Sanctionner encore la Russie: pour quoi faire? edit

3 avril 2018

Le triomphe médiatique promis au Président Poutine a fait long feu : véritable « chronique d’une victoire annoncée » selon la formule adoptée par Telos, la campagne électorale russe a commencé dans l’apathie intérieure pour s’achever dans la crise internationale avec « l’affaire Skripal ». Loin de redorer l’image de la Russie, cette quatrième élection a engagé la Fédération, l’Union européenne et les Etats-Unis dans une nouvelle spirale de sanctions et de contre-sanctions. L’expulsion de plus d’une centaine de diplomates russes en poste en Europe et en Amérique du Nord manifeste une fois encore que la tension s’est durablement installée entre Occidentaux et Russes. Mais une politique de sanctions peut-elle tenir lieu de « politique russe » pour l’Union européenne ? Si le rapport de force est inévitable avec la Russie actuelle, tracer des perspectives est indispensable pour traiter avec ce pays tout à la fois partenaire économique et rival stratégique. Lancer une nouvelle initiative pour la sécurité du continent avec la Russie est désormais aussi indispensable que difficile et longue à réaliser.

Une spirale sans fin de sanctions et de contre-sanctions?

En expulsant au moins 116 diplomates russes en poste aux Etats-Unis, au Canada et dans seize Etats-membres de l’Union européenne, plusieurs Etats occidentaux ont entendu souligner leur solidarité avec le Royaume-Uni dans un contexte particulièrement tendu : pour l’Europe, l’affaire Skripal constitue une atteinte grave et manifeste à la souveraineté des Etats. Le message est clair, à Paris, Berlin, Washington ou encore Rome : le Brexit n’altère pas la solidarité des Etats parties à l’OTAN envers le Royaume-Uni. La division de l’Union n’est pas la fin de l’Alliance. Et ce message s’adresse au président Poutine au moment non seulement où il célèbre sa réélection pour six années mais également où il prépare l’événement le plus important de l’année pour l’image de la Russie sur la scène internationale : la Coupe du Monde de football qui se déroulera du 15 juin au 15 juillet en Russie européenne.

Désormais, les relations entre la Russie, d’une part, et l’OTAN ainsi que l’UE, d’autre part, sont passées de la phase d’un dialogue tendu de la décennie 2000 à la phase des sanctions et des contre-sanctions. Quand le Conseil OTAN-Russie (COR) avait été lancé, en 2002, les différends étaient nets mais le dialogue, possible : la Russie protestait contre les projets américains de boucliers anti-missile, les expéditions militaires en Afghanistan, l’élargissement de l’OTAN. Et l’OTAN s’inquiétait des suites de la guerre en Tchétchénie. Aujourd’hui, les sanctions et les contre-sanctions sont le principal mode de communication entre les partenaires devenus rivaux : après l’annexion de la Crimée et le déclenchement de la guerre dans le Donbass, les Etats-Unis, l’Union européenne et leurs alliés (Canada, Japon, Australie, etc.) adoptent des sanctions économiques (interdiction d’exportation), administratives (blocage de visas), symboliques (annulation du G-20 à Sotchi), etc. Et en réaction, la Russie adopte des contre-sanctions notamment un embargo sur les denrées alimentaires en provenance d’Europe. Dans les jours qui viennent, elle expulsera sans doute à son tour des personnels diplomatiques occidentaux selon les principes de symétrie, de proportionnalité et de réciprocité qu’elle a appliqué lors de l’expulsion de diplomates russes par l’administration Obama au tournant de 2016.

Aujourd’hui, malgré les initiatives diplomatiques (format Normandie, visite à Versailles, etc.) la communication est rompue ou presque. Quelles sont les perspectives possibles pour ce dialogue de sourds ? Comment éviter de passer de la rivalité stratégique à « l’hostilité absolue » où tout compromis devient inconcevable pour reprendre les concepts de Carl Schmitt dans Théorie du partisan ?

Les illusions d’une nouvelle Guerre froide

Il convient d’écarter tout d’abord les schèmes d’analyse périmés : ils ne rendent pas compte de la dangerosité de la situation. Entre la Russie et le monde occidental, il ne s’agit pas d’une nouvelle Guerre Froide.

Certes, il est de bon ton, à Washington comme à Moscou, à Bruxelles et à Londres, de prophétiser le retour de la Guerre Froide. Certains le déplorent : la Russie serait agressive comme l’URSS et les Etats-Unis immanquablement impérialistes. Mais beaucoup se résignent à cette grille de lecture.

Toutefois, les différences avec la Guerre Froide sautent aux yeux. Si la tension est bien réelle, l’affrontement idéologique a, lui, disparu. La Fédération de Russie n’a pas de modèle alternatif constitué et exportable à proposer au monde pour soutenir sa position internationale. Si l’orthodoxie sert de bannière à la Russie en Syrie ou dans la lutte anti-terroriste, le Patriarcat de Moscou n’est ni le Komintern ni le Kominform : l’orthodoxie russe n’est pas exportable comme système de valeurs et de représentation vers l’Afrique, le Moyen-Orient ou encore l’Amérique du Sud. De même, l’étatisation des grands groupes énergétiques pratiqué par les présidences Poutine ne constitue pas un modèle économique internationalisable au même titre que la collectivisation des moyens de production qui avaient pu fasciner l’Egypte de Nasser, l’Inde de Nehru, etc. Quant à la « démocratie illibérale » ou la « démocratie souveraine » adoptée en apparence au moins par certains dirigeants européens comme Viktor Orban, elle est moins un produit d’exportation russe qu’une aspiration de dirigeants pro- et anti-russes (comme en Pologne) pour démanteler les contre-pouvoirs. La Russie peut avoir des prétentions dans le domaine des valeurs ou des institutions politiques. Mais elle est aujourd’hui strictement nationaliste et son soft power axiologique peine à attirer. Quant à la parité militaire, elle est illusoire : malgré un plan de modernisation lancé en 2009, les forces armées russes sont loin d’être au niveau de celles de l’OTAN.

