Renforcer simultanément l’efficacité économique et le rôle protecteur des droits sociaux supranationaux edit

4 décembre 2019

Protection des travailleurs et efficacité économique sont conciliables. Pour cela, il est utile que les normes soient majoritairement construites par les acteurs sociaux. L’élargissement de l’autonomie du droit conventionnel par la technique de supplétivité permet leur renforcement conjoint. Les propositions ci-dessous consistent à élargir l’espace de la supplétivité en y intégrant le contenu de certaines normes issues du droit supranational, comme les conventions de l’OIT que la France a ratifiées de manière exceptionnellement zélé[1].

La France a un comportement zélé de ratification des conventions de l’OIT

Le comportement, en matière de ratification des conventions de l’OIT, diffère fortement d’un pays à l’autre au sein de l’ensemble des pays membres. Nous commentons ici ces différences pour les seuls 36 pays de l’OCDE, qui se caractérisent aussi bien par des niveaux de développement que par des institutions plus proches entre eux qu’avec les autres membres de l’OIT[2]. À ce jour, l’OIT a adopté 190 conventions parmi lesquelles 157 sont actuellement en vigueur, dont 8 « conventions fondamentales » et 4 « conventions de gouvernance ».

Le graphique ci-dessous recense le nombre de conventions OIT ratifiées par chacun des 36 pays de l’OCDE : il s’étend de 14 pour les Etats-Unis (parmi lesquelles 12 y sont actuellement en vigueur[3]) à 133 pour l’Espagne (dont 87 en vigueur). Aucun lien favorable n’apparait entre le nombre de conventions ratifiées et la protection effective des travailleurs : les quatre pays dans lesquels ce nombre est le plus élevé (Espagne, France, Italie et Belgique) comptent parmi ceux pâtissant d’un taux de chômage élevé et, à l’inverse, les quatre pays dans lesquels ce nombre est le plus faible (Etats-Unis, Islande, Corée et Canada) comptent parmi ceux où le taux de chômage est relativement faible. Cette relation apparente, pour intéressante qu’elle soit, ne signifie cependant pas qu’il existerait nécessairement une relation de causalité inverse entre le comportement de ratification et le taux de chômage. Une analyse plus approfondie serait nécessaire sur ce sujet.

La France est, après l’Espagne, le pays ayant le plus systématiquement ratifié les conventions de l’OIT. Les contraintes du droit supranational y sont donc plus prégnantes qu’ailleurs, en particulier – c’est essentiel à souligner – dans les pays avec lesquels la France entretient de fortes relations commerciales, dont les pays européens et par exemple les pays nordiques et scandinaves (comme le Danemark, la Finlande la Norvège et la Suède).

Le cas de la convention OIT n° 158 sur les licenciements est particulièrement intéressant à analyser sous cet angle. En effet, ce sont les engagements pris dans le cadre de cette convention qui ont abouti en 2008 à l’abrogation du Contrat Nouvelle Embauche (CNE) créé en 2005 et qui sont, entre autres éléments, invoqués pour dénoncer la barémisation des indemnités pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Or, créée en 1982, la convention 158 n’est à ce jour ratifiée que par 11 des 36 pays de l’OCDE. La Suède fut le premier pays à ratifier cette convention, dès 1983, suivie par la France en 1985. Parmi les quatre pays scandinaves, deux l’ont ratifiée (Suède et Finlande en 1992) les deux autres ne l’ayant pas fait (Danemark et Norvège). Le choix de non ratification de la convention 158 par 25 des 36 pays de l’OCDE ne peut laisser indifférent : ces nombreux pays ont préféré que des normes émanant d’autres sources, en particulier de droit interne (lois, décrets ou conventions) encadrent les conditions du licenciement. La France a choisi de se soumettre plus fortement que de nombreux autres pays aux contraintes d’un droit supranational.

