Espagne: du scrutin catalan au scrutin national edit

1 octobre 2015

Dimanche 27 septembre, l’attention de tous les Espagnols, mais aussi des Européens, s’est portée vers la Catalogne. Un peu plus de 5,3 millions d’électeurs étaient appelés aux urnes pour renouveler le parlement régional. Le scrutin avait été anticipé par Artur Mas, président de la Generalitat et présentait l’originalité d’une unité de candidature des partis favorables à un projet indépendantiste.

Leçons catalanes
La liste Junts pel Si (Ensemble pour le oui) regroupait des candidats provenant de Convergence Démocratique de Catalogne [CDC] (le parti nationaliste de la bourgeoisie catalane, longtemps dirigé par Jordi Pujol et maintenant par Artur Mas), de la Gauche Républicaine Catalane [ERC] de Oriol Junqueras (le parti nationaliste de gauche, rival de toujours de CDC…) et des représentants de la société civile, notamment des militants de l’Assemblée Nationale Catalane (ANC), un mouvement farouchement indépendantiste. Face à cette liste, une myriade de concurrents : à l’extrême gauche, la CUP (Candidature d’Unité Populaire), indépendantiste ; Catalunya Si que Es Pot (Oui en Catalogne on peut), la “marque catalane” de Podemos. À gauche, la traditionnelle candidature du Parti Socialiste de Catalogne. À droite, la candidature du Parti Populaire emmenée par Xavier Albiol, ancien maire de Badalona et dont le discours a tangenté le “lepénisme” si l’on se réfère aux analyses d’Enric Juliana, le directeur-adjoint du quotidien La Vanguardia. Enfin, au centre, Ciutadans (C’s), né en Catalogne il y a huit ans et qui, en 2014, a décidé de devenir un parti national (Ciudadanos, c’est-à-dire Citoyens).

Ces élections se voulaient plébiscitaires. Alors qu’il s’agissait de renouveler un parlement régional, la campagne n’a jamais évoqué les grands projets économiques ou sociaux. Elle a tourné autour du oui ou du non à l’indépendance. Pour Artur Mas, si la liste Junts pel Si obtenait la majorité absolue des sièges, la déclaration unilatérale d’indépendance serait faite dans les 18 mois. La CUP avait, quant à elle, conditionné cette déclaration à l’obtention d’une majorité absolue en voix.

Ni l’une, ni l’autre de ces conditions n’a été remplie. Junts pel Si a obtenu presque 40% des voix et 62 sièges. Dans le parlement sortant, CDC et ERC totalisaient 73 sièges! Quant aux voix qui se sont portées sur les deux listes indépendantistes, elles atteignent 47,8% du total des suffrages exprimés.

Artur Mas a pu, le soir des élections, proclamer qu’il avait gagné… Depuis lundi matin, il a compris que sa victoire est en trompe-l’œil. Ses talents de stratège électoral paraissent faibles : de 62 sièges en solitaire en 2010, il est passé à 50 en 2012 et avec des alliés de 73 en 2012 à 62 aujourd’hui. Artur Mas a dynamité le parti centriste qu’était Convergencia i Unió et ce faisant il a déséquilibré toute la vie politique catalane… et espagnole. Plus qu’un Père de la Nation, Mas risque de passer à l’histoire comme le fossoyeur de l’indépendantisme catalan! La formation du prochain gouvernement catalan s’annonce extrêmement difficile et Mas pourrait être la victime politique de ce plébiscite raté.

Pour autant, le problème catalan demeure au centre de la vie politique espagnole et y introduit un grave facteur d’incertitude. Après tout il y va de la structure même d’un des grands États européens! Sa solution – si on croit que la politique existe, elle doit bien pouvoir être forgée entre les acteurs du conflit – ne viendra que d’un dialogue et d’une négociation entre Barcelone et Madrid, entendue ici comme le pouvoir central.

Redistribution des forces au niveau national
Or ce pouvoir central va être redistribué lors des très prochaines élections générales qui devraient se tenir le 13 ou le 20 décembre prochains. Peut-on du résultat catalan tenter de tirer des enseignements pour ce scrutin à venir?

L’exercice est délicat puisque la géographie électorale du pays est complexe et les singularités régionales y sont puissantes. C’est ainsi que le Parti Populaire, actuellement majoritaire, tente de se consoler. Il a subi dimanche un très sérieux revers passant de 19 à 11 députés au parlement catalan, rassemblant 348 000 voix (8,50%). En 2012, lors des précédentes régionales, le PP avait obtenu 471 000 voix (13%). Aux élections générales de novembre 2011, le PP avait atteint 715 000 voix (20%) et sur ses 186 parlementaires nationaux, 11 sont des élus de Catalogne.

Le revers du PP est surtout sévère par l’alternative que représente désormais au centre Ciudadanos. Ce parti centriste, dirigé par le jeune Albert Rivera (il est né en 1979!), est passé de 235 000 voix (7,5% en 2012) à 715 000 (presque 18%)! Dimanche, avec ses 25 parlementaires élus, il est devenu la seconde force politique de Catalogne. On peut, sans prendre des risques inconséquents, lui pronostiquer de très bons résultats en Catalogne lors des générales. Le vote utile pour ceux qui sont attachés à la constitution de 1978 n’est plus le PP mais bien Ciudadanos.

Les élections régionales – en Andalousie en mars dernier et dans 13 communautés autonomes en mai dernier – ont souvent donné à Ciudadanos le rôle de parti charnière ou de faiseur de roi. En Andalousie, l’abstention des députés de Ciudadanos permet à la socialiste Susana Diaz de gouverner en minorité. À Madrid, c’est Cristina Cifuentes, du PP, qui bénéficie du soutien sans participation de ces nouveaux centristes. Ce grand écart n’a pas été sanctionné en Catalogne. Ciudadanos, crédité dans la dernière enquête de TNS-Demoscopia du 29 septembre de 15% des intentions de vote, sera sans doute la surprise – et peut-être la seule – des prochaines élections générales.