La grille de lecture de la Guerre Froide est peut-être rassurante – en tout cas pour ceux qui sont nés avant 1989. Mais elle ne rend pas compte des risques que comporte actuellement la relation russo-occidentale. Taillé pour un monde bipolaire militairement équilibré, ce paradigme ne convient pas à une scène multipolaire où la Chine est le principal rival économique et stratégique des Etats-Unis. Conçu pour des puissances rivales et militairement égales, il manque ce qui constitue l’origine de plusieurs conflits « gelés » ou plutôt « pourris » aux marges de l’Europe : le complexe d’assiégé de la Russie et l’utilisation de tactiques de « guerre hybride » dans son étranger proche, dans cyberespace et maintenant en Méditerranée orientale et au Moyen-Orient. Le conflit avec la Russie n’est plus « froid » et n’est plus « mondial » : il est circonscrit géographiquement et actif militairement.

Les sanctions ne font pas une politique étrangère

Pour se faire entendre d’une Russie qui sort de la crise économique depuis 2017, vient de renouveler le mandat de son leader et achève son plan de réarmement lancé en 2009, il est nécessaire de manier une politique de sanctions. Mais c’est le degré zéro d’une « politique russe » pour l’Europe. Elle est indispensable pour maintenir le rapport de force auquel Moscou est sensible. Mais elle ne laisse entrevoir aucune solution aux enjeux de sécurité du continent. En Baltique et en Ukraine, dans la mer Noire et en Méditerranée orientale, les tensions militaires doivent trouver une solution sans quoi la paix européenne risque de vaciller. En matière d’échanges économiques, les sanctions handicapent des secteurs entiers en Europe et en Russie à hauteur de plusieurs dizaines de milliards d’euros. Pour que la politique de sanctions envers la Russie ait un sens, il convient de trouver le versant positif de ces messages négatifs. Une sanction doit inciter à infléchir un comportement et à trouver un accord : on l’a vu en 2015 avec l’accord sur le nucléaire iranien aujourd’hui remis en cause par l’Administration Trump. Cet accord historique est la résultante de décennies de sanctions.

Vis-à-vis de la Russie, la solution ne peut venir de Washington : le président Trump est prisonnier de la proximité que le candidat Donald avait témoignée pour la Russie de Poutine, en contradiction avec les intérêts structurels du pays. L’apaisement entrevu durant la campagne électorale américaine n’est plus à l’ordre du jour. En pleine tourmente de « l’affaire russe », de la part de Washington, tout apaisement ou toute conciliation avec la Russie apparaîtrait aux Républicains comme un signe de faiblesse.

La solution ne peut venir que de l’Europe. Seule l’Europe sait que, face à la Russie, il faut trouver une voie médiane entre la conciliation et la victoire. La conciliation serait perçue comme un signe de faiblesse par Moscou et serait exploitée comme une source de division pour l’Union comme cela a été le cas à Chypre, en Grèce, en Hongrie et dans les Balkans. L’Union a appris les vertus de la fermeté à l’égard de la Russie notamment grâce à la chancelière Merkel. Mais l’Union sait également que la victoire est un objectif illusoire à l’égard de la Russie : la géographie, la culture et l’économie sont têtues. La Russie fait partie de l’Europe, que celle-ci et celle-là le veuillent ou non. Pour reprendre les catégories de Carl Schmitt, la Russie ne peut être ni un ami ni un ennemi : elle restera un partenaire et un rival. On peut à bon droit objecter que tout dépendra de la volonté russe : si le régime Poutine n’est pas prêt à infléchir sa ligne dans le sens de la coopération, il ne servira de rien de lui faire des ouvertures. C’est assurément vrai à court terme : pris dans une rhétorique nationaliste, le président russe ne peut baisser la garde, notamment pour conserver sa popularité. Mais la rhétorique anti-occidentale ne suffit plus à son électorat populaire : un véritable développement du pays est aujourd’hui attendu comme en a attesté le débat de 2016 sur la diversification de l’économie russe. Or, sans capitaux et technologies occidentales, cette diversification est impossible.

Il est donc temps, pour l’Europe, au moment de la plus grande fermeté et du paroxysme des sanctions, de proposer une nouvelle initiative pour la sécurité en Europe. En 1975, au summun de la Guerre froide, l’URSS et l’Europe avaient pris l’initiative des Accords d’Helsinki qui avaient réuni les deux camps autour de principes simples : le respect des souverainetés nationales, la protection des frontières, les mesures de réassurance militaires, les échanges d’information. Aujourd’hui l’OSCE est bloquée car trop de contradictions se sont accumulées entre les principes explicites et les pratiques réelles. Il est temps de relancer l’esprit d’Helsinki !