L’alliance russo-coréenne, un épouvantail anti-américain? edit

5 décembre 2023

Les convergences entre Moscou et Pyongyang, fortement médiatisées par leurs dirigeants ces derniers mois, ont culminé dans la mise sur orbite d’un satellite d’observation par la Corée du Nord, le 22 novembre, probablement avec l’aide de la Russie. Ce rapprochement ressuscite-t-il « l’axe du mal » concept popularisé en 2002 par George W. Bush pour stigmatiser l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord ?

La portée d’un rapprochement fortement médiatisé

En annonçant le succès du lancement du satellite d’observation Malligyong-1 depuis le pas de tir de Tongchang-ri sur la côte occidentale de la République Populaire Démocratique de Corée (RPDC) le 22 novembre dernier, l’agence de presse officielle nord-coréenne KCNA a suscité l’émoi à Séoul et bien au-delà. En effet, cette mise en orbite réussie intervient après plusieurs essais infructueux de la part de Pyongyang et surtout après la rencontre au sommet entre le président russe, Vladimir Poutine, et le « dirigeant suprême » Kim Jong-un le 13 septembre dernier sur le cosmodrome de Vostochny, dans l’Extrême-Orient russe. Les relations bilatérales ont pris un tournant spatial très marqué.

Pour les parlementaires de la République de Corée, au sud de la péninsule, la cause est entendue et instruite par leurs services de renseignement : la Fédération de Russie et la RPDC ont lancé une coopération dans le domaine spatial qui, à terme, dotera le régime du nord de moyens techniques propices non seulement à l’espionnage régional mais également à l’acquisition de moyens balistiques fiables. Depuis la Guerre Froide au moins, on sait combien les programmes spatiaux et satellitaires sont directement liés à l’acquisition de capacités balistiques. La course à l’espace relancée entre toutes les puissances asiatiques ne s’explique pas autrement. Dans le domaine spatial, c’est la capacité à disposer de vecteur, à les contrôler et à les orienter qui est en jeu, de la propulsion au guidage.

Le rapprochement entre Fédération de Russie et Corée du Nord est désormais un trait de force de la scène régionale de l’Asie du Nord. Non seulement Sergueï Choïgou, ministre de la Défense de la Fédération, s’est rendu le 23 juillet 2023 aux célébrations du 70e anniversaire de l’armistice de la Guerre de Corée, mais en outre le « dirigeant suprême » coréen a déclaré publiquement que l’alliance russe serait la « priorité absolue » de sa politique extérieure.

Quelle est la portée de cette alliance ? S’agit-il d’un rapprochement inévitable entre les deux États parias les plus sanctionnés au monde ? Met-elle en jeu uniquement un troc sectoriel (munitions contre spatial) ? Ou bien a-t-elle une portée plus large pour la stabilité de la région ? Un axe Moscou-Péking-Pyongyang est-il en train de se former en Asie du Nord pour contrer le renforcement des liens militaires entre l’administration Biden, la présidence sud-coréenne Yun Sul-yeol et la primature japonaise de Fumio Kishida ?

Une alliance aux allures très rétro

Le rapprochement russo-coréen est moins récent et moins circonstanciel qu’il pourrait y paraître. En effet, les deux pays partagent plusieurs éléments de culture politique rappelés dans leur épaisseur historique.

En effet, le déplacement du ministre de la Défense russe à Pyongyang pour les grandes célébrations de la « victoire » nord-coréenne en 1953 n’est ni purement symbolique ni simplement protocolaire. En effet, la sphère publique des deux États est saturée par commémoration de guerres fondatrices contre l’Occident. La Fédération de Russie est depuis longtemps engagée dans une refondation mémorielle officielle sur la célébration héroïsante et doloriste de « Grande Guerre Patriotique » de 1941-1945 et sur l’opposition à l’Occident au fil d’une Guerre Froide qui ne se serait jamais arrêtée. La RDPC et son régime sont, quant à eux, ancrés dans l’obsession de la Guerre de Corée (1950-1953) et la lutte contre l’impérialisme occidental. À tel point que la lignée des Kim (Kim Il-sung, Kim Jong-il et Kim Jong-un) continue à se présenter comme celle des vainqueurs communistes de ce combat.