L’élargissement de l’espace conventionnel

Les normes du droit du travail effectif peuvent avoir une origine conventionnelle et notamment résulter d’un accord collectif de branche ou d’entreprise. La portée réelle du droit conventionnel a été élargie en France sur les deux dernières décennies, par différentes étapes. Une dernière étape très importante a été franchie par les ordonnances Travail du 22 septembre 2017 et la loi travail (ou loi Pénicaud) du 29 mars 2018 qui ont posé le principe de la supplétivité du droit réglementaire aux dispositions conventionnelles au-delà de ce qui ressort des principes et des droits fondamentaux.

L’importance de la supplétivité est donc forte. Il est dès lors choquant qu’alors que des normes d’essence réglementaire peuvent laisser la place à des normes conventionnelles du fait de la règle de supplétivité lorsqu’elles sont de droit national, celles d’importance similaire l’interdisent si elles sont d’essence supranationale, d’autant qu’elles ont le même objet.

Le droit du travail se veut en France très protecteur via une grande densité de normes réglementaires, mais aussi, on l’a vu, une emprise très forte (comparée aux autres pays) du droit supranational. Or, au sein des 36 pays de l’OCDE, seuls quatre pâtissent aujourd’hui d’un taux de chômage harmonisé supérieur au nôtre[4] et les pays les plus développés bénéficient le plus souvent d’une situation de plein emploi. Bien sûr, le droit du travail n’est pas seul responsable de cette situation, mais il y contribue avec d’autres institutions comme l’éducation et l’enseignement, de nombreuses barrières réglementaires à l’entrée de nouvelles firmes dans certaines activités, une articulation peu performante entre minima sociaux et institutions du marché du travail, etc. La permanence d’un chômage de masse en France depuis plusieurs décennies témoigne d’une défaillance du rôle protecteur des institutions du marché du travail.

Concernant les normes s’exerçant sur le marché du travail, il faut favoriser celles qui concilient au mieux efficacité économique et protection des travailleurs. Les normes issues de la négociation collective et concrétisées par un accord collectif paraissent les plus à même de faciliter une telle conciliation au niveau local entre les besoins de l’entreprise, nécessairement spécifiques, et les attentes diverses des travailleurs. Le compromis qui fonde l'accord collectif est l’élément déterminant de cette approche. Il est garant de la conciliation entre efficacité économique et protection des travailleurs, tout autant que l’exigence de règles de conduite de la négociation grâce à un accord de méthode.

La supplétivité des normes réglementaires vis-à-vis des normes conventionnelles permet d’éviter une absence même temporaire de protection, ce qui serait le cas si les normes réglementaires étaient allégées pour laisser un espace plus grand au tissu conventionnel. Elle incite à la négociation de normes plus adaptées aux besoins des entreprises et aux attentes des travailleurs que des normes réglementaires inévitablement uniformes. C’est une telle logique que nous préconisons depuis longtemps et qui a été déclinée par les ordonnances Travail de septembre 2017.

Alléger par la supplétivité les contraintes du droit supranational

Le renforcement du rôle de la négociation collective en vue de l’élaboration de normes, dans les branches et les entreprises, doit être recherché. Les limites sont celles résultant des principes - des droits fondamentaux donc - mais aussi du droit supranational. Concernant ce dernier, elles résultent, sauf pour celles qui relèvent de l’Union Européenne, du choix de la ratification. La technique de supplétivité nous parait pouvoir s’y exprimer.

Le rôle protecteur de nombreuses conventions OIT pourrait être renforcé si leur contenu devenait supplétif d’éventuelles normes conventionnelles de droit interne. L’approche serait alors la suivante. Le contenu de conventions OIT ratifiées par la France serait intégré dans le droit réglementaire français. Cette intégration induirait que ces dispositions deviendraient supplétives de dispositions conventionnelles concrétisées par accord de branche ou d’entreprise. La ratification de ces conventions serait ensuite dénoncée par la France car n’ayant plus d’intérêt opérationnel. Le changement serait à droit constant puisque le contenu des conventions dénoncées aurait été préalablement repris dans le droit français. Mais les partenaires sociaux se verraient alors ouvrir la possibilité de substituer aux dispositions correspondantes celles de normes conventionnelles conciliant à leurs yeux une meilleure efficacité économique et un rôle protecteur accru pour les travailleurs. Une telle démarche s’inscrit dans l’esprit des ordonnances Travail de septembre 2017 et de la loi Pénicaud de mars 2018. Cette évolution serait au demeurant en harmonie avec l’architecture nouvelle du Code du travail qui ouvre la supplétivité dans les limites des droits fondamentaux et des principes qui les déclinent. A cet égard, est important de souligner que la convention collective de branche, est aussi devenue, sauf exceptions, supplétive de la convention d’entreprise.

