Nuit debout, gouvernement couché? edit

13 avril 2016

Merci, François Ruffin, pour ce moment ! Que l’on soit sensible à la musique de l’extrême-gauche ou pas, le documentaire Merci, patron, de François Ruffin, fondateur en 1999 du journal alternatif Fakir, « le journal fâché avec tout le monde, l’oligarchie, la finance, les médias », restera dans les mémoires comme une performance, dans les deux sens.

Performance cinématographique. Partant d’un fait réel lié à crise de l’industrie du textile en Picardie après la reprise de Bernard Arnault – un couple de chômeurs de longue durée va être exproprié de sa maison – le scénario élabore une machination (toute réelle), à rebondissements hilarants, qui aboutit à ce que le groupe Arnault donne l’argent pour restituer la maison et fournit un CDI au mari.

Performance militante. C’est à la suite d’une projection du film que quelques afficionados de Fakir décident d’organiser une mobilisation sur la place de la République pour le 31 mars, en coïncidence avec les dates de manifestations contre la loi El Khomri. « Bobos prolos, rassemblez-vous : Nuit Rouge, on ne rentre pas chez nous, on a décidé ça avec des nanas de la CGT, les gars de Solidaires, avec des intermittents et des précaires, avec des lycéens et des étudiants », annonce le tract envoyé aux spectateurs du film – enfin, ceux qui ont laissé leur adresse après la projection. On connaît la suite…

Comme en Espagne, le mouvement des Indignés à la française a piqué très rapidement la curiosité des médias. Sa forme de mobilisation est particulièrement bien ajustée à une mise en visibilité, puisque occupant au long cours une place symbolique, à l’image de la Puerta del Sol à Madrid, elle offre un théâtre pour la prise de paroles publiques d’inconnus qui « tournent » chaque soir (le temps d’antenne est astucieusement limité à deux ou trois minutes), fournissant en condensé beaucoup d’informations sur la sensibilité et les mots d’ordre du mouvement. Parallèlement, le lieu constitue un espace de convivialité attrayant puisque l’on peut, simultanément, suivre ce spectacle, commenter, échanger et d’ailleurs aussi pique-niquer, avec d’autres badauds curieux – le soir, des petits cercles se forment ainsi, à la lisière de l’agora où se tiennent les discours.

Ce militantisme en agora continu est pain béni pour les réseaux sociaux comme Twitter et Périscope. Il leur offre un fil d’actualité presque permanent et reflète l’esprit de partage et d’interactivité qui définit la matrice intellectuelle de ces moyens de communication. Des semi-professionnels, blogueurs, journalistes ou caméramans citoyens, membres de collectifs et d’associations ou même internautes lambda opèrent comme relais, instiguant une sorte de militantisme par procuration. Certains deviennent même des rock stars du journalisme amateur, comme Rémy Buisine, par ailleurs community manager sur une radio, toujours sur le qui-vive avec Périscope pour transmettre les événements – chance pour lui, il habite près de la place de la République. Autrement dit, d’autres types d’interactions, ceux des écrans numériques, naissent, doublant et amplifiant ce qui se déroule sur place. Les commentaires aux images fusent : beaucoup d’encouragements (souvent à celui qui filme), des incitations à aller plus loin dans la radicalité, mais aussi des trolls, des traits de dérision ou des critiques rabat-joie (ce sont des bobos, ils vont rentrer chez leurs parents, quand est-ce qu’ils travaillent, etc.) : la ronde des passions exacerbées qui aujourd’hui innervent ce nouvel espace public. Les médias audiovisuels, la presse nationale et régionale ont embrayé au quart de tour sur ce mouvement inopiné qui semble rompre avec la morosité : « Nuit Debout à Angers, l’éveil des consciences », titre carrément le très placide magazine d’info local Angers Mag.

L’écho des réseaux explique, pour une part, la place prise dans les médias par cette mobilisation qui, par sa dimension géographique et la taille de son public, est relativement limitée. Dans la journée, circulent sur la place de la République, alors presque vidée de ses tentes et de ses stands, des promeneurs et des gens du quartier, et parfois une poignée de militants grisonnants venus respirer la poudre d’une Révolution possible ; le soir, entre mille et deux mille personnes s’y rassemblent. L’autre raison de la fascination médiatique, ce sont les jeunes. François Hollande leur avait déclaré sa flamme durant sa campagne, télévisions et radios viennent observer les retombées d’une histoire d’amour passagère qui a mal tourné. En 2011, la jeunesse n’avait suivi que des yeux les événements en Espagne, car une occasion de changer la donne se profilait avec la présidentielle de 2012. Cinq ans plus tard, et un taux de chômage des jeunes inchangé, 21% en 2014 contre 20,4% en 2011 pour les 20-24 ans (chiffres OCDE), la désillusion est devenue abyssale.