Le rapprochement Poutine-Kim se nourrit d’une longue histoire : durant ses années de clandestinité et de lutte contre les forces japonaises d’occupation, le fondateur de la RDPC, Kim Il Jung avait trouvé refuge en URSS ; de même, il avait été soutenu, dans sa lutte contre le sud, par l’envoi d’un contingent de soldats soviétiques de 25 000 hommes ainsi que de matériels, notamment aériens opérés par des pilotes chinois ; enfin et surtout, la reconstruction de Pyongyang après l’armistice de Panmunjeom, signée le 27 juillet 1953, Moscou avait été fortement mise à contribution, matériellement et humainement. À bien des égards, Pyongyang est une ville d’urbanisme soviétique, malgré des ajouts chinois.

Bien sûr, les deux États se rapprochent pour des raisons très liées à la conjoncture stratégique : le besoin de munitions pour la Russie, la quête de technologies spatiales pour la RDPC, la recherche de moyens de contournement face aux sanctions occidentales contre la poursuite du programme nucléaire pour Pyongyang et contre l’invasion de l’Ukraine pour Moscou. Entre les deux États les plus sanctionnés au monde avec la République islamique d’Iran et le Venezuela, l’entente est presque forcée.

Mais ces convergences, emphatiquement célébrée par Kim Jong-un, répondent à la volonté russe de relancer les alliances de l’ère soviétique (comme cela avait été le cas en Syrie en 2015 ou en Iran depuis deux décennie) et aux cultures politiques internes de chacun de ces pays, cultures fondées sur un revivalisme communiste assumé. Loin d’être un slogan artificiellement imposé de l’extérieur par le président américain sous la bannière de « l’axe du mal » ou de la « ligue des dictatures », ce rapprochement a des racines profondes et endogènes.

Un agenda explicite: contrer le Sud et l’Ouest

La convergence russo-coréenne a une vocation stratégique revendiquée et même soulignée par les deux partenaires : faire pièce à la présence américaine en Asie du Nord et au renforcement du système d’alliances de Washington à proximité de la RDPC et de l’Extrême-Orient russe. Chacun des deux alliés a des objectifs stratégiques convergents sur ce pont.

Pour Pyongyang, la page du rapprochement avec la République de Corée, au Sud, et avec les États-Unis est tournée. Opéré à la faveur des Jeux Olympiques d’Hiver de Pékin en février 2022 et de la présidence (relativement pacifiste) de Moon Jae-in, au Sud, ce réchauffement a vécu, dans ses dimensions politiques, économiques et stratégiques. Il est bien loin le 30 septembre 2019 qui avait vu la première visite officielle d’un président américain, Donald Trump, en Corée du Nord. Les ouvertures historiques vers l’Ouest sont désormais devenues presque inconcevables.

De fait, le régime de Kim Jong-un a repris les essais notamment de missiles en 2022 ; il a inscrit dans sa constitution son statut de puissance nucléaire en septembre dernier ; les échanges économiques minimes ont cessé ; des missiles balistiques de courte portée ont été testés durant la visite de Kim Jong-un à Vostochny ; et des annonces se multiplient en RDPC sur l’acquisition de capacités sous-marines où la Russie excelle. Face à la reprise d’exercices militaires conjoints entre États-Unis, Japon et Corée, la RDPC remobilise une alliance soviétique fondée sur les équipements de défenses.

Pour Moscou, l’alliance avec la Corée du Nord est censée non seulement lui fournir des munitions et de l’artillerie (ce point reste à démontrer en raison des spécificités des matériels coréens) mais également de combattre son isolement vers l’Ouest et lui donner un appui supplémentaire pour contrer l’Occident. Le soutien de Pyongyang n’apportera pas de gain économique à Moscou pour atténuer les sanctions. Mais, dans les enceintes internationales, ce rapprochement peut avoir du poids.  Ainsi, la RDPC a voté contre les résolutions de l’Assemblée générale des Nations-Unies (AGNU) en 2022 et en 2023 pour condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie ; elle a reconnu l’indépendance des républiques auto-proclamées de l’est de l’Ukraine et a même proposé d’envoyer des troupes épauler la Russie sur le front ukrainien. La RDPC complète en Asie le dispositif d’alliance russe en Europe (avec le Belarus) et au Moyen-Orient (avec la Syrie et l’Iran). Aider Pyongyang à inquiéter Séoul présente même un avantage supplémentaire pour Moscou : la Corée du Sud a adopté des sanctions contre la Russie à la suite des sanctions américaines alors mêmes que les relations économiques bilatérales étaient développées. En aidant Pyongyang, Moscou « punit » Séoul.

