Règles budgétaires européennes: faut-il changer la cible (et affaiblir l’arbitre)? edit
Une note récente du CAE[1] propose de réviser en profondeur les règles budgétaires européennes qui, selon ses auteurs, souffrent de nombreuses déficiences. Les critiques portent en particulier sur leur complexité, qui « nuisent à leur assimilation par les responsables politiques et leur acceptation par le grand public » et sur leurs faiblesses conceptuelles et pratiques. La note du CAE a le mérite d’argumenter sérieusement des propositions esquissées dans la note d’un groupe franco-allemand de 14 économistes de janvier 2018[2]. Le diagnostic et les préconisations techniques paraissent toutefois discutables. Elles conduiraient surtout à déséquilibrer plus encore la gestion macroéconomique d’une Union économique et monétaire dont le volet économique est dangereusement faible.
Un point important est que les auteurs ne contestent pas la pertinence de règles budgétaires dans l’UEM. En dehors du seuil de déficit courant de 3% du PIB, jugé ad hoc, les trois autres paramètres du cadre budgétaire portant sur la dette publique brute (inférieure à 60% du PIB et réduction chaque année d’au moins 1/20 par rapport à cette valeur), le solde public structurel (-0,5% du PIB ou -1% pour les pays dont la dette dépasse 60%) et la croissance en volume des dépenses publiques réelles (plafonnée à celle du PIB potentiel à moyen terme), sont jugés « théoriquement justifiés ». Notons au passage que la communication de la Commission et des États-membres porte aujourd’hui quasi-exclusivement sur le seuil de déficit de 3%, que le gouvernement français se flatte de respecter en 2018, alors que les trois autres règles ne le sont pas, dans l’indifférence générale.
S’agissant de la méthode, la note du CAE accorde une grande importance aux biais de mesure supposés affecter le calcul du solde budgétaire structurel par la Commission européenne. Ce calcul mobilise celui de l’écart de PIB, c’est-à-dire de l’écart en pourcentage entre le PIB et son niveau potentiel, c’est-à-dire soutenable sans tensions inflationnistes. Selon les auteurs, l’ampleur des écarts de production seraient la plupart du temps sous-estimés. En conséquence, l’ampleur des soldes budgétaires structurels surestimés (donc l’impact des facteurs cycliques et des chocs sur les déficits et les excédents budgétaires minimisés). Ainsi le cadre budgétaire européen réduirait les marges de manœuvre des États-membres, les incitant de fait à des politiques procycliques «nuisant à l’efficacité stabilisatrice des politiques budgétaires ». Cela expliquerait aussi pourquoi il est peu respecté (plus de trois quarts des pays de l’UEM ont dépassé le seuil de 3% de déficit et leurs engagements à moyen terme entre 1998 et 2015). Le message est assez clair : les États-membres sont fondés de s’affranchir de règles budgétaires biaisées ou mal calibrées pour éviter la mise en œuvre de politiques exagérément restrictives.
L’analyse nous parait courte sur ce point. Il n’est en particulier pas démontré que des biais d’estimation dans la mesure des écarts de production soient réellement à l’origine des révisions des soldes budgétaires structurels opérées par la Commission (comme par le FMI et l’OCDE, cette convergence dans l’erreur pouvant faire réfléchir) et ces révisions sont d’ailleurs restées circonscrites entre 0,5 et 1 point de PIB pour les pays du cœur de la zone euro de 2012 à 2017. Or, les auteurs n’envisagent pas que les révisions annoncées ex post par la Commission puissent découler, plus simplement, de mesures discrétionnaires d’États-membres, au-delà de leurs propres engagements de réduction des soldes structurels qui sont soumis ex ante à la Commission, cet au-delà étant lui-même nettement supérieur à la prise en compte des incertitudes sur l’évaluation du solde structurel.
Il paraît ainsi rapide d’imputer aux règles européennes un biais d’asymétrie des politiques budgétaires des États-membres, sinon à la marge. Or les marges sont largement dépassées. À titre illustratif, le déficit structurel n’est jamais descendu en France sous les 2% depuis le début de l’UEM et jamais sous les 3% entre 2002 et 2014, y compris lors des phases ascendantes du cycle ; il est resté en moyenne supérieur d’un point de PIB à celui de la zone euro et 2,5 points supérieur à celui de l’Allemagne, qui dégage des excédents structurels croissants depuis 2012 (les dérives ne sont donc pas univoques). La question n’est pas ici de juger de l’opportunité d’actions discrétionnaires reflétant des choix politiques spécifiques dans tel ou tel pays (ni de nier l’existence d’un biais d’asymétrie dans la politique économique agrégée de l’UEM). Mais le cadre budgétaire européen ne peut servir d’alibi aux États-membres dérogeant à leurs engagements européens ou inaptes à coordonner efficacement leurs politiques économiques.
