Le problème allemand edit

19 mars 2015

Si vous lisez la presse économique et les déclarations officielles du FMI ou du G20, que vous écoutez les lamentations des responsables politiques européens ou les commentaires lors de conférences d’économie internationale, vous êtes en droit de conclure que le monde et l’Europe ont un problème avec l’Allemagne. Avec un excédent de compte courant de plus de 7% du PIB, une politique budgétaire restrictive, et un niveau d’investissement public très faible, l’Allemagne semble fonctionner dans un univers intellectuel économique parallèle. Les autorités allemandes font valoir que l’excédent du compte courant et l’équilibre budgétaire sont des signes de force et, par conséquent, il n’y a rien à changer et que le débat n’a pas lieu d’être. La presse allemande est encore plus radicale, et par conséquent les citoyens allemands sont isolés de la critique. La position allemande peut avoir un sens du point de vue d’une partie de la société allemande, mais pas dans une perspective européenne ou mondiale. Pour l’amener à changer, il faut, d’abord, s’appliquer à la comprendre.

La clé de l’opinion allemande est que le pays fait face à un déclin démographique très inquiétant. La population actuelle est d’environ 81 millions d’habitants, mais les projections pointent une réduction de 20% dans les cinquante prochaines années, vers 65 à 70 millions en 2060, bien en dessous des niveaux de population de la France par exemple. Non seulement la population sera plus petite, mais elle sera aussi beaucoup plus âgée. Aujourd’hui, environ 20% de la population a plus de 65 ans. En 2060, ce pourcentage atteindra 35%. Le message est clair : la population en âge de travailler diminuera, et avec elle, le potentiel de croissance. Face à ce dilemme, la réaction des autorités est une prudence maximale : si la croissance potentielle est destinée à être proche de zéro, il faut économiser aujourd’hui pour pouvoir dépenser demain.

C’est une position confortable sur le plan politique, car elle répond aux préoccupations et aux intérêts de l’électorat le plus important — les citoyens proches de l’âge de la retraite, préoccupés par leur pension, et plus susceptible de voter que les plus jeunes. Mais ce n’est pas la position optimale pour les jeunes générations d’Allemagne, d’Europe ou du monde.

L’avenir n’est pas forcément déterminé d’avance. La croissance potentielle est la combinaison de la croissance démographique et de la croissance de la productivité. L’Allemagne peut agir sur la croissance de la population grâce à des politiques qui facilitent l’immigration et l’intégration des femmes et des personnes âgées dans la population active — bien qu’il n’y ait pas beaucoup de marge et que l’Allemagne se déplace plutôt dans la mauvaise direction avec la réduction récente de l’âge de la retraite (un autre signe que les générations plus âgées sont les plus importantes sur le plan politique).

Là où l’Allemagne peut agir et possède de vraies marges de manœuvre, c’est pour stimuler la croissance de la productivité. La productivité de l’économie allemande s’est effondrée ces dernières années. D’une croissance moyenne du PIB par heure travaillée de 1,6% au cours des années 1995-2005, elle est tombée à seulement 0,5% en 2012 et zéro en 2014.

Il n’y a pas de miracle allemand. Toute la croissance du PIB allemand l’an dernier était due à l’augmentation de l’emploi. Et cette augmentation de l’emploi repose, dans une large mesure, sur la création de nombreux emplois fragiles, à bas salaires, à faible productivité, un phénomène dont le corollaire est une hausse phénoménale des inégalités.

Ce modèle de croissance fondé sur une épargne excessive — et sur une modération salariale excessive (les estimations du FMI suggèrent que le taux de change réel en Allemagne est sous-évalué de plus de 10%) — n’est ni sain ni durable pour l’Allemagne, l’Europe ou le monde. Au lieu de se concentrer sur la discipline budgétaire, qui est politiquement plus facile, l’Allemagne devrait se concentrer sur l’amélioration de la productivité. Pour ce faire, elle devrait encourager les réformes structurelles et les investissements productifs, ce qui est politiquement difficile. Il est ironique à cet égard de voir l’Allemagne recommander des réformes structurelles pour tous les pays européens ayant des problèmes, car elle n’a fait aucune réforme structurelle majeure depuis les réformes du travail du gouvernement Schroeder il y a une dizaine d’années. Or il existe de nombreux domaines d’amélioration : la libéralisation du secteur des services, en particulier le commerce et les services professionnels ; la rationalisation et la libéralisation des caisses d’épargne (Sparkassen) qui limitent les possibilités d’investissement financiers des épargnants allemands et sont très exposées aux interférences politiques ; et une réévaluation de sa politique énergétique, trop axée sur les énergies renouvelables. Ces réformes amélioreraient le potentiel de croissance et de consommation et ainsi permettraient de promouvoir l’investissement privé sur le plan domestique.

L’autre domaine d’action, ce sont les investissements publics. Les autorités allemandes et leurs économistes torturent les données pour nier que l’Allemagne a un problème d’investissement public. Mais les chiffres ne mentent pas. En pourcentage du PIB, les investissements publics en Allemagne sont presque les plus faibles de l’OCDE et si l’on considère l’investissement public net (moins les amortissements), il est négatif depuis 2003, ce qui réduit le stock de capital. 40% des ponts allemands sont dans un état critique, selon le German Marshall Fund.

Dans une situation où les taux d’intérêts sont à zéro ou négatifs — les obligations allemandes à court et moyen terme (jusqu’à 6 ans) ont des taux d’intérêts négatifs, et les bons à 10 ans produisent seulement 0,35% — l’austérité budgétaire de l’Allemagne est irresponsable : le pays perd une occasion en or pour promouvoir les investissements publics dans les domaines productifs qui pourraient augmenter le potentiel de croissance du pays et compenser le déclin démographique. Dans le contexte actuel, ce ne sont pas les économies, mais les investissements, qui signalent la prudence. L’analyse du FMI montre qu’un programme d’investissements publics de 0,5% du PIB chaque année pendant quatre ans, ce qui serait compatible avec la réglementation fiscale allemande, entraînerait une augmentation permanente de la production allemande de 0,75% du PIB, bénéficiant à son tour au reste de la zone euro.

L’Allemagne a l’obligation de réduire ses déséquilibres extérieurs et de contribuer à la croissance économique mondiale. Heureusement pour elle, un programme de réformes et d’investissements publics permettrait d’atteindre les deux objectifs et de compenser en partie le déclin de la population future. Un tel programme est certes beaucoup plus coûteux sur le plan politique que la stratégie actuelle d’austérité et de modération salariale et budgétaire. Mais il est grand temps que l’Allemagne cesse d’être une partie du problème et commence à faire partie de la solution. Il est temps d’arrêter d’épargner et de commencer à réformer et à investir, quel qu’en soit le coût politique.

Cet article est publié en espagnol sur le site d'El País (version originale) et en anglais sur celui du Peterson Institute.