Turquie: de la «puissance centrale» au fauteur de trouble edit

2 novembre 2020

Il y a beaucoup de façons d’interpréter les démonstrations de force récentes de la Turquie, du Haut-Karabakh à la Libye, en passant par l’Irak, la Syrie et la Méditerranée orientale : on peut y voir la marque d’une ambition stratégique et d’une confiance en soi élevées, annonciatrices d’une montée des puissances moyennes. Dans Le Monde du 8 octobre, Alain Frachon jugeait ainsi que ces coups d’éclat traduisaient l’ambition « gargantuesque » de la Turquie et qu’en d’autres temps la Russie et les Etats-Unis y auraient mis le holà. Cette analyse, faite avant les remarques insensées d’Erdogan  sur Emmanuel Macron qui ont provoqué le rappel de notre ambassadeur à Ankara, n’est cependant pas la seule possible. 

Il est incontestable que le président turc s’est affranchi de toute contrainte à l’égard des puissances établies, dont il contrarie les intérêts sans mesure, comme l’a justement relevé Alain Frachon. Un fait notable, et qu’ont illustré, depuis,  ses attaques outrageantes contre le président français, est aussi  qu’il le fait ostensiblement et à dessein. Ses actes et ses paroles sont non seulement l’expression de ses ambitions, mais aussi d’une revendication de statut et d’égalité, qui prend de plus en plus les formes de la transgression et de l’invective. Il transpose ainsi dans les relations avec les autres États le registre ordinaire du populisme, qui est le sien à l’intérieur. C’est cela, non moins que l’expansionnisme, qui peut retenir l’attention, d’autant que la Turquie n’est pas seule à se comporter de la sorte.

Cependant, avant d’en venir là, il faut faire un bilan de la politique étrangère turque depuis le début des années 2010. Avec le recul, on ne retrouve pas l’image d’une puissance sûre d’elle et faisant avancer de façon déterminée ses intérêts, mais d’une série d’échecs qui a laissé la Turquie plus isolée et face à un horizon stratégique plus étroit qu’il y a dix ans. On a relevé, à juste titre, que l’activisme international de M. Erdogan visait à compenser ses revers de politique intérieure, victoire de justesse du référendum constitutionnel de 2017 et perte des mairies d’Ankara et d’Istanbul aux municipales de 2019. Mais c’est aussi son échec extérieur que cherche à compenser, peut-on penser, l’activisme désinhibé du président turc.

Pour mesurer ce recul, il suffit de se rapporter à la « grande stratégie » énoncée par Ahmet Davutoglu au tournant des années 2010 après que le conseiller diplomatique d’Erdogan fut devenu, en 2009, ministre des Affaires étrangères (il a ensuite été, de 2014 à 2016, Premier ministre et président de l’AKP). Pour lui, la Turquie devait, avec la fin de la guerre froide, cesser de se penser comme une puissance-frontière, à la lisière de l’alliance occidentale, ou comme un pont entre l’Orient et l’Occident, pour devenir une « puissance centrale », ayant vocation à exercer son influence dans de nombreuses directions.

Les deux plus importantes demeuraient, selon lui, l’Union européenne, d’une part, avec laquelle les négociations d’adhésion étaient ouvertes depuis 2005, les États-Unis et l’alliance atlantique, d’autre part, et ce malgré le refus de la Turquie de s’engager dans la guerre d’Irak en 2003. D’autres, nouvelles, s’ouvraient à la Turquie : la Russie et le monde  post-soviétique, en particulier les cinq républiques turcophones ex-soviétiques (Azerbaïdjan, Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan et Turkménistan) ainsi que son voisinage proche, les Balkans, l’Iran et l’Irak, le  Moyen-Orient et l’Afrique du nord, avec lesquels la Turquie pouvait revendiquer des liens anciens, historiques et politiques et, s’agissant des Balkans, ethniques.

Cette approche a été appelée « néo-ottomane », en référence à un ouvrage publié en 2001 par Davutoglu, où il préconisait que la Turquie se dote d’une « profondeur stratégique », tel était son titre, en dépassant son alignement sur les États-Unis, et une alliance avec Israël jugée contre nature, pour exercer son influence dans une large zone, allant de l’Afrique du nord à l’Afghanistan.