La note du CAE avance que la complexité des règles les a rendues « quasiment ingérables ». Il est vrai que l’entremêlement des dispositions du TFUE, du PSC, des 2-pack / 6-pack, du TSCG les rend peu lisibles. Est-ce le cœur du sujet ? La lecture d’une loi des finances ou de la plupart des textes officiels n’est pas moins ardue (sans pour autant dérouter la représentation nationale ou les journalistes spécialisés...). Nos dirigeants, entourés d’escouades d’experts, seraient-ils à ce point perdus dans la complexité de règles qu’ils ont eux-mêmes négociées ? Ceux des pays les ayant respectées seraient-ils mieux informés, plus experts (ou au contraire plus naïfs) que ceux qui s’en sont affranchis ? L’argument de la complexité fait sourire, sauf sur un point, qui est l’assimilation et l’appropriation du cadre européen par le public. Mais les dirigeants nationaux et communautaires portent ici la responsabilité du défaut de pédagogie, quand ils n’ont imputé à ce bouc émissaire la responsabilité de mesures impopulaires. Or le sujet n’est pas si complexe qu’il ne puisse faire l’objet d’une communication gouvernementale (elle pourrait s’inspirer de la note du CAE, qui résume de manière très claire et pédagogique l’articulation des règles numériques du cadre budgétaire européen).
Venons-en aux propositions. La note du CAE préconise d’adjoindre à la règle limitant le déficit à 3% du PIB une nouvelle règle portant sur la trajectoire maximale des dépenses publiques en valeur à moyen terme, calibrée en fonction des projections de la croissance du PIB nominal et modulée selon l’écart entre le ratio dette publique/PIB effectif et l’objectif à long terme de ce ratio, maintenu à 60% du PIB. Les arguments en faveur d’un tel objectif sont (i) que les dépenses publiques sont « observables en temps réel et directement contrôlées par le gouvernement » et (ii) que cette règle « intègre la stabilisation contra-cyclique, parce que les augmentations conjoncturelles des recettes n’ont pas d’incidence sur le plafond des dépenses (…) et qu’elles ne nécessitent pas de réduction des dépenses compensatrices en cas de baisses conjoncturelles des recettes ».
Sans entrer dans les détails, le dispositif proposé suscite plusieurs interrogations :
D’abord sur la définition et la pertinence de la nouvelle cible : elle serait indexée sur la croissance du PIB potentiel, dont l’évaluation connait les fragilités de l’écart de production qui fonde le calcul du solde budgétaire structurel mis en cause par le CAE. Il est aussi précisé que l’assiette des dépenses ciblées exclurait les charges d’intérêt et les prestations chômage (sauf celles liées à des mesures discrétionnaires) mais aussi « l’impact estimé de nouvelles mesures de recettes ». Les auteurs de la note se montrent ici bien conscients que certains choix de politiques économiques peuvent être mis en œuvre par la combinaison de dépenses et de prélèvements, et l’actualité française illustre que des mesures de soutien du pouvoir d’achat des ménages peuvent aussi bien prendre la forme de prestations que de baisses des taxes. Mais la variable objectif qu’ils proposent serait ainsi hybride, agrégeant des dépenses discrétionnaires et des dépenses affectées par la conjoncture (autres que les prestations chômage). Elle serait donc peu lisible et, on peut le craindre, aisément manipulable. Un écart à l’objectif justifié par un aléa conjoncturel serait peu opposable à un gouvernement; comme il serait très tentant pour lui d’annoncer des mesures fiscales à rendement aléatoire (les rapports de la Cour des comptes abondent des diverses recettes auxquelles un gouvernement peut recourir pour habiller l’évolution des recettes et dépenses).
Ensuite sur la simplification : ce qui précède suggère que la cible serait complexe à définir, non directement observable et facilement manipulable, d’autant qu’il est proposé la mise en place d’un « compte d’ajustement », dispositif astucieux mais un peu alambiqué destiné à absorber les écarts entre dépenses effectives et dépenses budgétisées mais ouvrant le champ à des tractations plus ou moins opaques entre les gouvernements, leurs administrations et la Commission. La cible de dépense, spécifique à chaque pays et donc déjà l’objet de tractations entre pays, serait au centre des débats politiques nationaux, soumis plus encore aux jeux et enjeux partisans que ne l’est aujourd’hui l’objectif de déficit. Par ailleurs, l’objectif de dépense ne se substituerait pas au seuil de 3% pour le déficit (dont la suppression nécessiterait une renégociation des Traités), ce qui alourdirait un dispositif jugé déjà complexe et oblige les auteurs à se livrer à des contorsions pour combiner les divers scenarios où l’un, ou les deux, ou aucun des deux n’est respecté. En résumé, l’objectif de la simplification n’est pas réellement atteint, bien au contraire.
