physique entre deux parties en contact direct permettait jusque-là d’approcher. Mais comme on va le voir, les bonnes intentions finissent par paver ce qui ressemble bien à un enfer monétaire.

A la différence de précédentes tentatives de monnaies digitales, l’utilisation de la blockchain par le bitcoin contient une incitation financière à résoudre le problème de hashing : le premier à y parvenir se voit attribuer une certaine quantité de bitcoins, aujourd’hui 12. Comme la seule façon de procéder est de multiplier les tentatives – il n’y a pas de solution mathématique élégante au problème – une course à la puissance de calcul en est résulté, avec pour effet une concentration de mineurs là où le prix de l’électricité est faible : en Chine jusqu’à la récente interdiction ; mais aussi en Russie, Ukraine, Canada, Islande ou dans certains cantons suisses. Sont ainsi apparus des entrepôts de serveurs entièrement consacrés au minage, une concentration opaque de groupes ou pools de mineurs, et une escalade de puissance qui fait qu’au rythme actuel, la production de bitcoin pourrait bientôt consommer autant d’électricité que le Danemark.

Du rêve libertarien à la réalité

L’usage du bitcoin se répartit entre échanges de biens ou services licites (mais invisibles pour les autorités), investissements financiers, spéculatifs ou, inversement, de protection par diversification, mais aussi de transactions relevant d’activités illicites, sans que le poids de chaque type d’activité ne soit connu. On est déjà bien loin du rêve libertarien d’origine.

La spéculation sur la valeur future du bitcoin est un second camouflet pour ses pères fondateurs, qui justifiaient les crypto-monnaies privées notamment à partir du constat que la valeur réelle des monnaies officielles, comme le dollar ou la livre sterling, a varié au cours du temps en raison de bouffées récurrentes d’inflation. Mais s’il est vrai que la valeur réelle des monnaies officielles est volatile et tend plutôt à se déprécier au cours du temps, le franc suisse faisant exception sur ce dernier point, la volatilité du cours du bitcoin est plusieurs ordres de grandeur plus élevée !

Les défenseurs de bitcoin, qui ont développé un site web à cet effet (bitcoinwiki), répondent de façon détaillée à chacune de ces critiques. En voici trois exemples :

- les mineurs consomment une quantité extravagante d’énergie ? Réponse : moins que ne le font les banques centrales et leurs vastes bureaucraties, toutes choses égales d'ailleurs ;

- le bitcoin est prisé par les criminels et professionnels de l’évasion fiscale ? Réponse : les transactions en numéraire ont le même problème mais celles opérées en bitcoin ont l’avantage d’être dûment répertoriées dans une chaine de blocs, permettant de tracer les transactions, si nécessaire. Notons que l’argument est peu cohérent avec la garantie de protection des données privées que le bitcoin est supposé offrir ;

- La valeur du bitcoin est hautement spéculative ? Réponse : c’est inévitable au début, mais sa valeur à long terme est soutenue par le fait que l’émission cessera une fois que 21 millions d’unités auront été extraites – pour près de 17 millions aujourd’hui. Elle devrait d’ailleurs ralentir dans le futur puisque la rémunération des mineurs est programmée pour diminuer de moitié tous les quatre ans.

Incidemment, on vient de toucher la principale contradiction du système bitcoin : une fois la limite d’extraction atteinte, vers 2040 selon ses inventeurs, l’incitation financière à valider la création d’un nouveau bloc s’effondrera (ne restera que la rémunération des frais de transaction, comme pour PayPal ou Visa), et avec elle la sécurité des futures transactions. Il est probable qu’à ce stade la demande de bitcoins baisse fortement, réduisant d’autant sa valeur. On comprend pourquoi le financier Warren Buffett conseille à ceux qui voudraient spéculer sur le bitcoin d’investir en options de vente à terme (put options) pendant qu’il est encore temps. D’ailleurs, on ne peut exclure que, par idéalisme, les créateurs du bitcoin n’aient eux-mêmes programmé sa disparition !

Bitcoin et avatars, l’amorce d’une sélection darwinienne?

Conscients des limites et failles potentielles du bitcoin, d’autres programmateurs ont développé des crypto-monnaies alternatives. Pour l’anecdote, sensibles à la critique de la puissance de calcul bêtement gaspillée par les mineurs de bitcoins, des mathématiciens ont introduit le primecoin, qui fonctionne sur un principe similaire, sauf que la sanction des calculs de validation d’une transaction est la découverte d’un nouveau nombre premier, plus grand que les précédents. Plus prometteur, ether, la crypto-monnaie utilisée par la fondation suisse Ethereum, a l’ambition de rendre la technologie blockchain accessible à tous ceux – start up, entreprises établies, ONG ou même particuliers – qui souhaitent établir des smart contracts, autrement dit sécurisés de façon digitale, avec leurs contreparties. Là où le bitcoin sécurise seulement les transactions, Ethereum permet de sécuriser les contrats eux-mêmes, quelle qu’en soit la nature. Mentionnons aussi le tradecoin, un projet de monnaie digitale développé au MIT par Alex Pentland et Alexander Lipton. L’objectif du tradecoin est encore de concurrencer les monnaies internationales comme le dollar ou l’euro. Pour ce faire, les transactions seraient sécurisées par la blockchain, mais avec un réseau homologué de « valideurs de confiance », de façon à limiter la consommation énergétique du hashing, et d’empêcher le système d’être dominé par des acteurs de l’ombre. À la différence des autres crypto-monnaies, le tradecoin devrait être assis sur des actifs réels et donc convertible, un peu comme les devises à l’époque du Gold Standard, mais en remplaçant l’or par un panier de matières premières. Tandis que les autres crypto-monnaies n’ont pas de valeur intrinsèque, ce qui fait que leur rareté, leur faible liquidité et leur sensibilité aux réactions des autorités les rend excessivement volatiles. Le tradecoin a l’ambition d’être une monnaie plus stable, du fait de sa convertibilité.