Les conventions de l’OIT éligibles à une telle orientation sont nombreuses parmi celles ratifiées par la France. Touchant à des droits et libertés fondamentaux, le contenu des 8 conventions dites « fondamentales » ne pourrait toutefois qu’en être exclu ; il s’agit des conventions 87 (créée en 1948) et 98 (1949) sur la liberté syndicale, 29 (1930) et 105 (1957) sur le travail forcé, 100 (1951) et 111 (1958) sur la discrimination et 138 (1973) et 182 (1999) sur le travail des enfants. Signalons que, parmi les 36 pays de l’OCDE, seuls 5 pays n’ont pas ratifié la totalité de ces 8 conventions : les Etats-Unis (qui en ont ratifié seulement 2), la Corée (4), le Japon et la Nouvelle-Zélande (6) et l’Australie (7).

De même, parce que touchant au contrôle du respect du droit ou de la consultation des partenaires sociaux, le contenu des 4 conventions dites « de gouvernance » serait également exclu du champ de la supplétivité. Il s’agit de la convention 81 (créée en 1947) sur l’inspection du travail, 122 (1964) sur la politique de l’emploi, 129 (1969) sur l’inspection du travail dans le domaine agricole et 144 (1976) sur la consultation tripartite relative aux normes internationales du travail. Signalons que, parmi les 36 pays de l’OCDE, 17 pays (soit presque la moitié) n’ont pas ratifié l’ensemble de ces 4 conventions : 13 pays en ont ratifié 3, 2 pays en ont ratifié 2 (Chili et Luxembourg) et 2 derniers pays en ont ratifié seulement une (Etats-Unis et Mexique).

Au-delà de ces 12 conventions, le contenu des conventions ratifiées (soit 67 conventions sur les 79 en vigueur parmi les 127 conventions ratifiées par la France) serait éligible à devenir supplétif de normes conventionnelles grâce à sa reprise dans le droit interne puis dénonciation de la ratification.

De même que l’efficacité économique ne peut se concevoir sans protection des travailleurs, l’arsenal de normes visant à protéger les travailleurs ne peut être construit sans considérer la question de l’efficacité économique. Si la protection des salariés est construite au prix d’un fort chômage structurel du fait d’une perte d’efficacité économique et d’une appréhension accrue des entreprises à embaucher, les normes élaborant cette protection peuvent-elles réellement être considérées comme protectrices ?

Or, protection des travailleurs et efficacité économique sont conciliables. Pour cela, il est utile que les normes soient largement construites par les acteurs eux-mêmes directement impliqués dans cette dualité d’objectifs. Les partenaires sociaux sont les plus à même d’être les acteurs de cette construction, l’accord collectif concluant la négociation concrétisant un compromis entre efficacité économique, dont est garante la signature du chef d’entreprise, et protection des travailleurs, dont est garante la signature des représentants de ces derniers, légitimés par une majorité de votes exprimés aux dernières élections professionnelles.

 

[1] Cette tribune résume l’article en lien.

[2] Ces dénombrements ont été réalisés par nous-mêmes sur la base des données de l’OIT accessibles en aout 2019. Ils relèvent donc de notre seule responsabilité.

[3] Différents motifs peuvent amener une convention ratifiée par un Etat à ne plus y être en vigueur : la convention peut être mise à l’écart, retirée ou bien dénoncée par l’Etat concerné.

[4] Il s’agit, au début de 2019, de l’Italie, de la Turquie, de l’Espagne et de la Grèce.