Enfin sur la gestion institutionnelle du nouveau cadre budgétaire européen. La note du CAE donne beaucoup d’importance au rôle des institutions budgétaires indépendantes (IBI), qui seraient coordonnées par un « Conseil budgétaire européen » et à qui elle propose de transférer la surveillance et d’attribuer des moyens supplémentaires. Cependant, elle ignore l’incidence de cette création sur l’équilibre institutionnel et le rôle (a priori amoindri) de la Commission. Et elle se berce probablement d’illusions quant au gain marginal de qualité du diagnostic découlant de la capacité d’élaborer ses propres prévisions, ou sur la capacité réelle d’organismes consultatifs de peser sur le cours des politiques budgétaires. Encore plus discutables et risqués sont les développements visant à faire davantage reposer le cadre budgétaire européen sur « les institutions nationales et la discipline de marché ». Sur le dernier point, la note du CAE se borne à proposer que les pays déviants émettent des obligations « junior » pour financer les dépenses excédant la règle, de façon à accroitre le coût marginal de la dette publique, tout en restant prudente sur le caractère praticable de cette mesure. Cette proposition parait d’ailleurs de second ordre ou même de nature à renforcer la fragmentation financière de la zone euro, dans lequel les banques détiennent pour l’essentiel les dettes publiques de leur pays et où le partage des risques privés est quasi-inexistant. Il reste en particulier à démontrer qu’en présence d’une dérive budgétaire d’un pays, considérée comme non soutenable par les marchés, la hausse potentiellement très forte de la prime de risque sur cette dette junior n’entrainerait pas, par effet de contagion, l’instabilité financière dans l’ensemble de la zone.
Sur l’intention affichée de renforcer le niveau national dans la gestion du cadre budgétaire, la note du CAE ne contient guère de propositions précises, en dehors du renforcement du rôle des IBI nationales. Mais une lecture en filigrane fait bien ressortir le déplacement du curseur : la définition d’une cible de dépenses publiques spécifique à chaque pays aurait par construction un caractère national. Les administrations nationales, qui disposent de l’information, et les parlements nationaux, dépositaires de la légitimité des arbitrages, seraient alors encore plus étroitement associées à la gestion des règles. Le rôle de la Commission et de l’Eurogroupe (curieusement jamais cités dans la note du CAE !) en sortirait naturellement amoindri. Le risque est que les enjeux politiques nationaux l’emportent (plus encore qu’aujourd’hui) sur l’intérêt communautaire. Cette orientation surprend, alors qu’après vingt ans d’existence de la zone euro, la faiblesse du volet économique et l’absence de cohérence du policy-mix sont considérées comme le défaut originel de l’UEM.
En conclusion, ces propositions de réforme, séduisantes de prime abord, laissent perplexes : le diagnostic des défauts conceptuels et pratiques imputés au dispositif actuel est discutable ; l’adjonction d’un nouvel objectif de dépense aux règles existantes est peu cohérent avec l’idée de le rendre moins complexe ; la « renationalisation » de la surveillance et de la gestion du cadre budgétaire européen va à contre-courant d’un consensus pointant les dérives de l’approche intergouvernementale et des égoïsmes nationaux. L’appropriation du cadre budgétaire européen par les États-membres est bien sûr un enjeu crucial. Est-ce une raison d’aggraver ses défauts en renforçant les prérogatives de joueurs notoirement indisciplinés et en affaiblissant l’arbitre ?
La note du CAE nous semble surtout prisonnière d’un cadre de pensée privilégiant des recettes techniques pour traiter un problème de fond. Elle écarte ainsi a priori la perspective de la mutualisation d’une part de souveraineté budgétaire nationale pour confier à une autorité budgétaire indépendante de la zone euro la charge d’assurer la conformité aux règles communes des projets de loi de finances nationaux et de leur mise en œuvre et les contester en cas de non-conformité avérée. Cette instance s’appuierait sur l’expertise de la Commission européenne, dont le rôle de surveillance devrait être conforté, et sur les avis d’un conseil des sages de la zone euro visible et crédible. Cette autorité budgétaire aurait aussi compétence pour évaluer la compatibilité des politiques budgétaires nationales avec les orientations macroéconomiques souhaitables pour la zone ; elle serait enfin responsable de la gestion du budget européen esquissé par Emmanuel Macron et Angela Merkel en juin 2018. Ne soyons pas naïfs : cette voie ambitieuse est très loin de faire consensus au sein de l’UEM. Mais n’est-elle pas la seule permettant de sortir par le haut de la crise d’un modèle de gestion macroéconomique devenu peu coopératif et sans doute inapte à affronter le prochain choc ? La France, avec d’autres, ne pourrait-elle pas porter une innovation systémique de cette nature ?
[1] Z. Darvas, P. Martin, X. Ragot : « Réformer les règles budgétaires européennes : simplification, stabilisation et soutenabilité », Note du CAE, n°47, septembre 2018
[2] A. Bénassy-Quéré et alii : « Reconciling risk sharing with market discipline : A constructive approach to euro area reform », CEPR Policy Insight, n°91, janvier 2018
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