L’ambition affichée de la Turquie, au tournant des années 2010, était beaucoup plus une stratégie d’influence qu’un dessein néo-impérial ; elle tirait assez logiquement les conséquences de la fin de la guerre froide pour chercher à promouvoir les intérêts politiques et économiques turcs dans de nombreuses directions, complémentaires et non exclusives les unes des autres. 

Davutoglu énonçait, au début des années 2010, plusieurs principes : dépasser une approche focalisée sur la diplomatie de crise, au profit d’une vision structurelle, notamment, au Moyen-Orient, où il fallait, écrivait-il, aller au-delà  de la lutte contre le PKK pour y réduire globalement les tensions ; ne pas avoir d’exclusive, et améliorer ses relations en particulier avec la Grèce, la Russie et l’Irak ; privilégier le soft power économique et politique à côté des outils militaires ; avoir « zéro problèmes avec ses voisins » ; chercher à agir en médiateur dans les situations de conflit ; promouvoir une diplomatie active utilisant de nombreux canaux bilatéraux et multilatéraux. (Notons au passage que Davutoglu, formé dans les écoles allemandes, énonçait ainsi des principes très proches que ceux définis dix ans auparavant par l’Allemagne réunifiée pour sa diplomatie.)

En gros, la fin des années 2000 et les premières années de la décennie ont vu la Turquie s’inspirer avec succès de ces idées : elle a engagé en 2009 un dialogue avec les autorités du Kurdistan irakien qui coïncidait avec un apaisement de la question kurde à l’intérieur ; cherché également l’apaisement avec la Grèce, et soutenu à Chypre Nord les partisans d’un plan de réunification ; joué un rôle de médiateur à plusieurs reprises, notamment entre les factions palestiniennes et dans la crise libanaise, ainsi qu’entre l’Iran et les Occidentaux sur la question nucléaire, d’ailleurs sans grand succès.

Certes, tout ne lui a pas réussi : notamment, l’ambition pan-touranienne d’une association étroite sous son leadership des républiques turcophones, où l’influence russe et l’orientation laïque des gouvernements restaient dominantes, a connu des limites évidentes. Il restait, en outre, des zones d’ombre dans les outils d’influence de la Turquie, comme dans sa pratique de la démocratie : une diaspora encadrée par des réseaux de prédicateurs aux idées conservatrices appointés par le gouvernement, tout comme, sous couvert de démembrement de « l’État profond », une mise au rancart brutale de l’establishment laïc à la faveur notamment de l’obscure affaire Ergennikon menée au mépris des garanties élémentaires de l’État de droit.

Cependant, le dynamisme exportateur de l’économie turque, le « modèle AKP » qui représentait, dans le monde musulman, la rencontre inédite entre la démocratie politique, l’ambition modernisatrice et la revendication de principes islamiques, ont permis au soft power turc de s’exercer largement, au Moyen-Orient et au-delà. La Turquie engrangeait les succès : membre du G20 depuis 1999, en paix avec ses voisins, puissance régionale montante, intervenant actif et pacifique dans la diplomatie globale, elle restait un candidat reconnu à l’adhésion à l’UE et un partenaire choyé des Etats-Unis. 

Au début de la décennie 2020, l’intégralité de ces résultats a été remise en cause et, terme à terme, les principes de l’ère Davutoglu semblent indiquer aujourd’hui l’exact opposé du chemin suivi par la Turquie depuis 2012. La diplomatie turque prospère dans les crises, qu’elle en profite, les exacerbe ou les suscite ; le choix de ses partenaires, qu’elle devait garder ouvert, s’est dramatiquement réduit ; de soft power, il n’est plus question et l’outil militaire, déployé dans dix pays hors de ses frontières, semble domine tous les autres dans sa stratégie ; ses relations sont compromises avec la plupart de ses voisins ; le médiateur d’hier est partie prenante active à plusieurs conflits ouverts, Syrie, Libye, Haut-Karabakh, sans compter les situations de tension qu’elle avive, Irak, Palestine, mer Égée ; enfin, le recours à la diplomatie semble désormais absent des options turques.

