L’argent magique, la gauche et le bon sens macroéconomique edit

15 avril 2021

La macroéconomie n’a jamais été aussi passionnante et aussi controversée. Nous serions entrés dans une nouvelle ère d’argent magique, dans un contexte dit « r<g » où r (pour return) désigne le rendement (sans risque) de l'épargne et g (pour growth) la croissance de l’économie. Le taux auquel l’État emprunte pourrait donc durablement être inférieur à g le taux de croissance de l’économie. Les rassuristes de la dette peuvent ainsi ironiser sur la rigueur, qui ne serait pas nécessaire. 

Mais si au contraire l’ordre de ces deux grandeurs est inverse, si r est supérieur à g, le taux de rendement des placements financiers ou du capital est supérieur à la croissance de l’économie. Ce qui permet aux inquiétistes des inégalités de s’alarmer de la hausse perpétuelle des patrimoines relativement au revenu et donc de plaider pour la taxation renforcée de la richesse privée et des entreprises, pour diminuer l’ampleur du phénomène de rente.

Tout le paradoxe est que rassuristes (les keynésiens) et inquiétistes (ceux qui travaillent avec talent sur les inégalités) sont objectivement des alliés dans les débats, pour plus de dépenses pour les premiers, et plus de taxes pour les seconds, alors qu’ils s’appuient sur des fondements macroéconomiques diamétralement opposés. Pour lever ce paradoxe, les inquiétistes nous expliquent qu’il ne s’agit pas exactement du même r ! Ils se réfèrent désormais à rK, le rendement du Kapital corrigé du risque. Dans cette nouvelle version de l’équation, g est inférieur à rK. Il s’avère donc possible d’être rassuriste en dette et inquiétiste en inégalités, grâce à la magie de r<g<rK. 

Est-ce vrai ? Admettons temporairement, pour une démonstration ad absurdum, que nous soyons effectivement dans ce régime totalement inédit, où l'on peut s’endetter largement, tout en plaidant pour taxer davantage le capital et les entreprises en France et en Europe. Quelles en sont les implications logiques ?  

Tout d’abord, si nous étions dans ce régime, nous devrions sortir de soixante-quinze ans de retraites par répartition, rien de moins. Puisqu’il est possible de placer son épargne à un taux rK plus grand que la croissance de l’économie, la capitalisation est, comme nous l’a enseigné la macroéconomie à la suite de Paul Samuelson, le meilleur système, comme jadis la rente privée du père Goriot. Alors que quand « g>rK», comme c’était le cas dans l’après-guerre et les Trente Glorieuses, le système de retraites par répartition était le meilleur, puisque la croissance de l’économie permettait de meilleurs rendements que l’épargne privée.

Impossible ? Nous nous étions persuadés, nous les économistes, que si l’inégalité s’inversait un jour, nous ne pourrions jamais revenir à la capitalisation. La transition était impossible, car ceux ayant cotisé ne renonceraient évidemment jamais à leurs droits sur les cotisations des générations futures.

Mais ici intervient le tour de passe-passe. Dans la configuration magique r<g<rK, c’est possible et même formidable : l’État pourrait emprunter à moindre coût, chaque année, notamment au départ 13% du PIB, pour financer les retraites courantes. La dette gratuite sert à tout, notamment à permettre le rachat de ces droits pour donner des rendements plus élevés aux actifs d’aujourd’hui qui sont les retraités de demain.

Dans ces conditions, plus besoin de cotisations retraites assises sur les salaires et sur les autres revenus d’activité. Avec ces sommes récupérées, les salariés pourraient cotiser eux-mêmes pour leurs retraites, en plaçant dans des fonds de pensions qui rapporteraient rK annuellement, donc plus que ce que la croissance apporterait comme dans le système actuel. Pour éviter les effets d’équilibre général sur lesdits taux (r pourrait monter avec l’endettement et rK pourrait baisser avec l’accroissement d’épargne), il faudrait faire cela progressivement, disons en dix ans et par dixième. Cela allègerait massivement les charges sur les salaires, financerait massivement l’offre de capital des entreprises, augmenterait les nouvelles retraites et cerise sur le gâteau, ferait monter g, le taux de croissance de l’économie. 

Magique, non ? Il est normal de se méfier des aubaines, et à ce stade, si vous n’êtes pas d’accord avec ce raisonnement, il faut logiquement vous demander quelle est l’inégalité qui est non vérifiée. 

