L’Europe à l’ère de la démondialisation edit

3 avril 2019

Chaque époque se croit unique. Nous avons certes de bonnes raisons de penser que la nôtre est vraiment différente : après tout, nous avons le Brexit, Trump, la démondialisation. Mais nos grands-parents ont déjà connu des renversements comparables. Bien sûr, les voix et les personnages sur la scène mondiale sont différents. Mais les histoires de la Grande Dépression des années 1930 et de la Grande Récession, dont nous ne sommes pas encore sortis aujourd’hui, sont dans une large mesure similaires. [1]

Similitudes

Les Années folles et les folles années 2000 ont en commun d’avoir été marquées par une vague d’ouverture et d’optimisme. Les marchés se mondialisaient, les flux de capitaux franchissaient librement les frontières, à un niveau et à une vitesse sans précédents. La transformation rapide des modes de vie avec de nouveaux objets, une vague d’innovation financière et l’amélioration de l’espérance de vie renforçaient la confiance. Les nouvelles industries stimulaient la productivité et le pouvoir d’achat. Les bourses flambaient, non seulement pour ces raisons mais aussi parce que la financiarisation de l’économie était fortement stimulée par les innovations financières. La clé de la mondialisation des années 1920 et 2000 a été un ensemble de facteurs d’amélioration du commerce international qui couvraient des innovations technologiques, une réduction des coûts commerciaux, la diffusion de nouveaux modes de transport et de communication, tandis que les « distances mentales » se réduisaient, de sorte que les nouveaux marchés éloignés devenaient des possibilités de plus en plus réelles. Les années qui précèdent les crises sont caractérisées par une part croissante de produits faisant l’objet d’échanges internationaux, comme l’illustre la Figure 1.

Mais la situation a changé radicalement avec la Grande Dépression qui a suivi la Crise de 1929, comme avec la Grande Récession qui a suivi la crise de 2008. D’abord et avant tout, il y a eu l’impact de la crise financière qui a donné naissance à l’idée d’une stagnation séculaire, ce qui a accru l’incertitude et réduit la confiance (un phénomène encore aggravé par une perte de confiance dans les médias). Sur la scène politique internationale, l’érosion de la position de l’hegemon américain et l’émergence de pays auparavant périphériques dans le système commercial mondial ont été des éléments importants, car les pays de la périphérie ont connu une croissance plus rapide que les pays industriels riches et cette convergence (ou cette concurrence) a créé des doutes sur les règles et normes futures du système commercial et des investissements mondiaux. La figure 2 illustre comment l’hégémonie se déplace à peu près au moment où la démondialisation entre en scène. Dans les années 1930, nous constatons que le changement au sommet a lieu quand les États-Unis sapent la puissance économique de l’Empire britannique. Aujourd’hui, nous voyons comment l’émergence de la Chine remet en question la position des États-Unis.

Il se peut d’ailleurs très bien que l’hégémonie porte déjà les germes de sa propre destruction, parce qu’elle agit en tant que gardienne de conditions commerciales stables dans un système ouvert, permettant ainsi aux nations concurrentes de se développer et de contester la position de l’hegemon. Il est révélateur, triste et ironique que les bâtisseurs de l’ordre libéral multilatéral après la Seconde Guerre mondiale soient aujourd’hui les pionniers de la démondialisation. Dans le même ordre d’idées, l’hegemon existant peut réagir à la menace d’être remplacé en amorçant un retrait vers un protectionnisme ou un isolationnisme, ouvert ou caché. L’érosion de l’hégémonie peut donc conduire à une fermeture systémique. Cette tendance peut en fait être observée dans les récents changements de politique des États-Unis sous le président Trump. À un autre niveau encore, l’efficacité de l’hégémonie en termes d’impact sur la croissance mondiale peut être pertinente (ou, alternativement, l’impact de la contestation de la position dominante sur la croissance mondiale).