En effet, le soufflé Podemos semble se dégonfler. Premier parti national dans les enquêtes entre novembre 2014 et janvier 2015 – il atteint alors des scores proches de 28% –, Podemos a largement perdu de son dynamisme et de son attractivité. Lors des municipales de mai 2015, Podemos ne concourt pas sous sa marque et se dilue dans des candidatures “militantes et citoyennes”. Du coup, les victoires emblématiques de Ada Colau à Barcelone et de Manuela Carmena à Madrid sont plus apparues comme relevant de l’effervescence militante née du mouvement des Indignés plus que de la structuration de la gauche radicale sous la férule de Podemos et son lider Pablo Iglesias. Moins visible a été notamment la victoire de José María González Santos (alias Kichi) à Cadix, authentique militant Podemos. Ce reflux de Podemos s’est traduit en Catalogne : la liste Catalunya Si que Es Pot, alliance des anciens communistes et écologistes de Izquierda Unida et de Podemos, obtient moins de sièges (11) que la précédente coalition communiste et écologiste (13). Non seulement Podemos n’apporte aucune voix supplémentaire, mais il en retire! Podemos est aujourd’hui crédité de 15% des intentions de vote… Moitié moins que les pronostics de janvier.

Ce recul profite au Parti Socialiste. Le rêve de Pablo Iglesias était bien de dépasser le PSOE, de le “PASOKiser” à la manière d’un Alexis Tsipras. Or, cette ambition apparaît désormais comme une chimère. Sans le moindre doute, l’action de Tsipras et de Syriza en Grèce a refroidi les ardeurs des électeurs. La séquence de juin-juillet où l’on a vu un gouvernement en appeler au peuple pour refuser, sans appel, le projet d’accord avec les créanciers européens puis tourner casaque en une semaine a ouvert grand les doutes sur la sincérité et la viabilité des options radicales. La fermeture des banques grecques pendant plusieurs semaines a frappé les esprits. Le gouvernement espagnol s’appuie sur les premiers signes tangibles de la reprise économique (500 000 chômeurs de moins en 6 mois de février à juillet, croissance de 3,2% attendue pour 2015 – le PIB espagnol a crû de 1% au T2 de 2015 et de 0,8% au T3) : les électeurs sont sensibles à cet argument. Ou en tout cas, cet argument les retient de se jeter en masse vers Podemos. Il se pourrait bien que “le moment Podemos” soit passé… C’est une aubaine pour le PSOE qui semble sorti de l’Unité de Soins Intensifs où sa défaite de 2011 et ses errements l’avaient plongé!

Peut-on risquer des pronostics?
Que va-t-il donc se passer en décembre? L’échéance est encore un peu lointaine… mais elle se rapproche inexorablement et mobilise les partis et les citoyens. Le pari du PP et de Rajoy est d’arriver en tête au soir des élections générales. Il se fixe l’objectif de 140-150 députés. Il en faut 176 pour la majorité absolue. À ce seuil de 140-150, le PP estime qu’aucune coalition ne pourra se faire sans eux, qu’un hypothétique front anti-PP sera impossible à mettre sur pied. Et comment en effet voir dans un même gouvernement Pablo Iglesias et Albert Rivera? Pourtant, ce seuil paraît d’ores et déjà compromis.

Le PP est quasiment absent du Pays Basque et de Catalogne qui élisent 18 et 47 députés nationaux… (soit 18,5% du total national). Dans ses fiefs valencien et madrilène, le PP subira la concurrence de Ciudadanos et de Podemos. En 2011, le PP avait obtenu dans ces deux communautés, 39 députés sur un total de 69… Si l’on extrapole les chiffres de mai 2015, le PP pourrait n’y obtenir plus que 22 à 26 élus… Sans un changement d’attitude politique, j’estime, à ce jour, que le PP aura du mal à franchir la barre des 130 élus. Et ce d’autant plus que Rajoy n’a pas montré de grandes aptitudes aux campagnes électorales…

Le PSOE résistera mieux : d’une part parce qu’il vient de ne pas gouverner… et d’autre part parce qu’il dispose de fiefs plus solides comme l’ont montré les résultats en Andalousie en mars 2015. Il part de très bas avec ses 110 élus sortants… mais il pourrait en grapiller quelques uns. Aussi, même si le gain est minime, il existera alors que le PP, quoiqu’il arrive, perdra des sièges… et par dizaines.

Dans ces conditions – et sous réserve d’événements majeurs qui viendraient bouleverser la donne (cela eut lieu en mars 2004 avec les attentats de Madrid) –, la victoire se dessinera au centre, un centre qu’occupera Ciudadanos. Et où les électeurs retrouveront un des fondements de la démocratie espagnole : cette aspiration centriste qu’avait su incarner en son temps Adolfo Suárez et qui, ensuite, a oscillé entre le Parti Socialiste de Felipe González et le Parti Populaire.

En ne donnant pas la majorité absolue à un parti, les électeurs espagnols forceront les partis à apprendre à gouverner par un pacte parlementaire. L’option d’une grande coalition PP-PSOE, un temps posée comme hypothèse, y compris par certains socialistes, s’est éloignée. Une alliance PSOE-Podemos semble improbable tant les divergences fracturent la gauche (et pas que la gauche espagnole). Il ne restera donc que deux possibilités, également laborieuses à traduire gouvernementalement : une alliance PSOE-Ciudadanos ou PP-Ciudadanos. En Espagne, le centre sera la clef du prochain parlement !