Si c’est la première, r<g, qui est fausse, alors il faudrait logiquement arrêter de s’endetter à tout crin. Vous n’êtes donc pas rassuriste. Si c’est la seconde, g<rK, qui est fausse, alors fondamentalement la montée des inégalités de patrimoine n'est pas inexorable, vous n’êtes donc pas inquiétiste.  

Si cela vous ennuie car vous vouliez faire partie des deux groupes à la fois, dans un certain confort moral admettons-le, et que cette réforme massive des retraites ne vous plaît pas, c’est qu’au fond, vous pensez que le système actuel doit perdurer.

Pourtant ce système produit de l’inégalité. Sous les hypothèses sur les taux faites précédemment, les cadres et autres ménages de revenus élevés peuvent se constituer une retraite complémentaire au taux rK>g grâce à leur épargne. Les salariés des classes moyennes et les ouvriers doivent se contenter du rendement inférieur de la croissance par leur retraite par répartition. Vous pourriez alors vouloir alourdir tendanciellement les cotisations retraites pour compenser la différence, ou allonger l’âge de la retraite, mais c’est déjà ce qu’il faut pour mieux équilibrer financièrement le système actuel avec ses rendements assis sur une croissance faible.  

Éliminons les autres objections immédiates : rK ne serait pas uniforme, les riches peuvent supporter le risque et ont donc des rendements plus élevés et les pauvres ne sauraient pas où investir et feraient face à des frais de gestion importants. D’une part, on parle ici d’un taux corrigé par le risque, donc les rendements plus élevés sont en effet plus risqués. Si les plus riches peuvent obtenir des taux plus élevés, c’est aussi parce qu’ils ont eu du flair (Musk, Gates, Bezos) et ont contribué à développer les secteurs où

rK était élevé (mais personne ne le savait lesquels à l’avance). Sans aller jusqu’aux milliardaires, si on vous propose des obligations de l'État indien à 8% par an, c’est bien à cause du risque. Sur les frais de gestion, la capitalisation n’empêche pas la mutualisation : 1 million de salariés qui se mettent ensemble peuvent prétendre à mieux que le cadre supérieur face à son banquier. Que la société civile se mette à proposer des fonds de retraite moderne, et diversifie les placements. Enfin, il y a un risque difficilement assurable, inhérent à la capitalisation : et si les bourses s’effondrent ?

Sur ce point, tout argument visant à critiquer la retraite par capitalisation doit admettre bon gré mal gré que peut-être qu’une fois pris en compte le risque, rK n’est pas si élevé et donc que le monde n’est pas si simple que cela. Il est même possible que rK corrigé du risque converge vers r, le taux sans risque. C’est d’ailleurs exactement ce que prédit la théorie ; cela peut être faux temporairement, mais construire un modèle de développement économique sur un constat rejeté par la théorie et même le bon sens, c’est faire un pari risqué : le principe de précaution est partout sauf dans la gestion de nos déficits. L’histoire économique est pourtant pleine de périodes de retours à la réalité difficiles.

Les opposants à l’abandon de la retraite par répartition nous disent qu’on ne peut pas être sûr que dans trente ans nous aurons toujours rK>g. Certes, pas plus qu’on n’est certain que r<g est pérenne, la condition pour s’endetter la conscience tranquille alors que les prévisions institutionnelles ne sont déjà plus très bonnes après six mois. Et puis, n’oublions pas que les perspectives environnementales et en tout cas les écologistes nous encouragent à faire baisser encore plus la croissance. La plateforme commune entre les keynésiens (r<g), la gauche hostile aux rendements du capital (faisons baisser rK par les taxes) et les écologistes (faisons baisser g) devra d’ailleurs lever bien des contradictions.

Cet article ne plaide certainement pas pour l’abandon de ce beau principe qu’est la répartition, mais pour le faire évoluer en fonction des conditions de croissance et des taux d’intérêt. S’il était possible que la campagne présidentielle à venir soit une occasion de vraiment penser à l’avenir, en proposant d’améliorer les retraites futures par un meilleur mix de répartition et de capitalisation, nous pourrions sortir à terme du débat sur la capture d’une génération par une autre, puisque l’on cotiserait un peu plus pour soi ; cela nous obligerait à nous mettre au clair sur nos représentations mentales implicites et parfois contradictoires, cela forcerait les différentes composantes de la gauche à sortir de leurs positions radicales ou alliances forcées par triangulation sur leurs hypothèses sous-jacentes et, qui sait, cela ferait peut-être « progresser les progressistes raisonnables ». Ce débat sur l’argent magique et les retraites est peut-être un formidable tremplin intellectuel et politique.