Faut-il cantonner la dette COVID? edit

10 avril 2021

À l’occasion d’un débat sur la dette publique à l’Assemblée nationale, le ministre de l’Économie a répété le 22 mars dernier qu’il voulait « cantonner » la « dette Covid », c’est-à-dire la transférer dans une structure ad-hoc disposant de ressources spécifiques pour la rembourser.

Ce n’est pas une idée nouvelle : une partie de la dette publique a déjà été cantonnée en 1996 en transférant les emprunts contractés par la sécurité sociale à un établissement public créé à cette fin, la caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES), auquel une ressource spécifique et nouvelle a été affectée, la contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS), une sorte de mini CSG au taux de 0,5% qui a rapporté environ 8 milliards d’euros (Md€) en 2019.

La dette de la sécurité sociale a ainsi été cantonnée parce que c’était une « mauvaise dette », qu’il ne fallait pas laisser aux générations futures et qu’elle devait donc être vite remboursée grâce à l’affectation d’un nouvel impôt. L’ordonnance de 1996 qui a créé la CADES et la CRDS prévoyait leur disparition après remboursement de la dette sociale en 2009.

Une autre solution aurait été de laisser la sécurité sociale rembourser ses emprunts elle-même en lui affectant le produit de la CRDS. Son compte de résultat aurait alors été excédentaire et cette disparition du « trou de la sécu » aurait pu ouvrir la voie à une hausse des prestations sociales. Le cantonnement de la dette sociale a permis d’augmenter les impôts, en principe temporairement, sans risquer pour les finances publiques d’accroître en parallèle les dépenses.

La sécurité sociale est toutefois redevenue fortement déficitaire, ses dépenses ayant tout de même augmenté plus que ses recettes, et ses nouveaux emprunts ont été 13 fois de suite transférés à la CADES. La CRDS n’a pas été modifiée mais d’autres ressources ont été affectées à la CADES, comme une fraction de la CSG. La date de remboursement de la dette sociale et d’extinction de la CRDS et de la CADES a été repoussée plusieurs fois de quelques années. Avant la crise de 2020, elle était fixée à 2025.

Deux lois, une organique et une ordinaire, du 7 août 2020 ont de nouveau transféré à la CADES 136 Md€ de dettes résultant des déficits de la sécurité sociale antérieurs à 2020, de ses déficits prévisibles de 2020 à 2023 et d’une partie des emprunts passés des hôpitaux. La date de remboursement de la dette sociale et d’extinction de la CRDS et de la CADES a été reportée à 2033. Le ministre de l’économie considère qu’il s’agit d’une « dette Covid » à hauteur de 75 Md€, qui sont donc ainsi déjà cantonnés.

Ce nouveau cantonnement de la dette sociale permet de maintenir un impôt qui existe depuis longtemps, la CRDS, et de ne pas accroître le déficit public en 2025 en le supprimant. Ce n’est pas la même chose qu’une hausse d’impôt.

La question du cantonnement ne se pose donc plus en fait que pour l’endettement de l’Etat résultant de la crise sanitaire, estimé à 140 Md€ par le ministre de l’Économie (soit une dette Covid totale de 215 Md€).

Il s’agirait donc de transférer ces 140 Md€ dans une structure ad-hoc, une « caisse Covid », à laquelle serait affecté le produit d’un impôt. Comme il n’est pas question pour le gouvernement actuel d’augmenter les impôts, il faudrait lui transférer le produit d’un impôt existant. Au cours du débat à l’Assemblée nationale, le ministre de l’économie a évoqué une fraction du produit de l’impôt sur les sociétés. Les recettes fiscales de l’Etat diminueraient alors d’autant ; le déficit et l’endettement de l’Etat seraient accrus pour rembourser la dette de la « caisse Covid », ce qui n’a aucune utilité.

La dette publique est la dette consolidée de l’ensemble des administrations publiques (l’Etat, la sécurité sociale, les collectivités locales et les organismes publics qu’ils contrôlent). Qu’une partie de la dette publique soit portée par l’Etat ou par tout autre organisme public ne change rien au montant total de la dette, des recettes et dépenses publiques et du déficit public à partir du moment où il n’est pas question d’augmenter les prélèvements obligatoires. Le cantonnement de la « dette Covid » de l’Etat ne servirait donc à rien.

En outre, il est étrange de vouloir sécuriser tout particulièrement le remboursement de cette « dette Covid » comme on l’a fait pour la dette sociale car ce n’est pas une « mauvaise dette ». La crise économique et sanitaire impose le recours à un endettement public massif.

Si le cantonnement de l’endettement public imputable à la crise sanitaire n’a aucune utilité, son estimation est une information intéressante. Elle pourrait même être utile dans le cadre du débat qui va s’ouvrir au sein de la zone euro sur une révision des règles budgétaires européennes. En effet, cette réforme devra comprendre un relèvement du seuil de 60 % du PIB au-dessous duquel il faut ramener et maintenir la dette publique. Une option envisageable pourrait être de relever ce seuil du montant de l’endettement imputable à la crise sanitaire.

Il reste que l’estimation d’une « dette Covid » n’est pas triviale et le chiffrage du ministre de l’Économie mériterait d’ailleurs d’être explicité. Il ne suffit pas de faire la différence entre la dette publique à fin 2020 ou à fin 2021 ou à une autre date (le choix n’est d’ailleurs pas évident) et la dette à fin 2019. Il faudrait faire la différence entre la dette à la fin de la crise et la dette qui aurait été constatée à la même date si la crise n’avait pas eu lieu.

Un tel calcul est possible mais il est inévitablement critiquable dans la mesure où l’endettement supplémentaire enregistré pendant la crise est imputable non seulement au coronavirus mais aussi aux mesures sanitaires et économiques prises par les gouvernements, dont la pertinence pourra toujours être contestée. L’estimation du montant de la « dette Covid » sera donc toujours assez largement conventionnelle.