En avoir ou pas. L’Allemagne et sa politique extérieure edit

3 février 2015

Le troisième gouvernement Merkel, qui est en place depuis un peu plus d’un an (décembre 2013), a commencé avec des ambitions inédites en politique extérieure. À la conférence sur la sécurité qui se tient régulièrement début février à Munich, les nouveaux ministres de la Défense, Ursula von der Leyen, et des Affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier, ont, en 2014, annoncé une inflexion de l’action extérieure de l’Allemagne.

Bien qu’appartenant à deux partis différents, Ursula von der Leyen à la démocratie chrétienne comme la chancelière Angela Merkel, et Frank-Walter Steinmeier à la social-démocratie, ils se rejoignaient pour appeler leur pays à assumer une plus grande responsabilité dans les affaires internationales, y compris par des moyens militaires, à la mesure de sa puissance économique. Les Allemands ne peuvent se contenter d’être des « commentateurs », disait le chef de la diplomatie. Ils ne peuvent pas « regarder ailleurs » quand des drames humanitaires se produisent à quelques kilomètres des côtes européennes, expliquait la première femme à occuper le ministère de la Défense.

Ils étaient soutenus par le président de la République lui-même, Joachim Gauck. L’ancien pasteur et défenseur des droits de l’homme originaire de l’ex-RDA soulignait que les conséquences de l’inaction dans les crises internationales étaient souvent plus dangereuses que les risques de l’action.

Ces prises de position ont rouvert un débat récurrent en Allemagne depuis la réunification et la fin de la guerre froide mais qui était apparu, dans des conditions différentes, dès les années 1950 au moment du réarmement allemand, et dont les racines plongent plus profondément dans l’histoire de l’Allemagne. S’il fallait trouver une image symbolique de ce débat, la scène qui s’est passée en avril 2013 à l’université Humboldt de Berlin fournirait une excellente illustration. Le ministre de la Défense de l’époque, le chrétien-démocrate Thomas de Maizière, a dû battre en retraite face à un amphi qui l’applaudissait à tout rompre pour l’empêcher de parler, sous une grande banderole : « Guerre à la guerre. Plus jamais l’Allemagne ».

Mais les étudiants allemands héritiers des gauchistes des années 1960 ne sont pas seuls à en appeler au passé pour justifier une attitude réservée de Berlin face aux engagements militaires. « Personne n’a envie de réapprendre que les Allemands peuvent être de bons soldats », nous disait le président Richard von Weizsäcker à la fin des années 1980.

La Bundeswehr, créée dans les années 1950 sous la pression des Alliés occidentaux pour faire face à l’Union soviétique et ses vassaux, avait fini par être acceptée par une majorité de la population ouest-allemande, après une vaste campagne dite « Ohne mich » (sans moi) soutenue par le Parti social-démocrate (SPD), au prix d’une interprétation très large de l’objection de conscience. « Armée parlementaire » (soumise au contrôle du Bundestag), formée de « citoyens en uniforme », la Bundeswehr se voulait une armée démocratique, uniquement vouée à la défense du territoire national, dans le cadre de l’Alliance atlantique.

La fin de la guerre froide et la réunification de l’Allemagne ont doublement changé la donne. Tout en rendant plus improbable une attaque de Moscou, l’effondrement du camp soviétique a créé la possibilité sur le sol européen de guerres limitées, religieuses ou ethniques. Les armées occidentales ont été obligées de se réformer. La priorité n’était plus aux grandes divisions mais à des unités mobiles et bien préparées. D’où l’abandon de la conscription au profit d’une professionnalisation des armées auxquels l’Allemagne a été une des dernières en Europe à se résoudre.

Le conflit dans l’ex-Yougoslavie a amené le gouvernement allemand à revoir sa doctrine militaire et les règles d’engagement de la Bundeswehr. Les premiers pas ont été prudents. Le cha    ncelier Helmut Kohl et son ministre des Affaires étrangères d’alors, Hans-Dietrich Genscher, souhaitaient soutenir leurs alliés européens et américains, sans brusquer une opinion publique plutôt hostile à une participation allemande. Kohl considérait que la Bundeswehr ne pouvait pas intervenir là où la Wehrmacht avait laissé de mauvais souvenirs. Ce qui réduisait singulièrement le champ de son action en Europe.

En 1994, le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe avait décidé que la participation de la Bundeswehr à des opérations militaires « hors zone » (hors du territoire couvert par l’OTAN) était conforme à la Constitution allemande, à condition qu’il existât un mandat de l’OTAN ou de l’ONU. L’année suivante, lors d’un débat au Bundestag sur la protection d’une force de réaction rapide en Bosnie-Herzégovine, les députés sociaux-démocrates (à l’exception de quarante-cinq d’entre eux) et les Verts votaient encore contre une contribution allemande.