L’enchaînement qui aboutit à ce résultat est double. Il y a d’abord les printemps arabes, que la Turquie a voulu aider activement, choisissant un camp qui était celui des partis affiliés à l’islam politique sunnite, largement sous l’influence des Frères musulmans. Elle s’est ainsi aliénée les pays arabes qui ont fait le choix opposé, l’Arabie saoudite, l’Égypte de Morsi, les Émirats, c’est-à-dire quasiment tous à l’exception du Qatar ; misant sur la chute du régime syrien, elle s’est retrouvé dans le camp adverse de l’Iran, avec qui ses relations étaient jusque-là excellentes, et de la Russie.

Il y a, ensuite, le style du président turc marqué par un autoritarisme croissant, un militantisme religieux qu’a symbolisé la transformation de Sainte-Sophie en mosquée, et un véritable culte de la personnalité. Il en résulte une politique étrangère militante, décalquée d’une politique intérieure qui se durcit, et où il se réclame de plus en plus de la rectitude religieuse et de la défense de l’islam. C’est ce qu’illustre, entre autres, un soutien de plus en plus marqué au Hamas, qui compromet la fragile réconciliation avec Israël après la longue crise qui avait suivi en 2010 l’arraisonnement sanglant par les forces israéliennes du Mavi Marmara, navire affrété par une ONG turque qui tentait de forcer le blocus de Gaza.

La continuité entre politique intérieure et politique extérieure se voit aussi au souci de mobiliser la diaspora turque. C’est dans le contexte des élections de 2017 que, devant le refus du gouvernement allemand de permettre des meetings électoraux turcs sur son territoire, Erdogan accuse Mme Merkel de méthodes nazies, provoquant une crise inutile avec une partenaire jusque-là favorable. (La réaction violente d’Erdogan contre la future loi « séparatisme » a peut-être la même origine, les imams turcs, qui jouent un rôle essentiel dans l’encadrement de la communauté turque en France, pouvant être visés par la loi.) Le même écart de langage se reproduit lorsqu’Erdogan accuse en 2019 Israël de se comporter comme les nazis envers les Palestiniens. 

Au terme de ces deux dynamiques, la Turquie se retrouve très isolée. En froid avec les États-Unis, elle n’est plus qu’une candidate nominale à l’UE, et le Parlement européen a réclamé en 2019 l’arrêt des négociations d’adhésion.  De sa grande politique au Moyen-Orient élargi, il ne reste que trois éléments : une intervention hasardeuse en Libye, qui ne se serait pas produite sans les désunions occidentales, une solidarité tapageuse avec l’Azerbaïdjan dans sa tentative de régler par la force la question du Haut-Karabakh, l’occupation de zones-tampon en Syrie, trois théâtres où la politique turque suscite des fortes tensions avec la Russie et, de façon épisodique, les États-Unis quand ils s’intéressent au problème.  

Les événements des derniers mois ont accentué l’isolement de la Turquie, ramenée à ses deux problèmes de politique extérieure obsessionnels, qu’elle avait su dépasser au début des années 2010 : un problème kurde exacerbé, à ses frontières et au-dedans, et la rivalité avec la Grèce. L’activisme turc en mer Égée est, également, l’effet de cet isolement, et non du grand dessein maritime de la « patrie bleue ». C’est parce que les riverains de la méditerranée orientale étaient en train de s’entendre sans la Turquie pour exploiter les ressources en gaz de la région que s’est produit le coup d’éclat de l’été dernier, l’envoi sous escorte armée d’un navire d’exploration dans des eaux adjacentes aux îles grecques les plus proches de la Turquie. (Il n’y a rien de nouveau, d’ailleurs, dans l’affaire elle-même : deux campagnes d’exploration turques avaient eu lieu sur ce modèle en 1976 et 1987; une vive tension menaçant de dégénérer en crise ouverte s’était produite entre-temps autour de l’îlot inhabité d’Imia/Kardak, en 1996, tension qui avait pu être désamorcée par les Etats-Unis.)

