L’alliance franco-russe selon François Fillon: argument de campagne ou changement de doctrine? edit
Le retour de la grande alliance franco-russe de 1892 est un serpent de mer en politique extérieure. Le succès de François Fillon au premier tour de la primaire Les Républicains le ressuscite une nouvelle fois. Avec les mêmes projets et les mêmes impasses que d’ordinaire? Ou bien pour transformer l’action extérieur de la France?
Il y a un an, Nicolas Sarkozy prononçait un discours tonitruant à Moscou pour réclamer une réconciliation avec la Russie. Quelques jours après, suite aux attentats tragiques à Paris, le président Hollande lui emboîtait le pas : une alliance anti-Daech devait souder les deux pays. Dans Telos, Florent Parmentier et moi-même avions souligné les difficultés d’un tel rapprochement : même si les deux pays ont des intérêts communs (lutte contre Daech, échanges économiques, résolution des crises européennes, etc.), les pierres d’achoppement sont nombreuses : le sort du régime al-Assad, l’intégrité territoriale de l’Ukraine, la souveraineté des États baltes, les réseaux d’alliance au Moyen-Orient, le retour de l’Iran notamment.
S’il est élu en mai 2017, François Fillon peut-il réussir là où ses prédécesseurs ont échoué ? Est-il en capacité de changer le paradigme de l’action extérieure française ?
La ligne défendue par François Fillon est aujourd’hui un argument de campagne : elle lui permet d’endosser les habits du protecteur des chrétiens d’Orient, reprendre l’héritage gaullien de non-alignement sur l’OTAN… et se démarquer d’Alain Juppé. Mais peut-elle résister à l’exercice du pouvoir ? Car, par-delà la levée des sanctions, la stratégie européenne et syrienne de la Russie n’est pas de se rapprocher de la France. Si la France de Fillon souhaite l’amitié franco-russe, il est loin d’être certain que la Russie la souhaite.
La Russie, un marqueur différenciant face à Juppé… et Hollande
Assurément, la proximité affichée avec la Russie a servi au marketing politique du candidat Fillon.
Au sein du parti Les Républicains, s’affirmer partisan d’un rapprochement avec la Russie permet de s’assurer le soutien des élus, notamment parlementaires, qui ont voté, dans les deux chambres, des résolutions demandant la levée des sanctions contre la Russie. Grâce à ce signal, François Fillon favorisera le ralliement des partisans de Nicolas Sarkozy. Les militants des fédérations de l’est, souvent fervents admirateurs de l’homme fort du Kremlin, en seront galvanisés. Il suffit de consulter les réseaux sociaux sur le sujet pour mesurer combien la proximité avec Poutine est populaire à droite.
Ce « marqueur russe » permet de se démarquer définitivement d’Alain Juppé au même titre que les questions de société (mariage pour tous, adoption, etc.) : elle réactive une opposition classique à droite entre gaullisme historique et atlantisme, entre indépendance nationale stricte et modernisme diplomatique, entre droite aronienne et droite légitimiste. Durant la campagne nationale, elle servira également à attirer des électeurs hésitant entre le Front national et LR. Enfin, ces arguments seront mobilisés pour se démarquer du candidat socialiste selon la division Realpolitiker vs. Droit-de-l’hommisme.
Sur le plan national, la proximité avec la Russie permet à François Fillon d’activer ou de réactiver sa stature internationale d’homme d’Etat. Elle lui confère même l’image d’un homme fort, par contagion d’images entre lui et Vladimir Poutine. Cette transsubstantiation est souvent recherchée par des candidats ou par des leaders à la recherche d’une image d’homme fort ou d’une « représidentalisation » (Berlusconi, Sarkozy, Erdogan, etc.).
Toutefois, ce positionnement tout la fois idéologique et marketing risque de se dissiper aux affaires. Pragmatique, François Fillon sait déjà toute la difficulté d’un rapprochement politique avec la « démocratie souveraine » de Poutine. La défense des droits de l’homme, en Europe, en Russie et en Syrie n’est pas un principe secondaire. Sa posture trahit déjà un tournant : dans le Figaro d’aujourd’hui, quelques jours après son succès, le candidat fait déjà preuve d’une grande prudence : il souligne à quel point le régime russe est non-démocratique, prend ses distances à l’égard du président russe et rappelle les principes de la diplomatie française.