L’arrivée au pouvoir de la coalition rouge-verte (SPD et Verts) en 1998 et la guerre du Kosovo en 1999 vont marquer un tournant dans la politique étrangère et de sécurité de l’Allemagne. Le nouveau chancelier Gerhard Schröder, qui prône une « défense éclairée des intérêts nationaux allemands », considère qu’ « un État souverain ne peut pas éternellement s’abriter derrière son passé ». Mais c’est surtout le ministre des Affaires étrangères Joschka Fischer qui parvient, non sans mal, à convaincre ses amis écologistes qu’une politique extérieure fondée uniquement sur la renonciation à la force risque d’aboutir au résultat inverse de celui recherché. Il ne met pas en cause le slogan pacifiste « Plus jamais la guerre. Plus jamais Auschwitz », il le retourne : si l’on ne veut plus revoir Auschwitz, alors il faut accepter, dans certaines conditions, de recourir à la force militaire pour empêcher des catastrophes humanitaires et des crimes contre l’humanité.

Les responsables allemands utilisent alors trois arguments pour justifier la participation allemande à des opérations de maintien et de rétablissement de la paix, des Balkans à l’Afghanistan, de la Somalie à Timor : l’argument moral tiré du passé, l’argument politique selon lequel l’Allemagne doit manifester à ses alliés la même solidarité dont ils ont fait preuve à son égard pendant la guerre froide, l’argument « national » : l’Allemagne défend aussi ses propres intérêts. « La défense de l’Allemagne commence dans l’Hindou Kouch », disait un ministre de la Défense, Peter Struck, pour expliquer la présence de soldats allemands en Afghanistan.

Ce sont des arguments que les dirigeants doivent manier avec précaution car ils sont reçus avec scepticisme par une partie des élus et par l’opinion. La défense des intérêts nationaux n’a pas toujours bonne presse en Allemagne. Un président de la République, Horst Köhler, a été obligé de démissionner en 2010 pour avoir suggéré que l’Allemagne avait aussi des intérêts économiques à défendre en Afghanistan.

Dans la première décennie du XXIe siècle, l’Allemagne semblait cependant avoir rompu avec la politique dite de « l’abstention » qu’elle avait poursuivie jusqu’à la fin des années 1990. Même un philosophe comme Jürgen Habermas, maître à penser de la gauche morale, considérait qu’en cas de blocage au Conseil de sécurité de l’ONU, l’OTAN – et donc l’Allemagne – pouvaient « s’appuyer sur la valeur morale du droit international, sur des normes pour lesquelles il n’existe pas d’instances reconnues par la communauté internationale » pour voler au secours d’un peuple menacé par ses propres gouvernants.

Le ton change après 2009 avec le deuxième gouvernement Merkel et la coalition entre les chrétiens-démocrates et les libéraux. Le ministre des Affaires étrangères, Guido Westerwelle, leader du Parti libéral (FDP), est un partisan de la politique de la retenue dans les affaires internationales. En 2011, l’Allemagne s’abstient au Conseil de sécurité des Nations unies sur la résolution 1973 qui autorise la création d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye. Elle se retrouve en compagnie de la Russie et de la Chine, en contradiction avec ses partenaires européens. Rétrospectivement, constatant le chaos libyen, les dirigeants allemands auront le sentiment d’avoir eu raison mais ils se sont exposés au soupçon de chercher à nouveau un Sonderweg – une voie particulière – peu respectueux de la solidarité entre alliés. Quand la France est intervenue au Mali et a demandé l’appui des autres Etats-membres de l’Union européenne, Guido Westerwelle a promis « plus d’argent » pour Bamako mais s’est montré réticent à soutenir la France par l’envoi de soldats.

Ces réticences n’ont pas empêché l’Allemagne d’avoir quelque 7000 militaires engagés dans des opérations de l’ONU ou de l’OTAN et d’avoir eu depuis les années 2000 une centaine de victimes, dont plus de la moitié en Afghanistan. Toutefois une majorité de l’opinion reste hostile à ces interventions extérieures. Et ce n’est pas un hasard si Angela Merkel s’est prudemment tenue à l’écart de la discussion lancée au début de 2014 par ses ministres des Affaires étrangères et de la Défense, et par le président de la République. Selon un sondage (Stern, 26 juin 2014), 71% des Allemands interrogés sont contre un engagement militaire à l’étranger et 56% contre une plus grande implication de leur pays dans les crises internationales. Seuls 40% y sont favorables. Le passé de l’Allemagne joue-t-il un rôle dans cette prudence ? 32% des personnes interrogées répondent « oui », 33% « oui et non », 29% « non, c’est une vieille histoire ».

Quand le gouvernement allemand décide d’envoyer la Bundeswehr dans une opération internationale de maintien de la paix, il se heurte donc à une opinion publique plutôt hostile et doit faire des efforts pour convaincre le Bundestag qui a toujours le dernier mot. Cette situation particulière est un obstacle – ce n’est pas le seul – au développement d’une politique européenne de défense commune.