L’échange de bons procédés entre les deux partenaires est donc cimenté par la volonté tout à la fois de combattre l’isolement international, de réduire l’impact des sanctions occidentales et de contester l’hégémonie américaine en Asie du Sud. « Alliés contre les Etats-Unis et leurs alliés », tel pourrait être la maxime de ce rapprochement aux allures très rétro mais à la portée très contemporaine.

Un objectif caché: sortir de la dépendance à l’égard de la Chine

Si l’ambition explicite a le mérite de la cohérence du côté des alliés russo-coréens, elle ne révèle pas toute l’ampleur des défis stratégiques qui s’imposent à Moscou comme à Pékin.

En effet, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 et depuis la fin de la période d’apaisement entre Séoul et Pyongyang à l’été 2022, les deux États voient renforcée leur dépendance à l’égard de la République Populaire de Chine. Il s’agit là d’un problème fondamental pour chacun des deux dirigeants.

Officiellement, l’unification eurasiatique des régimes autoritaires est en bonne voie. La RDPC dépend des approvisionnements chinois dans tous les domaines, à commencer par les produits alimentaires. En juillet dernier, les autorités douanières chinoises ont en effet relevé un triplement des échanges commerciaux entre 2022 et 2023. La période de la COVID19 est passée. Mais la conséquence est, pour le régime de Kim Jong-un une dépendance extrême : l’essentiel de son commerce se fait avec la RPC et son principal soutien face aux Etats-Unis reste la diplomatie chinoise.

Moscou, à une autre échelle, est, elle aussi, exposée à un « risque coréen » : la vassalisation envers la Chine. Depuis plusieurs décennies, les géopoliticiens russes sont pris dans un débat sur l’alliance chinoise. Certains sont partisans d’une union de plus en plus poussée pour bénéficier des marchés, des capitaux et de la puissance chinoise. C’est eux qui ont lancé l’Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS) qui établit un condominium russo-chinois sur l’Eurasie. D’autres, comme Douguine, s’effraient de l’influence chinoise en Extrême-Orient russe et de l’activisme de Pékin en Asie centrale et dans le Caucase. Rien ne serait plus trompeur que de croire à l’existence d’une parfaite alliance entre Russie et Chine : depuis 20 ans déjà, le partenariat stratégique est émaillé de rivalités. Les autorités russes ont âprement négocié pour que le projet One Belt One Road ne l’exclue pas des flux ferroviaires entre Europe occidentale et RPC ; elles ont imposés l’élargissement de l’Organisation de  Coopération de Shanghaï à l’Inde, le grand rival de la Chine et elles ont également veillé à ce que le G20 soit ouvert, cet été, à des pays proches.

Pour Pyongyang comme pour Moscou, le dialogue « amical » avec Pékin devient étouffant. Car le président Xi ne cherche pas des partenariats avec ces deux Etats sanctionnés : il aspire à l’hégémonie. C’est aussi pour réduire cette dépendance que les deux partenaires manifestent aussi ouvertement leur entente. Les destinataires des messages russo-coréens ne se trouvent pas seulement au Pentagone. Ils sont aussi à l’état-major chinois. La presse chinoise ne s’y est pas trompée : elle s’est inquiétée, au nom de la stabilité de la région, de l’assistance russe au lancement du satellite d’observation nord-coréen le 22 novembre dernier.

Ancrée dans une longue durée historique, cimentée par des convergences politique réelles, alimentée par la volonté de contrer les Etats-Unis et leurs alliés en Asie du Nord mais surtout stimulée par le risque de vassalisation à l’égard de Pékin, l’alliance russo-coréenne risque de se développer substantiellement dans les mois qui viennent. Par exemple, un sommet en Corée du Nord avec Vladimir Poutine avant la fin de l’année et des annonces sur les sous-marins côtiers nord-coréens pourrait bien constituer un point d’orgue à l’année stratégique 2023 en Asie du Nord.