Automatisation et télétravail globalisé: la nouvelle grande transformation? edit

15 juillet 2019

Spécialiste reconnu de l’économie internationale, Richard Baldwin a consacré son dernier ouvrage[1] à l’avenir de l’emploi sous les effets de la globalisation et de la digitalisation. L’auteur voit des télétravailleurs lointains modiquement rémunérés (les télémigrants) et des robots se substituer, dans nos sociétés, à de nombreux cols blancs aujourd’hui épargnés par la concurrence transfrontalière et l’automatisation. Les défis considérables et inédits posés par ces développements ne paraissent pas insurmontables. Des remaniements notables des politiques du travail et de formation seront toutefois indispensables pour limiter la casse sociale et saisir les chances de la connectivité et de l’électronique ubiquitaires.

Richard Baldwin rappelle que des mutations économiques et technologiques sans précédents ont déjà provoqué, pour reprendre la formule de Karl Polanyi, des « grandes transformations ». Dès l’aube du XIXe siècle, les perfectionnements de la machine à vapeur, la mécanisation et la baisse des coûts de transport ont ouvert la voie à la mondialisation. Parallèlement, l’industrialisation se développa et les ouvriers agricoles se déplacèrent massivement vers les manufactures.

La deuxième transformation a eu lieu dans les années 1970, lorsque l’emploi industriel commença à régresser face aux avancées de l’automatisation (des robots exécutant des tâches manuelles). Deux décennies plus tard, les progrès incessants des technologies de l’information et des communications ont insufflé une impulsion majeure à la globalisation en facilitant le contrôle à distance de processus de fabrication complexes.

L’avènement des chaînes d’approvisionnement mondiales a principalement profité aux nations émergentes qui ont allié leur main-d’œuvre bon marché au savoir-faire des maisons mères. Les disparités économiques moyennes Nord-Sud s’en sont trouvées réduites. Dans les fabriques des États de l’OCDE, le recul des effectifs s’est accéléré de 1995 à 2015 (20%). En même temps, les innovations accrurent l’emploi de 27% dans le secteur tertiaire[2]. À la différence des ouvriers d’usine, l’apanage cognitif des cols blancs les a largement préservés de la concurrence des robots alors que la nécessité de contacts interpersonnels les abritait des prestataires peu coûteux des pays en développement.  

Dans les pays riches, les deux premières transformations se sont soldées par un bilan généralement positif, tant pour les niveaux de vie que pour les emplois créés, plus nombreux et de meilleure qualité que les emplois détruits. Qu’en ira-t-il de la troisième grande transformation annoncée par Richard Baldwin ? Comment l’envolée conjointe de l’intelligence artificielle et du télétravail globalisé affecteront le secteur des services qui représente 80 à 90% des actifs dans le monde développé ?

L’auteur admet volontiers que le premier terme de l’expression « intelligence artificielle » est galvaudé. Contrairement à l’être humain, les robots ne sont pas capables de raisonner, de planifier, de penser abstraitement, de comprendre des idées complexes, de traiter des situations imprévues et de faire preuve de créativité. Par contre, ils excellent dans des activités répétitives telles que la reconnaissance de formes et de motifs complexes, la recherche rapide de textes et de documents dans de gigantesques bases de données, la classification, etc. Quelques-uns répondent à des questions simples, évaluent divers éléments des demandes d’assurance et aident à l’établissement de diagnostics médicaux. Des algorithmes d’apprentissage automatique alimentés par les données que la pratique génère améliorent constamment leurs performances (machine learning). Ces tâches sont (ou étaient) accomplies d’ordinaire par des employés de bureau moyennement qualifiés dans des domaines comme les services juridiques, financiers, médicaux, de transport, de distribution ou de logistique.

Le télétravail est courant dans nos sociétés; il ne cesse de se répandre et concerne plutôt des employés engagés localement. Il comporte déjà une dimension globale avec les centres d’appels et les fournisseurs de services de comptabilité ou de back office opérant depuis des pays à faible revenu. Selon Richard Baldwin, le phénomène s’amplifierait à la faveur des progrès des télécommunications et des dispositifs de présence virtuelle. Une impulsion décisive proviendrait de la chute des barrières linguistiques qui arrêtent encore de nombreux locuteurs de langues étrangères. L’obstacle serait levé par les logiciels de traduction simultanée, toujours plus performants et dont les meilleurs approchent la traduction humaine pour les paires de langues les plus courantes. Le renoncement à un contact direct pourrait rogner le niveau des prestations mais la déperdition de qualité serait surcompensée par les faibles coûts salariaux des télémigrants, surtout s’ils sont implantés dans des pays en développement. D’innombrables indépendants, pigistes flexibles à l’envi et syndicalement inertes, proposeraient une vaste palette de compétences aisément accessibles au moyen de plateformes de recrutement électroniques comme upwork.com. Ce système permet aux entreprises de faire connaître leurs besoins, d’évaluer les offres et de convenir d’un taux horaire avec des postulants installés aux antipodes.

Chiffrer l’impact de l’automatisation tient de la gageure tant il est hasardeux d’imaginer et de comptabiliser les professions du futur. Le sujet a fait l’objet de nombreuses études aux résultats contrastés. Richard Baldwin se réfère aux investigations de deux chercheurs d’Oxford (Carl Frey et Michael Osborne) qui estimaient en 2013 que 47% des emplois présentaient un haut risque d’informatisation aux États-Unis. L’économiste s’appuie aussi sur le cabinet McKinsey selon lequel au moins 30% du travail est automatisable dans 60% des professions. On ajoutera les analyses plus mesurées de l’OCDE[3] qui prévoient que 14% des actifs seront exposés à un risque élevé d’automatisation de leurs tâches au cours des 15 prochaines années alors qu’une autre proportion de 30% verront leurs tâches et les qualifications requises changer radicalement. Pour l’OCDE, une contraction brutale de l’emploi global semble peu probable. L’Organisation table entre autres sur l’émergence de nouveaux métiers susceptibles d’élargir l’offre de travail.