Le « système » n’est pas aussi vicié que les libertariens monétaires le disent

Le point commun de toutes les crypto-monnaies, qu’elle soient l’objet d’une spéculation effrénée comme le bitcoin ou relèvent de projets scientifiques à vocation sociale comme le tradecoin, est la conviction que les monnaies officielles, détachées des actifs réels depuis la fin du système de Bretton-Woods, sont fondamentalement viciées, car contrôlées par des États potentiellement manipulateurs, et qu’elles offrent un terrain propice à la spéculation et à l’endettement, puisque le principe des systèmes bancaires fractionnaires autorise de facto les banques à créer de la monnaie.

Cette représentation ultra-caricaturale du système financier moderne, qui ignore le rôle des taux d’intérêt comme celui des bilans des banques centrales, sans même parler de régulation macro-prudentielle, est, je pense, le talon d’Achille des crypto-monnaies. En réalité, le système financier mondial régulé par les banques centrales fonctionne infiniment mieux que la caricature des libertariens monétaires ne le laisse entendre. La crise de 2008-2009, dont il faut chercher l’origine dans une bulle immobilière mondiale et non dans l’effondrement des subprimes américains, a paradoxalement illustré sa résilience, puisque, grâce à l’intervention des banques centrales et aux accords de swap entre la Réserve fédérale et les autres banques centrales, une dépression mondiale de type 1929 a été évitée.

De l’utopie à l’enfer monétaire

Croire, ou feindre de croire, que les économies modernes seraient mieux gérées si l’on s’en remettait à un système monétaire totalement décentralisé, même s’il était prouvé que la technologie sous-jacente est parfaitement sûre, ce qui n’est pas le cas, est une dangereuse illusion. L’histoire économique est jonchée de bulles « réelles », des oignons de tulipe importés de Chine au 17e siècle, aux actions des entreprises internet à la fin du 20e siècle. Il est d’ailleurs frappant que beaucoup d’entreprises aient vu récemment leur valeur boursière s’envoler par la simple magie d’avoir ajouté le mot blockchain à leur description, puis baisser aussitôt que le cours de bitcoin a commencé à battre de l’aile. Les bulles immobilières, le plus souvent à l’origine des grandes crises financières, n’ont pas attendu la fin de Bretton Woods pour ravager les économies. Que se passerait-il dans un monde où la création monétaire serait aussi rigide que celle du bitcoin ou d’ether ? Aucun instrument monétaire ne serait disponible pour atténuer le choc déflationniste. L’utopie libertarienne se transformerait alors en un enfer monétaire dont on aurait soigneusement verrouillé les portes.

Les banques centrales observent avec intérêt

Ironiquement, ce sont peut-être ces banques centrales, honnies des promoteurs des crypto-monnaies, qui tireront les marrons du feu de la vogue actuelle : plusieurs d’entre elles, Banque d’Angleterre, Banque royale de Suède mais aussi Banque populaire de Chine, ont dans leurs cartons des monnaies digitales sécurisées par des techniques blockchain. Parmi leurs motivations, il en est une qui devrait faire réfléchir : l’après-crise de 2008 a montré qu’un des obstacles à la reprise fut l’impossibilité de baisser les taux d’intérêt suffisamment en dessous de zéro pour que la demande de crédit redémarre. Cette impossibilité tient au fait que si les liquidités étaient taxées par des taux d’intérêt très négatifs, tout le monde accumulerait de la monnaie fiduciaire, c’est-à-dire des billets de banque, puisque ceux-ci échapperaient à la taxe. Or l’obstacle s’évanouirait si toutes les transactions étaient digitales ! Voilà le paradoxe : en voulant libérer l’humanité des États oppresseurs, les promoteurs des crypto-monnaies privées pourraient accélérer la prise de contrôle totale des transactions et du crédit par ces même États.

De la bulle bitcoin et de son éclatement prévisible – dont nous voyons probablement la première phase –, resteront des cicatrices et un contrôle plus étroit des monnaies par les États. Il faut espérer que la technologie blockchain, qui a le potentiel de révolutionner toutes les activités humaines soumises à des contrats, en les rendant plus sûrs et plus justes, lui survivra.