Comme en Espagne, le mouvement ne se cantonne pas aux jeunes. Si l’on observe une légère majorité de personnes entre vingt et trente ans, toutes les classes d’âge déambulent, s’assoient et prennent aussi la parole. Ce mouvement reflète donc moins une génération qu’une sensibilité et un désir de participation et d’expression, de re-politisation de l’espace public. La place de la République est occupée par une fraction de la France en proie aux angoisses sur son avenir : des intellos précaires, des intermittents du spectacle, des étudiants, l’univers de la débrouille et des slashers. S’y mêlent des représentants de l’extrême-gauche ou des anarcho-syndicalistes (Attac, Zad, le DAL, le mouvement des sans-papiers, ACELEFEU), quelques élus de EELV comme Julien Bayou, et des associatifs de plan national (comme LGBTI) ou local. Pourtant, ces militants prennent garde à ne pas se projeter sur le devant de la scène tant se manifeste la revendication du public de ne pas être manipulé, de fonctionner en horizontalité, d’être bienveillant, et de refuser des leaders. « Personne n’orchestre le mouvement », est-il affirmé à tous moments. Quelles sont les propositions avancées dans les prises de parole ? Transformer radicalement la démocratie, faire valider le vote blanc, valoriser le bio et l’agriculture du même nom, instaurer le revenu universel et revoir complètement la sphère du travail, lancer la grève générale, et plus largement, débattre et tout remettre à plat. « Il faut leur faire peur » (au groupe LVMH), cette trame guide le film Merci, patron ; « Il faut leur faire peur » (au gouvernement »), cette menace est affichée place de la République.

Quel peut être l’avenir du mouvement ? A priori, la base mobilisable paraît trop faible et les revendications trop floues pour qu’il débouche sur une mobilisation de grande ampleur. Pour le moment, le rassemblement d’étudiants déclassés, de militants de l’ultragauche et de semi-professionnels de l’agitprop autour de mots d’ordre libertaires et de formes de démocratie directe ne semble pas en mesure de fédérer l’ensemble de la jeunesse. Celle-ci a pourtant bien des raisons d’être déçue d’un quinquennat qui l’avait mise au cœur de son projet. Mais la plus grande partie des jeunes veulent moins refaire le monde que trouver leur place en son sein. C’est moins d’utopie politique qu’ils rêvent que de solutions pragmatiques à leurs problèmes d’emploi ou de logement. Et leurs suffrages politiques, aujourd’hui, tournent plutôt vers l’extrême-droite si l’on se fonde sur le résultat des régionales de 2015 : 35% des suffrages les 18-24 ans, contre 21% pour le PS, et 21% pour la droite – notons pourtant que les deux-tiers des jeunes n’ont pas voté.

A priori, le gouvernement, même si le mouvement veut lui « faire peur », ne devrait pas avoir trop de craintes quant à sa possible extension. Toutefois, un danger le guette : celui de l’éventuelle jonction des « deux jeunesses », qui donnerait un contenu redoutable au mot d’ordre, jusqu’à présent sans suite, de « convergence des luttes » de la Nuit debout. En effet, ces derniers jours des incidents assez violents ont éclaté autour de plusieurs lycées de la grande couronne. En Seine-Saint-Denis, la police a procédé à 22 interpellations pour des infractions diverses (jets de projectile, incitations à l’émeute…). La tension a été vive au lycée lycée Hélène-Boucher à Tremblay-en France (Seine-Saint-Denis), où une centaine de lycéens, cagoulés selon une source policière locale, ont fait face à une dizaine de policiers. Un véhicule a été incendié, deux autres retournés, et les policiers « copieusement caillassés ». Des incidents ont également éclaté à proximité du lycée Voillaume à Aulnay-sous-Bois, cité qui a été un des foyers des émeutes de 2005. Il est très probable que les motivations des jeunes des cités sont très éloignées de celles des révolutionnaires branchés de la Place de la République. Mais les ferments de la révolte sont toujours présents dans ces cités où les problèmes de chômage, de pauvreté et de délinquance sont loin d’avoir été résolus.

Heureusement pour le gouvernement, tant l’UNEF que les organisateurs de la Nuit debout semblent ignorer cette jeunesse (pour le moment) invisible et ils sont peu soucieux de faire écho à ses difficultés (samedi 9 avril, toutefois, certains orateurs de Nuit debout ont émis l’idée de déplacer le mouvement vers une place en banlieue). La première joue (et surjoue) le rôle de l’organisation représentative en négociation avec le pouvoir, mais en se cantonnant à des revendications étudiantes. Les seconds, comme grisés par leur soudaine exposition médiatique, ne semblent préoccupés que de la préserver et de l’amplifier. Mais on n’est pas à l’abri d’un incident grave qui pourrait mettre le feu aux poudres et donner l’occasion à un ensemble de frustrations, politiques d’un côté, sociales de l’autre, de converger et de trouver là un exutoire. Ce serait alors un avril noir pour le gouvernement.