Un axe Paris-Moscou au détriment de la solidarité européenne ?
D’un point de vue doctrinal, François Fillon réactive la tradition gaullienne. Dans le fil de l’alliance conclue en 1892 entre la France et la Russie pour faire pièce à la Triplice scellée par l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie, durant la Guerre Froide, le général de Gaulle a en effet cherché à développer les liens entre la France et l’URSS : retrait des structures de commandement de l’OTAN, développement d’une force de dissuasion nucléaire indépendante, échanges culturels et commerciaux nourris, etc. Dans tous ces domaines, le rapprochement franco-russe a servi au fondateur de la Ve République à affirmer son autonomie stratégique, technologique et diplomatique.
De manière générale, François Fillon a cultivé les convergences avec la Russie en Europe depuis sa primature. Il rencontre régulièrement le président russe depuis 2008 : à l’époque les deux hommes étaient Premiers ministres. Ils participent au Club Vladaï, équivalent du sommet de Davos pour le softpower russe. Les affinités sont aussi politiques : l’ancien Premier ministre français s’est clairement prononcé pour la levée des sanctions économiques adoptées par l’Union européenne contre la Russie en réaction à l’annexion de la Crimée et au rôle de Moscou en Ukraine orientale. Il a soutenu la résolution parlementaire du début de l’année dans ce sens.
Le revirement diplomatique annoncé risque néanmoins de se heurter à plusieurs tendances lourdes. D’une part, la proximité avec Moscou risque de remettre en cause l’atlantisme qui tient lieu de politique de défense européenne. D’autre part, elle bousculera la solidarité européenne : en effet, si la France se faisait l’apôtre d’une levée des sanctions, elle se désolidariserait de l’Allemagne : Angela Merkel tient une ligne dure à l’égard de la Russie, contre son propre patronat. Et les Polonais, les Suédois ou encore les Pays-Bas perdraient le soutien d’un État-membre essentiel en Europe. De manière générale, le régime russe est-il prêt à renoncer à son « splendide isolement » : paradoxalement, les sanctions européennes et le contre-embargo russe raffermissent la popularité du président et permet à celui-ci de déployer en Europe même des stratégies d’influence non-coopératives : à Chypre, en Grèce, en Hongrie et en Slovaquie. Il est loin d’être certain que l’alliance franco-russe soit recherchée réellement par la Russie d’aujourd’hui.
En tout cas, un rapprochement unilatéral avec la Russie bousculerait la ligne suivie par la diplomatie française depuis le début des années Poutine. De sorte que plusieurs défis apparaîtraient : lui président, François Fillon serait-il prêt à lever unilatéralement les sanctions contre la Russie ? Lui président, la France accepterait-elle l’annexion de la Crimée, soutiendrait-elle moins fermement les États baltes contre les initiatives russes ? L’alliance de la France avec la Russie, si elle prend corps, aura un coût en Europe : le déclin (déjà amorcé) du leadership français au sein de l’UE.
En Syrie : vers une union sacrée du patriarcat de Moscou et du Quai d’Orsay ?
La défense des chrétiens d’Orient est le leitmotiv de la politique étrangère selon François Fillon. Ses convictions intimes s’allient ici avec les attentes de ses électorats. Mais est-il prêt à « confessionaliser » sa diplomatie comme le fait Moscou ?
Assurément, les déclarations anciennes et constantes de François Fillon sur la Syrie s’inscrivent dans la tradition qui fait de la France la protectrice des chrétiens d’Orient. C’est une politique séculaire de la France dans la région, des capitulations de 1535 à la protection des communautés chrétiennes dans les années 1860, et à la période coloniale du mandat français suite à la Première Guerre mondiale. La protection de minorités au Moyen-Orient est un fil rouge, y compris pour le ministre des Affaires étrangères actuel.