Des occupations disparaîtront ou muteront. D’autres écloront, notamment dans les domaines de l’intelligence artificielle, des technologies connexes et de leurs applications. Qui aurait prévu il y a 10 ou 20 ans l’émergence de métiers tels qu’expert en automatisation ou en curation de contenus, surveillant de robots, scientifique des données, etc. ? En outre, les robots buttent sur les limites de l’intelligence artificielle mentionnées plus haut alors que les télémigrants sont dépourvus face aux tâches qui continueront à exiger des contacts directs et de la dextérité physique. Par ailleurs, le besoin de « cognition sociale » protégera les postes requérant de l’empathie, de nouer des relations interpersonnelles, d’interagir face à face, d’exercer des fonctions dirigeantes, d’infuser de la motivation, de prodiguer des soins, de procéder à des choix éthiques, etc.

Les robots et les télémigrants évinceront des prestataires locaux mais ils n’agiront rarement seuls ni ne remplaceront des professions entières, au même titre que le tracteur n’a pas éliminé l’agriculteur. Ils assisteront des spécialistes hautement qualifiés et doperont leur compétitivité. Le rythme des changements dépendra évidement des cadres réglementaires de chaque juridiction et surtout des capacités d’investissement des entreprises dans des systèmes complexes et onéreux. En conséquence, il subsistera un écart plus ou moins important entre ce qu’il est techniquement possible d’automatiser et ce qui le sera effectivement.

Richard Baldwin reconnaît que les gouvernements devront parfois prendre des mesures pour freiner l’ajustement structurel s’il entraîne des perturbations de grande ampleur. Il défend néanmoins que la tendance est irréversible et que les pouvoirs publics seraient bien inspirés de l’accompagner et de l’encadrer plutôt que de chercher à l’entraver ou à l’inverser. Les nouveaux modes d’activité promettent d’améliorer la prospérité, de stimuler la productivité et l’innovation, de remplacer des besognes routinières fastidieuses par des tâches plus épanouissantes et plus humaines, centrées sur les aptitudes à la cognition sociale et à la créativité. Réussir une transition souple vers cet idéal pose un défi politique crucial. R. Baldwin craint à juste titre qu’une prolifération de déconvenues individuelles nuise à la justice et la cohésion sociales, que le sentiment d’insécurité et la précarité des laissés-pour-compte entament la confiance dans les valeurs démocratiques et ébranlent les fondements des sociétés et des économies ouvertes.

L’un des antidotes recommandés par l’auteur est connu et a été éprouvé par plusieurs pays nordiques et, avec certaines nuances, par la Suisse[4] : la «flexicurité». Le principe de ce modèle s’énonce simplement : protéger les individus déplacés plutôt que les postes rendus obsolètes. En voici le triptyque : un marché du travail flexible, des allocations de chômage généreuses permettant de mener une vie décente et une politique active favorisant le réembauchage dans les secteurs en expansion. Ce dernier volet consiste en un réel suivi des chômeurs : conseils d’orientation, assistance à la recherche d’emploi et à la reconversion professionnelle, mesures incitant les bénéficiaires à prospecter diligemment les possibilités d’engagement et à les saisir. L’expérience a montré qu’un tel système repose sur un partenariat social soutenu et pragmatique. En outre, il ne peut être reproduit à l’identique d’un pays à l’autre; des adaptations s’imposent selon les antécédents institutionnels et économiques des États adeptes de la «flexicurité».

Les transformations numériques appellent aussi une refonte des systèmes éducatifs. En bref, il s’agira de s’assurer que les personnes en formation, jeunes ou plus âgées, misent sur des facultés que les robots et les télémigrants ne possèdent pas tout en sachant tirer le meilleur parti des auxiliaires digitaux. Se tailler une place dans un environnement professionnel en constante évolution présupposera l’acquisition d’une large gamme d’aptitudes cognitives et sociales de même que des qualifications dans les technologies de l’information et des communications (TIC). Face au rythme effréné des innovations, les gouvernements devront veiller à la mise à niveau des savoir-faire en établissant des dispositifs d’apprentissage tout au long de la vie accessibles au plus grand nombre. La promotion d’une véritable culture de formation continue chez les individus et dans les entreprises contribuera à l’efficacité de ces programmes. Il y a du pain sur la planche : dans les pays de l’OCDE, 60% des adultes ne possèdent pas de compétences élémentaires en matière de TIC et 30% n’ont aucune expérience en informatique. Les inévitables discontinuités des parcours professionnels demanderont des assouplissements des régimes de protection sociale, par exemple en garantissant la portabilité des droits acquis d’un poste à l’autre.

À supposer que les propositions d’actions prioritaires emportent une large adhésion, leur mise en œuvre reste une affaire infiniment plus compliquée. Il y a parfois loin de la coupe aux lèvres. Les décideurs politiques devront faire preuve d’une détermination et d’une lucidité peu communes pour relever les nouveaux défis qui se poseront avec une acuité croissante.

 

[1] Richard Baldwin, The Globotics Upheaval: Globalization, Robotics and the Future of Work, Weidenfeld & Nicolson, London, 2019.

[2] Cf. OECD Employment Outlook 2019 : The future of work.

[3] Cf. OECD Employment Outlook 2019, The Future of Work. Cf. aussi Bernard Weber, « La dynamique du marché suisse du travail », La Vie économique, 4/2017, pp. 11-14.