Différences

Mais, bien sûr, des différences importantes et significatives doivent être notées entre la démondialisation des années 1930 et celle des années 2010. Le commerce dans l’entre-deux-guerres était beaucoup plus conforme au modèle néoclassique d’avantages comparatifs dans lequel les pays se spécialisent dans des produits différents, alors que l’intra-industrie est une caractéristique de plus en plus importante du commerce international moderne, tant dans un contexte Nord-Sud que Sud-Sud. Une grande partie du commerce mondial est un commerce intra-entreprise au sein de sociétés multinationales qui gèrent des chaînes de valeur globales en tirant parti des avantages de l’implantation géographique à travers le monde.

Les similitudes sont donc contrebalancées par des différences. Le protectionnisme a souvent été considéré comme une raison importante de la destruction du commerce dans la période qui a suivi l’éclatement du commerce mondial pendant la Grande Dépression, mais beaucoup moins pour la Grande Récession et ses conséquences immédiates. Une autre différence importante est l’excédent ou le déficit d’épargne de l’hegemon : dans les années 1930, le Royaume-Uni était un exportateur net de capitaux, alors que les États-Unis sont aujourd’hui le premier débiteur mondial. Sur le plan commercial, la différence la plus importante est peut-être le fait que notre expérience de la démondialisation est partie d’une mondialisation beaucoup plus intense et que, selon les projections actuelles, il est peu probable qu’elle retombe au niveau des années 1930.

Une différence fondamentale: l’Europe

L’existence de l’Union européenne est également une différence fondamentale avec les années 1930, lorsque le continent européen était fragmenté et belliqueux, les logiques de confrontation l’emportant sur celles de coopération. Alors que l’Europe ne dispose pas de la puissance militaire qui est souvent considérée comme une condition nécessaire au leadership mondial, il serait possible d’avoir un scénario dans lequel l’Europe continentale devrait agir comme un « hegemon de dernier ressort ».

Dans ce scénario, ni les États-Unis ni la Chine n’assument le rôle de leader mondial, que ce soit par choix ou sous la contrainte de circonstances internes et externes. Une guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine pourrait s’inscrire dans ce scénario, par exemple, parce que le commerce est détourné vers l’Europe. Dans ce scénario, la Chine recentre sa stratégie d’internationalisation (elle ne vise pas un leadership mondial bien qu’elle maintienne et renforce encore sa présence régionale). En particulier, la Chine recentre son modèle de croissance économique et se réoriente de la desserte des marchés d’exportation vers la desserte des marchés intérieurs). Les États-Unis renforcent leur politique isolationniste et se retirent d’un certain nombre d’accords internationaux. L’incertitude croissante quant aux politiques et engagements américains en matière de politique étrangère et commerciale amène d’autres pays à réduire leurs interactions avec Washington.

En Europe, la cohésion est renforcée parce que les coûts de sortie de l’Union européenne deviennent très clairs pour les États membres (et leurs populations) depuis l’expérimentation hasardeuse du Brexit.

Ainsi, alors même que l’un des points faibles de l’Europe actuellement est le faible soutien à sa philosophie de base au sein des anciens pays communistes (Pologne, Hongrie, Roumanie), la cohérence de l’Union européenne peut en réalité s’accroître, surtout si la sortie britannique continue à s’avérer difficile. La Chine et les États-Unis n’étant pas disposés ou incapables d’assurer un leadership économique mondial, le monde se tournerait vers l’Europe.

L’Union européenne a été construite sur l’idée de la paix libérale et on peut s’attendre à ce qu’elle favorise la démocratisation et le système commercial multilatéral. Le maintien de bonnes relations avec la Chine, le Japon et les États-Unis sera toutefois crucial pour mesurer les progrès réalisés en ce qui concerne l’agenda extérieur européen.

Ces évolutions créeraient un déplacement fondamental du centre de gravité économique et financier mondial, qui renforcerait le rôle de l’euro, de la BCE et du secteur financier continental-européen dans le système monétaire international. La démondialisation n’est donc pas seulement une menace pour l’Europe. C’est un défi qui offre de nombreuses possibilités de repositionner l’Union européenne et son orientation politique dans le monde.

 

[1] Peter A.G. van Bergeijk, Deglobalization 2.0: Trade and openness during the Great Depression and the Great Recession, Edward Elgar, 2019