La guerre des devises aura-t-elle lieu ? edit

5 octobre 2010

La « guerre des devises » évoquée par le ministre des Finances brésilien présente des dangers énormes pour le commerce mondial et les systèmes financiers. Peut-on l’éviter ? Oui, si les États-Unis, le Japon et l’Union européenne s'engagent ensemble dans une politique d’assouplissement quantitatif, de façon à ce que chacune des trois grandes économies puisse exporter davantage vers les autres. Pour les marchés émergents, le risque réside dans l'inflation, la formation de bulles, et la tentation de prendre des mesures de rétorsion. Pour protéger leurs secteurs clés, ils devraient encourager la demande intérieure de produits manufacturés.

À en croire la presse financière, le monde est sur le point de subir une guerre des devises. Les banquiers centraux ont sorti leurs bazookas, dans une tentative désespérée d’affaiblir leur monnaie. La Fed prépare une nouvelle série de mesures d'assouplissement quantitatif. Si cela aboutit à un affaiblissement du dollar qui stimule les exportations américaines, aucun membre du Federal Open Market Committee ne s’en plaindra. La Banque du Japon, déconcertée par la conjoncture d'une monnaie forte et d’une économie faible, est déjà intervenue sur le marché des changes pour faire baisser le yen. La BCE a prolongé la durée de ses facilités de crédit aux banques, et si la crise de la dette souveraine s’aggrave en Europe, elle pourrait bien poursuivre ses achats d'obligations d’État. La Chine de son côté continue à limiter l'appréciation du renminbi. Et le Brésil et l'Inde, après avoir vu leur monnaie monter à des niveaux douloureux pour leurs économies respectives, peuvent se sentir obligés de prendre des contre-mesures.

Les répercussions pourraient être dévastatrices. Le Congrès américain, voyant que les États-Unis se voient refuser les avantages d'une monnaie plus concurrentielle, menacent la Chine de lui imposer des tarifs. Cette dernière a déjà tiré un coup de semonce vers l'Amérique en imposant ses propres tarifs sur les exportations de volailles U.S. Cette dynamique dangereuse, si on la laisse échapper à tout contrôle, pourrait faire tomber le système commercial mondial.

La situation est-elle vraiment si inquiétante ? Oui et non. Oui, car les fluctuations monétaires créent des tensions et peuvent avoir des conséquences imprévues. Mais de telles fluctuations entre le dollar, l’euro et le yen ne sont pas nécessaires. Les économies des États-Unis, du Japon et de l'Union européenne sont languissantes. Un cycle d'assouplissement quantitatif bénéficierait à toutes les trois. Si les banques centrales s’y engagent simultanément, il n'y aura aucune raison pour les investisseurs de privilégier l'une des trois devises par rapport aux autres.

Le problème est que la Fed, la Banque du Japon et la BCE n'ont indiqué ni quand elles agiraient, ni ce qu’elles feraient précisément.

Si la Fed bouge mais que la BCE hésite, le dollar va chuter face à l'euro. Si la BCE, voyant l'économie européenne s’affaiblir, décide finalement d’emboîter le pas à la Fed, les oscillations monétaires initiales seront neutralisées, prenant à contre-pied les investisseurs qui auront choisi de surfer sur la tendance. Or telles sont précisément les circonstances dans lesquelles la volatilité des monnaies démoralise les marchés financiers et avive les tensions commerciales.

En outre, la peur de voir les trois banques centrales à court d'idées sur la façon d'utiliser l'achat d'actifs pour stimuler la demande intérieure crée le soupçon que tout ce qu'il leur reste, c’est de faire baisser leur monnaie afin de stimuler la demande extérieure. Cela pourrait en effet dégénérer en une guerre des devises, et le G3 n’en sortirait pas gagnant.

Aussi faut-il choisir une autre voie. Si des achats d'actifs ciblés réussissent à stimuler la demande intérieure, alors les économies du G3 peuvent exporter davantage les unes vers les autres. Les trois banques centrales doivent donc indiquer précisément ce qu'elles vont acheter et expliquer par quelles voies ces achats stimuleront la demande intérieure (j'ai mon idée sur ce qu'ils devraient faire, mais ce sera l’objet d’un autre texte). Cela rassurera ceux qui craignent que la Fed, la Banque du Japon et la BCE aient l’intention de faire payer leur reprise par les autres. Chacun sait que ce n'est pas le moment de jouer sur les ambiguïtés.

Mais rien de tout cela ne permettra de résoudre le dilemme auquel sont confrontés les marchés émergents. Si, en suivant la voie ouverte par les Chinois, ils suivent les monnaies du G3 dans leur baisse, ils risquent la formation de bulles financières, l’inflation, et enfin des mesures de rétorsion. Si, comme le Brésil et l'Inde, ils permettent à leur monnaie de s’apprécier, ils risquent de faire souffrir leurs industries manufacturières, qui dépendent fortement des exportations. Et comme ce secteur est le lieu du transfert de technologie et de l'apprentissage par la pratique, leur capacité à croître en sera affectée.

Il est tentant de leur dire : limitez les dommages causés par l'appréciation de vos monnaies en appliquant une subvention discrète à l'exportation. Mais ce ne serait pas conforme aux règles de l'OMC. Cela provoquerait des représailles. Et, comme le sait tout économiste international digne de ce nom, les subventions aux exportations (tout comme les taxes sur les importations) sont l'équivalent exact d’une dévaluation. L'application de subventions à l'exportation signifierait que les marchés émergents se livrent à une dépréciation de leur monnaie en principe, mais pas en pratique.

Une meilleure solution serait d'encourager la demande intérieure de produits manufacturés. La demande pourrait être encouragée à travers des crédits d'impôt pour l'achat d'appareils ménagers, ainsi que l’a expérimenté le Japon. Associée à une appréciation de la monnaie, une telle mesure laisserait inchangée la demande de produits manufacturés.

Mieux encore, il faudrait déterminer exactement quels secteurs manufacturiers sont sources d'apprentissage par la pratique et de retombées technologiques. Ce n’est sans doute pas le cas de tous les secteurs. Seuls ceux qui produisent ces effets favorables pour la croissance externe devraient être les bénéficiaires d’un traitement fiscal préférentiel.

Tout cela, me dira-t-on, ressemble étrangement à de la politique industrielle. Certes, mais maintenir sa monnaie à un taux artificiellement bas sur le marché des changes pour stimuler l'activité manufacturière n’est pas autre chose que de la politique industrielle ! Peut-être, à présent que cette forme relativement brutale de politique industrielle a fait surgir le spectre d'une guerre des devises, est-il temps d'envisager une alternative plus raffinée.

Une version anglaise de cet article est publiée sur le site de notre partenaire VoxEU.