La Turquie, qui se voyait il y a dix ans l’égale des plus grands, est ainsi ramenée à la confrontation avec la Grèce en mer Égée, théâtre stratégique étroit et qui lui est peu favorable, pour deux raisons : d’une part, le statu quo territorial favorise la Grèce, alors que le principal des contentieux maritimes qui opposent les deux pays, celui sur la délimitation de leurs zones économiques exclusives, appellerait une négociation bilatérale à laquelle la Grèce se refuse traditionnellement, position qu’elle n’a aucune raison de changer face à une Turquie agressive ; d’autre part, la démonstration de force turque a conduit, pour la première fois, les membres de l’UE à donner des signes de solidarité avec la Grèce dans son différend territorial avec la Turquie en mer Égée, ce à quoi ils s’étaient toujours refusés.

En Turquie, le nationalisme est volontiers victimaire : cette série d’échecs et l’isolement de leur pays, les Turcs ont tendance à l’imputer à la malveillance du monde extérieur plutôt qu’à leurs erreurs. Erdogan n’est ainsi pas découragé de poursuivre sa politique extérieure aventureuse, qui a le soutien de l’opinion. La situation est donc dangereuse, car Erdogan doit continuer à alimenter les sentiments nationalistes qui le portent, alors que les seuls succès dont il peut se prévaloir sont de nature militaire. La masse de manœuvre de l’armée turque lui a permis de s’imposer en Syrie dans les zones-tampons qu’elle a reprises à l’opposition démocratique en grande partie composée de forces kurdes. Les drones armés turcs, peu coûteux et largement exportés, ont joué un rôle important dans les offensives contre les forces de Haftar en Libye et les forces arméniennes au Haut-Karabagh, deux succès que des rumeurs ont imputées par ailleurs à un moyen moins avouable, la présence de miliciens ayant opéré en Syrie, qui auraient été acheminés sur le terrain par la Turquie (la Russie ayant fait la même chose, dans le camp opposé, en Libye).

Trop dépendante des options militaires, la politique étrangère turque est en outre marquée, et la Turquie n’est pas seule atteinte à cet égard, par les effets déplorables de deux rencontres : celle, d’abord, de la politique et de la religion, avec un soft power turc qui a basculé au cours de la décennie de la promotion d’un « modèle AKP », certes fort équivoque, mais où l’on pouvait voir la promesse d’un genre de compromis séculariste musulman, à un militantisme politico-religieux par lequel Erdogan cherche à se poser en principal défenseur de l’islam aux yeux du monde sunnite, et qu’illustre la mauvaise querelle qu’il cherche à Emmanuel Macron sur l’hostilité qui serait la sienne envers l’islam ; celle, ensuite d’un dirigeant qui transpose à ses relations avec l’étranger les pratiques et le discours populistes qui sont l’assise de son pouvoir à l’intérieur : il en résulte une politique étrangère qui polarise les tensions, prospère dans les crises et tourne le dos à la diplomatie.

On conclura par trois observations. La première est qu’il faut se débarrasser de l’idée que les Européens seraient responsables de la dérive de la Turquie et de l’extrémisation de sa politique pour lui avoir fermé la porte de l’UE. Aucun élément probant ne permet de soutenir cette fable, que le rappel de l’enchaînement des choix hasardeux faits par la Turquie suffit à dissiper. La seconde est qu’en dépit du tour malheureux pris sa politique étrangère depuis 2012, la Turquie reste bien une puissance « centrale ». Sa position géographique, ses performances économiques, son poids militaire, sa classe moyenne, ses partenariats historiques avec les États-Unis, l’Europe, mais aussi Israël et l’Iran la mettent en mesure de jouer un rôle stabilisateur, au Moyen-Orient, dans l’espace post-soviétique, et ailleurs. La troisième, enfin, est que le président turc, affaibli à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur, se ressource dans la confrontation, qui lui permet d’en appeler au nationalisme, une des rares ressources politiques qui lui reste ; il la recherche donc et s’y complaît. S’il est juste de refuser l’inacceptable, et notamment ses extravagances verbales, il faut aussi éviter de s’enfermer dans la tension avec lui : d’une part parce que c’est ce qu’il souhaite et que cela le sert ; d’autre part parce qu’il faut souhaiter que la Turquie retrouve un jour le rôle stabilisateur qu’elle entendait jouer au début des années 2010, et qu’elle reste pour l’Europe un partenaire incontournable dans cette perspective.