Mais ce qui est nouveau, c’est le raisonnement qui conduit à conclure une alliance avec la Russie pour assurer cette mission historique. Durant les dernières années, et sans attendre l’arrivée de François Hollande à la présidence de la République, la diplomatie française a eu pour objectifs le départ de Bachar al-Assad, le changement de régime à Damas, le soutien aux opposants démocratiques et enfin une posture critique sur l’intervention russe. Dans cette perspective, elle exprimait une défiance marquée à l’égard de l’alliance Téhéran-Damas-Moscou appuyée sur le terrain par le Hezbollah. Les protestations contre les crimes de guerre commis dans le siège d’Alep en sont la manifestation la plus récente.
Comme il l’a rappelé à maintes reprises, notamment durant le troisième débat télévisé, François Fillon entend unir ses efforts à ceux de la Russie pour protéger les chrétiens d’Orient sur les théâtres syriens et au-delà. Dans cette perspective, l’ennemi commun est le terrorisme d’inspiration sunnite ainsi que leurs soutiens dans la région. Quant au régime al-Assad, il apparaît comme un mal nécessaire pour atteindre cet objectif. La convergence est nette avec la ligne diplomatique du Kremlin : celle-ci souligne que la Russie et l’Occident ont les mêmes ennemis dans le monde. Et elle cautionne la communication très offensive du patriarcat de Moscou présentant la Russie comme le seul rempart de la chrétienté au Moyen-Orient. Le patriarche Cyrille est en effet l’auxiliaire docile de la propagande de guerre du Kremlin afin de promouvoir une lecture du conflit syrien en termes de défense de la chrétienté comme je l’avais montré sur Telos.
Cette inflexion annoncée risque pourtant de se heurter à plusieurs obstacles : comment coopérer avec la Russie sur le terrain militaire, alors que les forces armées russes sont prises dans une logique de « cavalier seul » ? Dans les airs, à terre et en mer, les forces armées russes refusent de partager les informations tactiques. Leurs cibles sont bien différentes de celles de la coalition occidentale : elles sont centrées sur les opposants au régime et non sur Daech. Soutenir que la France et la Russie ont les mêmes ennemis en Syrie est en grande partie inexact. Enfin, une alliance militaire franco-russe butterait sur l’interopérabilité des équipements : les forces armées française opèrent selon des standards otaniens. Ce qui n’est évidemment pas le cas de la Russie. En somme, en Europe comme au Moyen-Orient, la Russie n’est pas demandeuse d’une convergence avec la France et l’hypothèse de cette convergence se heurte à de réelles difficultés pratiques.
Enfin, comment se rapprocher de Téhéran, allié de Moscou dans la région, sans inquiéter le réseau d’alliance sunnite tissé patiemment par la France dans le Golfe, y compris pour des raisons d’exportation de défense ? L’Arabie Saoudite, les EAU, le Qatar ou encore l’Egypte sont en effet hostiles à l’alliance russo-iranienne à ses portes.
Le marqueur confessionnel de la défense des chrétiens d’Orient peut être efficace place Saint-Sulpice à Paris. Mais il risque de se heurter aux réalités au Moyen-Orient.
En plaçant son programme diplomatique sous la signe d’une réconciliation avec la Russie, François Fillon demande une normalisation qui interviendra tôt ou tard dans des relations qui sont à un point bas en raison des sanctions, de l’exclusion de la Russie du G8, de l’annulation de la livraison des BPC et de l’annulation de la visite de Vladimir Poutine à Paris le mois dernier. Toutefois, elle risque de placer l’action extérieure de la France face à des défis insurmontables : revirement sur le régime al-Assad, reniement sur la Crimée, lâchage de l’Allemagne, des États baltes et de l’Ukraine, ruine de la solidarité européenne au détriment du leadership français, nouvel affaiblissement au sein de l’OTAN…
Des arguments de campagne à la conduite d’une politique étrangère, il y a loin. Les récentes déclarations pragmatiques du président-élu Donald Trump le rappellent avec éclat.
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